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Bible et violence éducative

par Olivier Maurel

Ce texte est extrait de Olivier Maurel, Essais sur le mimétisme, sept oeuvres littéraires et un film revisités à la lumière de la théorie de René Girard, éd. L'Harmattan, 2002.


Résumé : L'éducation chrétienne considère les châtiments corporels comme une partie essentielle de l'éducation et l'enfant comme porteur du péché originel. Pourtant, le message de Jésus insiste au contraire sur l'innocence de l'enfant qu'il présente comme un modèle à suivre. De toute évidence, une partie essentielle du message du Christ n'a jamais été pratiquée ni même comprise par l'Église et la plupart des Chrétiens.

Dans les livres antérieurs aux Évangiles, la violence à l'égard des enfants est expressément recommandée. Il en est question dans trois livres de la Bible.

Les Proverbes, traditionnellement attribués au roi Salomon, mais qui s'échelonneraient en fait entre le Xe et le Ve siècle av. J.-C., considèrent non pas seulement comme utiles mais comme indispensables les châtiments corporels :

- « Celui qui ménage les verges hait son fils ! Mais celui qui l'aime le corrige de bonne heure. » (13, 23)

- « Tant qu'il y a de l'espoir châtie ton fils ! Mais ne va pas jusqu'à le faire mourir. » (19, 18)

- « La folie est ancrée au coeur de l'enfant, le fouet bien appliqué l'en délivre. » (22, 15)

 

Châtiment paternel

Le Deutéronome, qui daterait du VIIe ou du VIIIe siècle avant J.-C., mais qui reflète sans doute des usages plus anciens, donne aux parents et à la communauté droit de vie et de mort sur le fils indocile : « Si un homme a un fils dévoyé et indocile, qui ne veut écouter ni la voix de son père ni la voix de sa mère, et qui, puni par eux, ne les écoute pas davantage, son père et sa mère se saisiront de lui et l'amèneront dehors aux anciens de la ville, à la porte du lieu. Ils diront aux anciens de la ville : "Notre fils que voici se dévoie, il est indocile et ne nous écoute pas, il est débauché et buveur." Alors, tous ses concitoyens le lapideront jusqu'à ce que mort s'en suive. » (21, 18-21) Mais il s'agit ici, semble-t-il, d'un adolescent ou d'un jeune homme plutôt que d'un petit enfant.

L'Ecclésiastique, enfin, livre plus récent, qui date du début du IIe siècle avant J.-C., n'est pas plus tendre que les Proverbes :

- « Qui aime son fils lui prodigue le fouet, plus tard, ce fils sera sa consolation. » (30, 1)

- « Cajole ton enfant, il te causera des surprises, joue avec lui, il te fera pleurer. » (30, 9)

- « Fais lui courber l'échine pendant sa jeunesse, meurtris-lui les côtes tant qu'il est enfant, de crainte que, révolté, il ne te désobéisse et que tu n'en éprouves de la peine. » (30, 12)

On voit que, sur une dizaine de siècles, l'éducation biblique considère les châtiments corporels comme une partie essentielle de l'éducation et même comme un moyen de prévention de la désobéissance.

Dieu lui-même est constamment présenté comme un père aimant, certes, mais un père qui, parce qu'il l'aime, châtie son enfant pour le corriger : « Oui, Yavhé te corrige comme un homme corrige son fils » (Deut. 8, 6) ; « La discipline de Yavhé, mon fils, ne la repousse pas ; ne dédaigne pas son exhortation. Oui, Yavhé exhorte le fils qu'il aime comme un père le fils qu'il agrée » (Prov. 3, 11-12). Et toute l'histoire du peuple juif telle que la présente la Bible est une succession de fautes de l'homme et de châtiments infligés par Dieu : bannissement hors du Paradis, déluge, traversée du désert, exil à Babylone, etc. On voit que la violence éducative prend ici une dimension divine et que Dieu lui-même est conçu à l'image d'un père qui parce qu'il l'aime, châtie son enfant. On ne saurait trouver meilleur exemple du fait que la violence éducative, loin d'être un fait marginal dans notre culture, est un fait central placé au cœur des croyances de la civilisation judéo-chrétienne. Parce que les pères humains châtient leurs enfants « par amour », Dieu lui-même est conçu comme un père dont la preuve de l'amour est le châtiment qu'il inflige.

