Rien ne sera plus comme avant. Le monde a choisi son camp, le seul : celui des États-Unis. Hier encore divisés sur la politique du géant américain au Proche Orient, sur sa dénonciation unilatérale des accords de Kyoto ou son retrait contestable de la conférence de Durban sur le racisme et l’esclavage, les responsables européens se rangent maintenant comme un seul homme derrière les bombardements massifs annoncés par George W. Bush. « Vous serez avec nous ou contre nous » avait averti le président au lendemain du 11 septembre. Logique inéluctable de la guerre.
Concert assourdissant.
Mais la puissance des émotions suscitées par l’événement formidablement amplifées par le complexe médiatique ne doit pas nous empêcher de poser quelques questions simples. Et de tenter d’y répondre honnêtement, en citoyens soucieux de l’avenir du monde.
Les médias, tout d’abord. Plusieurs commentateurs ont noté l’incroyable coïncidence qui permit aux caméras d’enregistrer en direct le crash et l’effondrement de la seconde tour du World Trade Center, puis de diffuser inlassablement ces images de l’horreur, répercutant ainsi l’onde de choc dans un sordide tam-tam planétaire. Les services secrets américains, ensuite. D’aucuns se sont étonnés de leur incapacité présumée à prévenir les attentats, puis de l’efficacité de l’enquête qui suivit le drame. George W. Bush, enfin. Président mal élu et contesté, véritable homme de paille des transnationales du pétrole, il est sur le point de réaliser un surprenant « coup d’état » à l’échelle mondiale.
Faut-il seulement voir dans ces circonstances la formidable capacité de l’Amérique, à rebondir dans l’adversité ? L’histoire récente nous offre plusieurs exemples, fort documentés, dans lesquels les intérêts géopolitiques américains se nourrissent habilement de la souffrance du monde. En irait-il de même quand le malheur frappe la chair et le coeur du peuple américain ?
Le précédent du Golfe.
« Jamais je ne commencerai une guerre sans avoir auparavant la certitude absolue que mon adversaire, démoralisé, succombera sous le premier choc. » (1) Tels furent bien avant 1940 les mots du chancelier Hitler à l’un de ses confidents. Cette affirmation pourrait s’appliquer mot pour mot à l’opération Tempête du Désert lancée par Georges Bush, père, contre l’Irak en 1991. Durant les années qui précédèrent les événements du Golfe, l’Amérique avait illégalement contribué à l’armement y compris nucléaire de l’Irak pour favoriser secrètement une escalade de la guerre contre l’Iran. Avant que la crise ne débute, l’armée américaine s’entraîna à quatre reprises avec pour cible virtuelle l’Irak.
Un rapport secret, finalement publié par le London Explorer, révèla que Bush avait encouragé l’invasion du Koweit en conseillant à Saddam Hussein de « trouver un moyen d’accroître ses revenus du pétrole. » Réagissant de façon prévisible aux suggestions américaines, le dictateur irakien avait rassemblé ses troupes à la frontière. En dernière minute, il avait consulté l’ambassadrice April Glaspie qui confirma le soutien américain. (2)
Sacrifice rituel.
Mais au lendemain de l’invasion irakienne, le président Bush déclara brusquement à la TV que l’Amérique devait « se dresser contre le Mal » et qu’il ne devait y avoir « absolument aucune négociation avec l’Irak. » Puis il envoya ses troupes et des avions vers le Moyen Orient. Véritable rite sacrificiel, la guerre fut aussi terrifiante que promis. En 43 jours de bombardements intensifs équivalant à sept bombes d’Hiroshima et dans les années qui suivirent, l’Amérique accomplit ce que les Nations Unies appelèrent « la destruction quasi-apocalyptique » de l’Irak. Plus de 120’000 soldats furent tués et plus d’un million d’enfants moururent des suites de malnutrition et d’épidémies causées par la destruction systématique des infrastructures civiles.
Selon Lloyd deMause, directeur et fondateur de l’Institut de Psychohistoire basé à New York, le but inconscient d’un tel carnage est d’offrir à la nation une renaissance illusoire et criminelle dans des périodes où celle-ci se sent souillée, déprimée : « Dans l’Antiquité, les guerres commençaient fréquemment par un rituel au cours duquel le leader rejouait publiquement les humiliations subies par les enfants. Par exemple, le roi de Babylone était giflé, forcé de s’agenouiller devant une image sacrée et de confesser ses péchés. En Amérique, quelques mois avant la guerre du Golfe, le président Bush fut également humilié par les médias, avant qu’il ne puisse retrouver sa virilité en déclarant la guerre à l’Irak. » (3)
Un ennemi idéal.
Comme tant de dictateurs, Saddam Hussein a eu une enfance terriblement traumatique. (4) Il appréciait particulièrement le spectacle de la torture et de l’exécution des officiers qui avaient combattu à ses côté. L’Amérique allait pouvoir lui déléguer le rôle d’ennemi idéal, déclanchant une guerre qui permettrait aux Américains de lui « botter le cul » une expression de Georges Bush, père sans se sentir coupable. Aujourd’hui, le nouvel ennemi a le visage du milliardaire saoudien Ben Laden présumé responsable des attentats dont les réseaux furent entraînés et financés par la CIA, aux fins notamment d’organiser la résistance afghane contre la Russie.
« En tant que groupe, la nation américaine encourage l’existence de délégués inconscients qui vont mettre en actes des fantasmes collectifs propres à l’Amérique, transformant les citoyens en spectateurs horrifiés » explique encore Jerrold Atlas, psychohistorien. La personnalité psychotique des auteurs des attentats, combinée à un entraînement fanatique, les rendent aveugles aux conséquences de leurs actes. En retour, le choc traumatique subi par l’Amérique autorise l’expression d’une colère collective refoulée depuis l’enfance, et dirigée aveuglément contre des victimes expiatoires.
