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Le roi est mort, vive l’économie !

par Bernard Giossi

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 12 (octobre 2003)


Résumé : De la royauté à la démocratie, les hommes ont constitué une organisation patriarcale qui légitime leur prise de pouvoir sur l’économie.

 

L’économie, du grec oikonomos, qui signifiait « l’organisation, la disposition », devint dès le XVIe siècle « l’art de bien gérer la maison » (1). La maison représentait l’ensemble de ce qui était dominé par les rejouements de l’homme. Le maintien de ce rôle impliquait que les hommes soient solidaires dans cette usurpation. Les pères considéraient leur progéniture comme leur bien et disposaient de leur vie (donc de leur mort) selon leur bon vouloir (capacité de violence) et des avantages financiers et sociaux qu’ils pouvaient en tirer. Le pater familias, maître absolu, gérait les hommes, les femmes et les enfants, les bêtes, les biens mobiliers et immobiliers selon son rejouement personnel : le Père était la famille, la famille était au Père.

 

Gestion mafieuse

La complexification de la gestion du refoulement engendra un glissement de sens vers une « bonne gestion des biens d’autrui » puis une « gestion où l’on évite toute dépense inutile ». Le pays, représentation des caractéristiques dominantes des rejouements familiaux, était donc géré comme la famille, le roi était le maître. Tant que les richesses remontaient jusqu’à lui, il laissait faire le pillage et l’exploitation de ceux qui lui étaient soumis. En témoignent les biens considérables accumulés par les divers ministres, conseillers, fermiers généraux et autres nobles. Le pays et ses habitants étaient considérés comme la propriété du roi et de ses vassaux, qui tous se servaient, et exploitaient sans pitié les gens (sélection et distribution des rôles), au nom de la conservation et de l’élévation de leur rang social (compensation). On parlerait aujourd’hui de gestion mafieuse.

 

Lumières aveugles

Le XVIIIe siècle, dit des Lumières, vit l’élévation des classes bourgeoises. Celles-ci, dont l’enrichissement récent était complètement en prise avec la misère du peuple, voulaient se distancer des causes réelles de leurs souffrances. Cette distanciation sera appelée élévation sociale. Pour opérer ce déni de la réalité, les bourgeois vont transcender leur souffrance en l’intellectualisant au lieu de l’accueillir. Les littéraires magnifièrent les sentiments humains pour mieux refouler ceux qui les envahissaient; les philosophes ennoblirent les aspirations des hommes pour mieux refouler leur besoin de vérité; les scientifiques confisquèrent la matière et la vie pour détourner de leurs causes réelles les conséquences des comportements humains. Dans ce processus, l’économie devint « science des phénomènes concernant la production, la distribution et la consommation des biens. »

 

Propriétaires anonymes

La Révolution française décapita un Roi-Père, des ministres et des nobles qui ne se sentaient pas responsables et les désigna coupables de la catastrophe humaine vécue par le peuple. Mais les nouveaux maîtres durent trouver le moyen de conserver le Pouvoir tout en ne devenant pas à leur tour des figures trop visibles pour une vindicte populaire qu’ils avaient eux-mêmes justifiée et alimentée. À la royauté nominative et arrogante succéda une démocratie anonyme tout aussi prétentieuse. Ces maîtres élus devinrent des représentants non responsables d’un Pouvoir surnaturel (le Dieu-Nation et ses symboles) soi-disant nécessaire au bien commun et dont ils prétendaient être les serviteurs, alors qu’ils en étaient les propriétaires et les premiers bénéficiaires. Les alternances et les élections furent des leurres destinés à se croire innocents de tout reproche de n’avoir pas mis à jour ce pourquoi ils avaient d’abord été choisis.

En cela, ils étaient les dignes représentants des parents qui finissent par reprocher à leurs enfants de ne pas leur être reconnaissants pour tout ce qu’ils font pour eux et pour leur bien, alors qu’ils agissent pour conserver ou dépasser leur situation sociale au lieu de mettre à jour les dynamiques relationnelles dans lesquelles ils se sentent pris. Ainsi, les propriétaires anonymes de la République rendirent le peuple responsable des conséquences de l’usage qu’eux-mêmes faisaient du Pouvoir.

 

Irresponsabilité légale

Cette légitimité légale de l’irresponsabilité des représentants du Pouvoir fut le terreau de l’industrialisation générale du XIXe siècle. Des sociétés industrielles et bancaires nationales puis multinationales récoltèrent des revenus souvent aussi importants que ceux de petits Etats. Elles étaient gérées intérieurement comme des familles (mafia), mais socialement en niant toute responsabilité humaine et politique. Les profits, distribués discrètement aux agents assurant la domination du Pouvoir sur l’économie, entretiennent l’idée artificielle que l’économie actuelle, doit naturellement prendre le pas sur le politique, qui lui est censé gérer l’ensemble de la collectivité. Dans ce contexte, le rôle qu’accepte le politique se réduit à éduquer le peuple à devenir des citoyens-consommateurs dociles et aveugles.

Bernard Giossi

© B. Giossi – 09.2003 / www.regardconscient.net



Spirale dépressive

L’économie est un schéma de gestion de la souffrance collective mis en place par les représentants de la collectivité: le Pouvoir (le père pour la famille, le chef pour la tribu, le maire pour le village ou les gouvernants pour le pays, etc).

Lorsque ceux-ci - en tant qu’êtres humains - renoncent à mettre à jour les dynamiques relationnelles et les problématiques en jeu dans la société, ils trahissent leur responsabilité. L’économie, dont la fonction réelle est de prévoir ce qui met en danger la vie (climat, disette, etc.), devient alors une spirale dépressive par laquelle le Pouvoir aspire la richesse collective (humaine et matérielle) pour compenser sa souffrance personnelle et son impuissance à mettre à jour. Ces compensations assèchent l’être-au-pouvoir au fur et à mesure qu’il les consomme.

B. G.


Note :

(1) Les définitions sont extraites du Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1998.