 

L'enfant innocent

Les Évangiles ne parlent pas explicitement des châtiments corporels. Mais l'attitude de Jésus à l'égard des enfants est tout à fait nouvelle. Il présente l'enfant à ses disciples non pas comme un être imparfait et corrompu qui doit être corrigé, mais de façon radicalement contraire, comme un modèle à suivre. Les trois Évangiles synoptiques retiennent la même formule appliquée aux enfants : « C'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume des Cieux » ou « le Royaume de Dieu » (Matthieu, 19, 14 ; Marc, 10, 14 ; Luc, 18, 16). Plus précisément encore, l'Évangile de Matthieu avertit : « Si vous ne retournez pas à l'état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume des Cieux. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, voilà le plus grand dans le Royaume des Cieux » (Matthieu, 8, 3-4). Dans l'Évangile de Luc, Jésus s'assimile à l'enfant : « Quiconque accueille ce petit enfant à cause de mon Nom, c'est moi qu'il accueille » (Luc, 9, 48). C'est dire que l'enfant, s'il est l'image de Jésus, lui-même image de Dieu (« Celui qui m'a envoyé »), doit être respecté absolument. Propos confirmé par une autre parole des trois évangiles synoptiques : « Si quelqu'un doit scandaliser l'un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d'être englouti en pleine mer » (Matthieu, 18, 6). Autrement dit, le péché de celui qui scandalise un enfant mérite la mort.

Il est d'ailleurs curieux de voir l'inflexion subie par l'expression « ces petits » selon les Évangiles. L'allusion commune aux trois Évangiles à « ces petits » montre sans aucun doute que cette expression, dans le texte le plus ancien, évoquait les enfants. Toutefois, contrairement à l'Évangile de Luc, l'Évangile de Marc précise « un de ces petits qui croient » comme si la parole de Jésus ne s'appliquait qu'aux enfants croyants. Et l'Évangile de Matthieu précise même : « un de ces petits qui croient en moi ». L'Évangile de Marc va jusqu'à placer cette dernière expression immédiatement après une phrase qui évoque les disciples de Jésus si bien qu'elle ne semble plus s'appliquer aux enfants mais aux disciples. Tout se passe comme si les évangélistes avaient été embarrassés par cette phrase et en avaient fait progressivement glisser le sens des enfants aux disciples, ou avaient limité la portée aux enfants qui croyaient en Jésus. Interprétation qu'accentue encore le commentateur de la Bible de Jérusalem : d'après lui, la phrase de Matthieu « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom » s'appliquerait non pas à l'enfant mais à « un homme redevenu enfant par sa simplicité » ! On verra plus loin l'interprétation donnée par saint Augustin aux paroles de Jésus sur les enfants, interprétation qui illustre l'incapacité des hommes de cette époque d'accepter l'idée de l'innocence enfantine.

 

Nature divine

Quoi qu'il en soit, initier un enfant à la violence en lui faisant violence, c'est le scandaliser. Si Jésus ne parle pas explicitement des châtiments corporels, il va bien au-delà en présentant les enfants comme des modèles et des images de Dieu. Il semble évident que les châtiments corporels en usage à son époque sont inclus dans le scandale dont risquent de se rendre coupables les adultes à l'égard des enfants.

