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Le mythe d’Œdipe : culpabiliser l’enfant ou reconnaître le poids de l’histoire familiale ?

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue PEPS No 14 (printemps 2016)

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Résumé : De Sigmund Freud à Thierry Gaillard, en passant par Marie Balmary, les interprétations du mythe d’Œdipe montrent que nous progressons dans la compréhension des transmissions générationnelles. Un long chemin vers la reconnaissance de la conscience de chaque enfant, porteur d’une biographie à la fois personnelle et familiale.

 

La place que tient l’Œdipe dans nos traditions culturelles n’est plus à démontrer. Rappelons que Freud en fit l’un des piliers de la psychanalyse, affirmant dans une lettre à son ami Fliess : « J’ai trouvé, également dans mon propre cas, [la disposition à] être amoureux de ma mère et jaloux de mon père, et je considère maintenant cela comme un événement universel de la prime enfance […][1]. » Fort de cette conviction, il attribuait à l’enfant toutes sortes de perversions, notamment celle de vouloir tuer son père pour posséder sa mère, un désir sexuel inconscient à l’origine du trop fameux « complexe d’Œdipe[2] ».


L’enfant comme substitut parental

Les premières critiques de l’interprétation de Freud émanèrent de certains de ses disciples. Sándor Ferenczi estima par exemple que le complexe d’Œdipe pourrait bien être « le résultat d’actes réels commis par des adultes » et découvrit le mécanisme d’identification à l’agresseur[3]. Dans un texte communiqué peu avant sa mort, il prit le parti de l’enfant et insista sur l’importance du traumatisme comme facteur pathogène : « Les enfants sont obligés d’aplanir toutes sortes de conflits familiaux, et portent, sur leurs frêles épaules, le fardeau de tous les autres membres de la famille[4]. »

Malgré l’hostilité de ses collègues, Ferenczi suggérait qu’en intériorisant la névrose de ses parents sous l’effet de la terreur, l’enfant perdait toute confiance dans sa propre sensibilité afin de se soumettre à leurs exigences. Ainsi, un père abuseur ou une mère dépressive pouvaient-ils faire de lui un « substitut parental », sans égard pour ses propres besoins. La tendance d’anciennes victimes d’abus à répéter un traumatisme devait être comprise comme une tentative du psychisme pour se libérer de cette emprise. Une analyse dérangeante qui dévoilait aussi le cas de Freud.


Un père pervers

Pour le fondateur de la psychanalyse en effet, le mythe d’Œdipe raconte l’histoire d’un fils qui tue son père, alors que la légende grecque rapporte l’inverse. Le roi de Thèbes, Laïos, ordonne le meurtre de son nourrisson premier-né pour échapper à la malédiction qui lui vaudrait d’être tué par lui. Sauvé, adopté à son insu et parvenu à l’âge adulte, Œdipe entreprend un voyage à Delphes afin de découvrir la vérité sur ses origines. Il croise le convoi du vieux Laïos, qu’il affronte dans un combat mortel sans le reconnaître[5]. Or, cette intrigue révèle d’étonnants parallèles avec l’histoire secrète de la famille Freud.

Tout comme Laïos, fautif d’avoir enlevé et violé le jeune Chrysippe, le père de Sigmund Freud, Jakob, s’est rendu coupable d’abus sexuels sur ses enfants. Freud lui-même l’a reconnu dans une lettre à Fliess et leur attribua l’hystérie de son frère. À la mort de son père, il fit un rêve lui enjoignant de « fermer les yeux » puis, quelques mois plus tard, imagina le complexe d’Œdipe pour ne pas accuser son père de perversion[6]. La psychanalyse ferait dès lors porter à ses clients la responsabilité de leurs souffrances en déniant les suites des traumatismes.


Soulager la culpabilité familiale

Autre parallèle : la disparition de la seconde femme de Jakob qui, comme Chrysippe, se suicida peu avant la naissance de Sigmund Freud. Ce dernier évoque son prénom une seule fois dans une lettre à Fliess, alors qu’il entretient une relation ambiguë avec sa belle sœur Minna Bernays : « Rebecca, ôte ta robe, tu n’es plus mariée ![7] » Voyageur de commerce et séducteur invétéré, Jakob l’a répudiée, puis il a mis enceinte la jeune Amalia Nathanson, mère de Sigmund. L’épouse secrète de Jakob Freud, qui prétendait n’en avoir eu que deux, a fait coulé beaucoup d’encre chez les psychanalystes !

Dans L’Homme aux statues, Marie Balmary explique comment Freud interprète le mythe grec de sorte à soulager un sentiment de culpabilité qu’il ne peut mettre en lien avec son histoire familiale : « Ici encore, le complexe d’Œdipe est la réponse à tout, le cache universel. Cache révélateur, pensons-nous, de la faute paternelle[8]. » Et c’est après la mort de ce père, qu’il imagine chez l’enfant une faute préexistante, sous la forme d’une pulsion sexuelle inavouée. Seul à l’origine de tout ce mal, l’Œdipe de Freud innocente ses aïeux, mais transmet à sa descendance une lourde charge de conflits non résolus.


Œdipe, exemple d’intégration

Rien de tout cela dans le travail de Thierry Gaillard, et pour cause : sa relecture du mythe d’Œdipe présente une analyse qui nous invite à découvrir l’enchaînement des causalités par-delà les générations (lire son interview). Psychothérapeute, il décrypte la signification symbolique des pièces que le dramaturge grec Sophocle a consacrées au personnage : Œdipe roi et Œdipe à Colone. Il dévoile une figure autrement plus intéressante permettant de saisir derrière le mythe une logique transgénérationnelle.