L’Amérique avait-elle besoin d’une guerre ?
Anthony Coulter, un jeune correspondant américain, remarquait la rapidité avec laquelle ses concitoyens acceptèrent l’idée d’une guerre contre l’ennemi invisible du terrorisme : « Il y a trois jours, une attaque surprise tuait dix mille Américains. Trois jours plus tard, l’armée rappelle les réservistes. Le Sénat approuve un budget de 40 milliards de dollars pour financer le redressement et la vengeance. Bush n’en demandait que 20. » Devant les sauveteurs exténués de Manhattan, le président déclare à plusieurs reprises sur CNN : « Les gens qui ont détruit ces tours vont bientôt entendre parler de nous tous ! » La foule explose alors dans un cri de guerre : « U.S.A.! » Les plus grands journaux participent à la transe : « La justice après la vengeance, transformons leur pays en désert de feu ! » (New York Post) ou encore « Vitrifions l’Afghanistan ! » (New York Times).
L’éditorialiste Colman McCarthy, fondateur du Centre pour l’Enseignement de la Paix basé à Washington (5), a étudié le discours tenu par le Washington Post pendant les mois de juin, juillet et août 2001. Sur 430 opinions exprimées, 420 émanaient de personnalités conservatrices contre 10 écrites par des éditorialistes progressistes. « Nous donnons des diplômes à des jeunes qui sont illettrés en matière de paix, qui n’ont entendu parler que de violence, ajoute-t-il. Si nous ne montrons pas à nos enfants l’exemple de la paix, quelqu’un d’autre leur apprendra la violence. »
Fantasme collectif.
Le psychohistorien Lloyd deMause collectionne depuis de nombreuses années les couvertures de magazines et les caricatures de la grande presse comme autant de signes révélateurs de l’état émotionnel de l’Amérique : « La dernière coupure que j’ai classée avant l’attaque terroriste venait du caricaturiste du New York Post, parue dans l’édition du lundi. Le dessin montre le président Bush debout sur son bureau, entouré de requins menaçants sur le point de le dévorer, et il dit : “UNE ATTAQUE DU CONGRÈS!” Quelques heures après la parution de cette caricature, le fantasme devenait réalité. »
DeMause explique que les nations traversent des cycles par lesquels s’expriment des souffrances refoulées collectivement depuis l’enfance. Une période de paix et de prospérité même relatives engendre des sentiments d’illégitimité et de culpabilité tels qu’une « punition " devient inévitable. C’est le rôle de père autoritaire que la nation délègue alors à son leader, dont la popularité croît à mesure qu’il entraîne ses concitoyens vers leur destin inconscient.
S’exprimant sur cette culpabilité collective, Jerrold Atlas dit encore : « Nous récoltons aujourd’hui l’horrible réalité de ce que nous avons semé tout au long du XXème siècle, par notre incapacité à trouver des solutions acceptables à la faim dans le monde, au combat quotidien des plus pauvres pour leur auto-détermination et de meilleures conditions de vie. »
Fabriquer le consentement.
Dans l’élaboration du fantasme collectif qui mène à la guerre, les médias jouent un rôle déterminant. Peu après les attentats, la chaîne CNN diffusa des images de Palestiniens célébrant l’attaque dans les rues, mangeant des gâteaux en grimaçant devant la caméra. Or, ces images avaient été tournées en 1991, alors que l’Irak venait d’envahir le Koweit. C’est en comparant ses archives avec les images diffusées par CNN qu’un enseignant brésilien découvrit la supercherie et protesta auprès de la chaîne et de plusieurs journaux. (6)
En janvier dernier, la Commission fédérale de la Communication (FCC) avait approuvé la mégafusion entre la Warner Brothers propriétaire de CNN à l’époque et America Online. Bien qu’il viole les lois anti-trust existantes, le président Georges W. Bush avait facilité la conclusion de cet accord en nommant le fils de l’actuel secrétaire d’État Colin Powell à la tête de cette agence fédérale. CNN surimpose désormais à tous ses programmes un nouveau logo « La Nouvelle Guerre de l’Amérique » en guise de renvoi d’ascenseur.
« La corruption et le déni sont nos deux fléaux nationaux. Nous sommes trop aveuglés pour voir, parce que ces grandes firmes nous dorlotent à coup de promesses comme “it’s easy” [le slogan publicitaire d’AOL], déclare pour finir un correspondant. Ces puissances financières nous détruisent de l’intérieur en violant nos libertés fondamentale, comme la liberté de presse ou l’accès à une véritable information. »
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 09.2001 / www.regardconscient.net
Notes :
(1) Hermann Rausching, Hitler m’a dit, éd. de la Coopération, Paris 1939.
(2) Voir à ce propos le remarquable documentaire anglais de Gerard Ungerman et Audrey Brohy, Les dessous de la guerre du Golfe (Hidden Wars of Desert Storm), diffusé par Arte, le 17.1.2001.
(3) Lloyd deMause, Childhood and HistoryThe Gulf War as a Mental Disorder, www.psychohistory.com.
(4) Sur l’enfance de Hitler, lire Alice Miller, C’est pour ton bien, éd. Aubier, 1984.
(5) Sur l’enseignement de la non-violence, Colman McCarthy a édité deux manuels : Solutions to Violence et Strenght trough Peace. Center for Teaching Peace, 4501 Van Ness Street, N.W., Washington, D.C. 20016.
(6) Information diffusée par The Independant Media Center, www.indymedia.org