Alice Miller a fait remarquer que, si l'on en croit les Évangiles de Matthieu et de Luc, Marie et Joseph connaissaient la nature divine de leur enfant. Ils l'ont donc protégé avec le plus grand soin, comme le montre l'épisode de la fuite en Égypte ; l'épisode de Jésus enfant au Temple montre aussi qu'ils ont veillé sur lui avec attention tout en respectant sa liberté. On les imagine mal faisant violence à leur enfant qu'ils savaient être un envoyé de Dieu. Même si l'on ne croit pas à la divinité du Christ, ni à la vérité de ce récit, il n'en témoigne pas moins d'une attitude nouvelle à l'égard de l'enfant. Et si l'on croit le récit évangélique véridique, on peut se demander si cette attention exceptionnelle dans laquelle a été élevé le Christ n'est pas pour quelque chose, sinon pour l'essentiel, dans la formation de sa personnalité, dans l'attention qu'il a portée aux enfants et aux femmes et dans la conception qu'il a eue, grâce à son père terrestre, Joseph, d'un Père céleste synonyme d'Amour. Quand on a un peu étudié la question des châtiments corporels, on sait qu'il est très improbable qu'un homme, qui a été frappé par ses parents et qui n'a pas remis en question cette éducation, présente les enfants comme des modèles. Car en même temps que les coups lui a été inculquée l'idée qu'il était coupable et que tous les enfants son coupables et doivent être corrigés.

Il est significatif enfin que les mots « châtier », « punir », et leurs dérivés, qui sont employés 233 fois dans l'Ancien Testament ne le sont que 8 fois dans les quatre Évangiles alors que ceux-ci occupent un dixième de la Bible chrétienne et auraient dû proportionnellement s'y retrouver employés une vingtaine de fois.

Malheureusement, et cela n'est pas étonnant, les Actes des Apôtres, et les lettres de Pierre et Paul en font usage plus souvent (17 fois) comme s'ils marquaient un retour à la conception d'un Dieu punisseur. On voit même l'auteur de la Lettre aux Hébreux reprendre un des proverbes de l'Ancien Testament et le commenter ainsi : « C'est pour la pédagogie que vous endurez : Elohim vous traite en fils. Et quel est le fils que son père ne corrige ? Si vous êtes sans la correction à laquelle tous ont part, vous êtes alors des bâtards et non des fils » (Hébreux, 12, 7-8 ; traduction de Chouraki). Pour l'auteur de la Lettre aux Hébreux, non seulement le châtiment est pédagogique mais il est même la preuve de la filiation et de l'amour du père. Quelle différence avec le père du fils prodigue qui non seulement court au devant de son fils, l'accueille à bras ouverts, tue pour lui le veau gras, mais surtout ne lui pardonne pas parce que, précisément, il ne le juge pas coupable !

 

Un mal « grand et grave »

Tout se passe en fait comme si les disciples de Jésus avaient été incapables de comprendre ce que Jésus disait des enfants. Ils semblent avoir essayé de le modifier pour le rendre acceptable : les « petits » deviennent les disciples. Et, finalement avec la Lettre aux Hébreux, ils reviennent à l'enseignement de l'Ancien Testament. Pourquoi ? La réponse est probablement très simple : les disciples de Jésus ont été élevés de la façon traditionnelle, c'est-à-dire par la violence. Ils ne pouvaient donc littéralement pas comprendre les paroles de Jésus sur les enfants, habitués qu'ils étaient à trouver parfaitement normal et nécessaire de les traiter à coups de bâton.