Soulignant la sagesse des Anciens, Gaillard fait  remarquer que, chez Sophocle, le tragique destin d’Œdipe se prolonge en un second volume, qui connaît un heureux dénouement : à Colone, le héros devient un père fertile, garant de la prospérité pour le royaume de Thésée. « Fenêtre ouverte sur les dynamiques profondes de la psyché, l’œuvre de Sophocle parle de nos origines[9]. » Bien qu’héritier des aliénations de ses parents, Œdipe va parvenir à  s’émanciper pour renaître à lui-même – tandis que simultanément, la peste au début d’Œdipe-roi se transforme en une garantie de prospérité à la fin d’Œdipe à Colone. Pour Gaillard, Sophocle nous a laissé un modèle d’intégration transgénérationnelle qui n’avait jusqu’ici pas été compris.


Des drames non résolus

L’infortune d’Œdipe, c’est d’abord l’absence d’un lien avec son père biologique, Laïos, qui ne peut reconnaître son fils, au point d’ordonner son élimination. Un tel sacrifice était pratique courante dans l’Antiquité et montre l’impuissance des sociétés patriarcales à accueillir la vie. Laïos est orphelin, héritier malheureux d’une dynastie royale, et son père, Labdacos, a vu son propre père mourir prématurément, laissant les deuils non faits s’accumuler sur trois générations. Avec la tentative d’infanticide sur son fils, Laïos remet en scène ces pertes et manifeste crûment l’impasse psychologique que constitue le refoulement de la souffrance : il ne peut être un père pour son enfant.

La mère biologique d’Œdipe, Jocaste, est aussi porteuse d’une histoire tragique. Selon la légende, son aïeul, le roi Penthée, a été massacré par sa mère et ses tantes enivrées, qui le prirent pour un lion au cours d’une bacchanale. Ce filicide involontaire laisse les femmes de sa lignée dans la folie d’un drame non résolu : longtemps stérile, Jocaste ne s’opposera cependant pas au meurtre de son nouveau-né. Un tel couple pouvait-il engendrer autre chose qu’un fantôme de Penthée ? Thierry Gaillard suggère encore : « Ainsi la procréation strictement biologique devient-elle le réceptacle des manques d’intégration et non pas celui d’un futur sujet[10]. »


Une lente renaissance

Mais alors que peut symboliser le parricide ? Pourquoi l’inceste ? On sait qu’après avoir triomphé du Sphinx, Œdipe prend possession du trône de Thèbes et en épouse la reine, sa propre mère, dont il aura quatre enfants. La peste qui endeuille la ville est le symptôme d’un héritage non résolu : c’est le « passé non passé » qu’Œdipe s’engage à éclaircir. Sans le vouloir et à l’image de tout enfant, il a incarné les projections que ses géniteurs ont faites sur lui, leur a tendu le miroir de leurs aliénations : la fureur meurtrière de Laïos, et l’amour que Jocaste lui refusa.

Quand il découvre avoir été l’instrument involontaire de la prophétie, Œdipe s’aveugle, puis s’exile loin de Thèbes avec sa fille Antigone. S’ensuit une lente renaissance qui le mènera à Colone, ville natale de Sophocle, où l’accueillera Thésée, le roi d’Athènes. Il n’est plus le fils de ses parents fautifs, mais un être transformé par la révélation de ses origines et donc porteur d’une prospérité retrouvée. Dans l’esprit du dramaturge antique, il s’agit certes d’une métaphore. Mais elle montre l’importance de s’ouvrir aux secrets de nos passés familiaux, pour notre propre épanouissement et celui de nos enfants.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 05.2016 / www.regardconscient.net


Notes :

[1] Lettre du 15 octobre 1897, The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess (1877-1904), Harvard University Press, 1985, p. 272.

[2] Pour une critique, lire Marc-André Cotton, Punir au nom d’Œdipe, in Catherine Dumonteil-Kremer, J’élève mon enfant autrement, Ressources pour une éducation alternative, éd. La Plage, 2003, www.regardconscient.net/archi03/0310puniroedipe.html.

[3] Lire Jeffrey M. Masson, Le réel escamoté, le renoncement de Freud à la théorie de la séduction, Aubier, 1984, pp. 159-198. Ce livre a été réédité par l’Instant présent, sous le titre Enquêtes aux archives Freud : des abus réels aux pseudo-fantasmes (2012).

[4] Sándor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, XIIe Congrès International de Psychanalyse, septembre 1932, www.psycha.ru/fr/ferenczi/1932/confusion_langue.html.

[5] Pour une analyse du mythe, lire Marc-André Cotton, La véritable histoire d’Œdipe, Regard conscient, avril 2001, www.regardconscient.net/archi02/0104oedipe.html.

[6] Lire Philippe Laporte, Freud et son père, Regard conscient, décembre 2012, www.regardconscient.net/archi02/0212jakobfreud.html.

[7] Lettre du 21 septembre 1897, The Complete Letters, op. cit., p. 266.

[8] Marie Balmary, L’Homme aux statues, Freud et la faute cachée du père, Grasset, 1979, p. 130.

[9] Thierry Gaillard, L’autre Œdipe, de Freud à Sophocle, Ecodition, 2013, p. 10.

[10] Thierry Gaillard, Intégrer ses héritages transgénérationnels, et mieux se connaître, Ecodition, 2012, p. 113.