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La conception et le désir

par Bernard Giossi

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 8 (février 2003)

Résumé : Le désir d’enfant est saisi par nos souffrances relationnelles. L’être qui naît d’un tel désir est alors chargé d’un destin douloureux.

 

À l’origine de toute naissance, il y a la femme qui accueille la semence qui jaillit de l’homme et conçoit l’enfant. Concevoir a pour sens premier contenir entièrement. La femme est par essence féconde et capable de former la vie en elle.

Dès son introduction dans le français courant au XIIe siècle, concevoir va être investi du sens abstrait de se représenter par la pensée puis de former dans son esprit et dans son imagination. Le latin chrétien, dont il est issu, est la langue des moines lettrés, du clergé et du pouvoir. Ces moines et ces prêtres ont fait vœu de chasteté et, associant la femme avec le péché originel, ils dénient l’importance vitale d’être en relation avec la femme. Humilier et repousser celle qui est essentiellement créatrice de vie c’est nier la vie elle-même et sa manifestation la plus proche de la vérité : l’enfant. Il leur faut donc impérativement déplacer la vie et son sens vers ce qui leur reste et qu’ils se sont appropriés afin d’établir leur pouvoir, vers la pensée.


La vie de l’enfant comme compensation

Cette association artificielle, mais imposée dans le langage comme réelle, a des conséquences qui aujourd’hui encore empoisonnent la vie[1]. Au fil des siècles, l’évidence de l’enfant dès qu’un homme et une femme sont dans un rapprochement, que celui-ci soit tendre, brutal ou violent, fait place à l’idée qu’on se fait de la relation. L’enfant est alors investi de ce que la femme a ou n’a pas vécu avec l’homme ; en fait, de ce qu’elle a ou n’a pas vécu avec sa propre mère et son propre père. La conception et l’enfant sont vécus comme liés à la relation – et donc à la souffrance – et non à la vie.

L’enfant est la vie, qui est essentielle, mais l’adulte le veut, le voit, le conçoit comme une compensation*. Dès son enfance, le futur adulte est éduqué à se concevoir comme il a été conçu : réduit à n’être qu’un objet de compensation de la souffrance relationnelle de ses parents. Pour l’adulte inconscient, il y a une souffrance, un besoin d’extérioriser celle-ci tout en la compensant et donc un objet-support. Concevoir l’autre comme un objet c’est d’abord se concevoir soi-même comme un objet, puis projeter sur l’autre ce qu’on croit être, ce à quoi l’on s’est identifié. On n’invente rien ; on saisit en soi-même ce qui doit être vu et qui est tu, et on le projette sur l’autre pour le voir et le reconnaître, cela pour autant qu’il y ait une volonté de conscience.


*Compensation
Mode relationnel dans lequel une personne est assignée à un rôle : celui de soulager, parfois par sa seule présence, la souffrance refoulée d’une autre personne. Imposé à l’enfant, ce mode relationnel est générateur de névroses.


Le désir d’enfant est généralement pris dans cette empreinte que l’enfant sera la joie, le réconfort et le soutien du parent, là où ce dernier n’a lui-même pas été accueilli ni reconnu. Le désir d’enfant, et donc le désir de vie, est tout entier dans la sexualité qui est l’acte de création de la vie. La sexualité devient forcément un lieu privilégié de rejouement et de compensation de la non-ouverture, du non-accueil et de la non-présence de la mère. L’homme cherche désespérément (ou renonce à chercher) une ouverture et un accueil de sa mère entre les bras et les cuisses de la femme. La femme les lui refuse (ou les lui offre) car il est injuste que son corps soit regardé et pris comme un objet de compensation. Enfermés dans leur souffrance, tous deux perdent de vue l’essentiel : la puissance de création de la vie dont ils sont dépositaires et responsables devant l’humanité.


La sexualité est vécue dans l’inconscience

Les adultes sont peut-être conscients qu’il créent la vie, ils compensent alors leur souffrance dans la sexualité et en créant la vie ; ou peut-être ne cherchent-ils qu’une compensation urgente, souvent inconscients qu’ils créent la vie. L’enfant est conçu comme une compensation mais il n’en est pas une, il ne comprend pas ce qui se rejoue-là. La mère voit en l’enfant une compensation de sa souffrance et ne comprend pas qu’il se comporte différemment de ses attentes... d’où la nécessité de l’éduquer, de le soumettre au rôle qu’elle lui destine et qu’il s’y tienne.

Faute de reconnaissance de sa jouissance d’être consciente, puis de sa féminité et donc de sa jouissance d’être femme, la fille puis la femme vit très souvent la virilité puis le sexe de l’homme comme une menace puis une intrusion dans son intimité. L’intrus est celui qui s’introduit sans droit. Faute de reconnaissance et de conscience, ce que l’homme fait en elle – il se masturbe dans son sexe – est donc injuste et inexact. Ce que l’homme abandonne en elle – le sperme – ne devrait pas être là, c’est donc le résultat d’une faute (défaut de conscience) : un déchet relationnel.

Après avoir été la poubelle émotionnelle de ses parents [2], la femme se vit comme un exutoire pour la décharge-compensation de l’homme. L’homme décharge-éjacule et la conséquence est la création de la vie, l’enfant. L’enfant est désormais pris comme support des causes et des conséquences de la souffrance relationnelle : l’enfant est identifié à ce qui fait souffrir. En lieu et place de l’émerveillement et de la joie de chaque instant que devrait être la reconnaissance d’être créatrice de vie, il y aura donc une séquence épouvantable, prémisse à la venue de l’enfant : la soumission à la compensation par la sexualité – la fécondation ressentie, inconsciemment ou non, comme une souillure – la transformation du corps féminin vécue dans le malaise avec un corps lourd, encombrant, handicapant et douloureux – le moment de la naissance enveloppé par l’angoisse de la déchirure physique et de la mort.

L’immense présence de vitalité et d’amour de l’être naissant est ainsi enfermée d’avance dans ce projet de réduction et de consommation qu’est la compensation de la souffrance. Dès la naissance, la mère va mettre en oeuvre ce qu’il faut de projections, d’identifications et d’exigences pour que le bébé devienne très vite semblable à ce qu’elle a imaginé et qu’il lui donne ce qu’elle conçoit être satisfaisant. La conception de son enfant est très similaire à celle qui fut la sienne; avec des variantes, elle remet inconsciemment en scène sa propre histoire, nourrie par la force de vie et de conscience de son nouveau-né.

Bernard Giossi

© B. Giossi – 02.2003 / www.regardconscient.net

Notes :

[1] Le Dictionnaire historique de la langue française précise même : « Le sens intellectuel de faculté de concevoir et, par métonymie, le résultat de cette action, maintient souvent le lien apparent entre création physique et mentale » (Le Robert, Paris 1998).

[2] Cette métaphore désigne la manière dont l’enfant devient le réceptacle non consentant des émotions de l’adulte, lire Regard conscient No 2, mai 2002.