Le premier chapitre des Confessions de Saint Augustin est une étonnante vérification de cette hypothèse. Saint Augustin y évoque les traitements qu'il a subis à son entrée à l'école : « O Dieu, mon Dieu ! que de misères j'y endurai (...). À quoi servent (les lettres), pauvre de moi, je l'ignorais et néanmoins, si je traînais à apprendre, on me battait. Les grandes personnes prônaient cela ; des tas de gens qui devant nous prônaient cette vie avaient frayé les voies où l'on nous forçait de passer, multipliant aux fils d'Adam labeur et douleur. » Puis, s'adressant à Dieu : « Pour t'invoquer, je rompais les nœuds de ma langue et je te priais, chétif, d'une non chétive ardeur, qu'à l'école on ne me battît point. Or, quand tu ne m'écoutais pas, nonobstant mes supplications, les grandes personnes, jusques à mes parents mêmes, qui n'auraient pas voulu qu'il m'arrivât rien de mal, se riaient de mes meurtrissures, mal pour moi alors grand et grave. » Et Augustin se demande comment ses parents pouvaient ainsi se rire « des tortures que nos maîtres infligeaient à notre enfance ». Il s'en étonne d'autant plus que « les gens qui nous châtiaient au vrai faisaient comme nous » (c'est-à-dire se conduisaient aussi mal que nous) (1). Augustin décrit très bien ici sa peur des coups et leur absurdité puisque ceux qui le frappaient étaient aussi coupables que lui. Il s'étonne de l'indifférence de ses parents à ses souffrances. Mais, et c'est une démarche coutumière chez ceux qui ont subi des châtiments corporels et qui ne les ont pas suffisamment remis en question, Saint Augustin reste incapable de remettre en question radicalement ce qu'il a subi. Dans la suite du même chapitre, son raisonnement s'inverse et, après avoir dit que ces études au cours desquelles il a tant souffert ont quand même contribué à l'amener à la foi chrétienne, il en arrive à contester qu contraire l'enseignement de Jésus sur les enfants : « C'est cela l'innocence enfantine ? Oh ! non, Seigneur mon Dieu, de grâce ! non. » D'après lui en effet, les péchés des enfants sont la source des péchés des adultes. Et il conclut : « Un symbole d'humilité en la taille des enfants, tel fut donc, ô notre Roi, ce que tu as garanti, quand tu as dit : "À leurs pareils le royaume des cieux !" » Autrement dit, Jésus n'aurait pas voulu dire que les enfants étaient innocents, mais qu'ils étaient seulement des symboles d'humilité par leur petite taille. Et Saint Augustin affirme le dogme qui va être une justification de plus des châtiments corporels, le dogme du péché originel : « Nul, en effet, n'est devant toi pur de péché, non pas même l'enfant qui n'a sur terre vécu qu'un jour. » « Si petit enfant et déjà si grand pécheur ! » Alors qu'il était au bord de la dénonciation radicale des châtiments corporels, Saint Augustin recule devant cette dénonciation qui l'aurait obligé à remettre en question ses parents, ses maîtres, Dieu lui-même dont on a vu que, d'après la Bible, il châtie ses enfants parce qu'il les aime. Et non seulement il ne dénonce pas les châtiments corporels, mais il affirme l'existence du péché dont les enfants seraient coupables dès la naissance.

Le résultat de cette surdité aux paroles de Jésus sur les enfants est que si quelques-uns de ses membres ont critiqué les violences excessives des maîtres, jamais, et c'est malheureusement encore vrai aujourd'hui, l'Église n'a remis en question la violence éducative parentale. C'est-à-dire qu'une partie essentielle du message du Christ, celle qui portait précisément sur la première des violences dans la vie de tous les hommes, violence qui les enferme dans un cycle de violences, n'a jamais été pratiquée ni même comprise. L'Église a prêché l'amour pendant vingt siècles tout en pratiquant dans ses écoles ou en acceptant que les parents pratiquent dans les foyers la violence sur les enfants, quand elle ne l'encourageait pas ! (2). Autrement dit, elle a contribué à former une humanité irrésistiblement portée à la violence.

C'est pourquoi il a fallu attendre que des influences gréco-latines antérieures ou extérieures au christianisme (Quintilien et Plutarque, qui se sont prononcés contre les châtiments corporels) trouvent un écho, au moment de la Renaissance, chez quelques humanistes très libres à l'égard de l'Église (Érasme et Montaigne notamment), pour que se produise une très progressive prise de conscience qui a amené une atténuation de la violence éducative en Europe, sans que le nombre des parents qui y ont recours ait très sensiblement baissé.

Olivier Maurel

Notes :

(1) Traduction de Louis de Mondadon, éd. Livre de poche.

(2) Aujourd'hui encore, dans plusieurs pays du monde, les Églises et les religions en général sont parmi les principaux opposants à l'interdiction des châtiments corporels qui sont considérés comme le « châtiment biblique ».