Je suis mère de cinq enfants, de 22 à 7 ans aujourd’hui, et j’ai instruit les quatre aînés à la maison jusqu’à la rentrée 2000. J’ai été membre du conseil d’administration d’une association de familles pratiquant ou s’intéressant à l’instruction parentale. J’ai reçu chez moi, au cours de nombreux séjours, des enfants de ces familles, et j’ai même organisé ou participé à des rencontres internationales à leur intention. Je me suis intéressée à plusieurs approches pédagogiques et psychologiques. Je me suis formée pour pratiquer, puis enseigner à d’autres parents et travailleurs sociaux, une conception « démocratique « de la communication inter-personnelle : la méthode Gordon. J’ai été formatrice dans un GRETA, pour un public de jeunes en difficultés d’insertion de 16 à 25 ans. Enfin, je donne depuis un an et demi des cours particuliers de français, maths, anglais, espagnol et histoire-géographie à une douzaine d’élèves qui fréquentent par ailleurs un établissement scolaire, jusqu’au niveau de la première, ou un institut médico-pédagogique.
Mes expériences dans l’accompagnement des jeunes sont donc variées, et mon parcours présente la particularité de n’inclure aucune formation à l’enseignement. On peut dire que je suis une enseignante autodidacte ! C’est à partir de toutes ces pratiques, qui ont contribué à ce que je suis, en tant que personne et mère, et indirectement à ce que sont mes enfants, que j’écris ces réflexions.
Je tiens à préciser que je n’ai qu’un bac littéraire, ce qui n’est déjà pas mal, mais rien d’extraordinaire. J’avais opté pour une vie de mère au foyer et des activités à temps partiel, et nous vivions principalement des allocations familiales et d’une pension alimentaire modeste. On ne peut trouver dans notre histoire de privilèges ni matériels ni intellectuels ; plutôt, beaucoup de réflexion et d’engagement, et une grand-mère issue d’un milieu de petits paysans, poussée à étudier par des religieuses, devenue enseignante et toujours intéressée par les innovations en faveur de la liberté d’apprentissage, du respect du rythme des enfants, etc.
J’ai choisi d’éviter de pousser mes enfants dans des situations où ils seraient comparés, et invités à se conformer à un modèle. Ils ont beaucoup joué, se sont ennuyés parfois, ont appris au gré de leurs intérêts des choses qu’ils n’auraient pas eu le temps de développer à ce point dans un autre contexte. Mes filles aînées étaient capables, avant l’adolescence, de concevoir et réaliser leurs vêtements, leurs sandales. Mon fils aîné, à douze ans, jonglait dans les rues avec quatre torches enflammées. Ma plus jeune fille lisait et écrivait avec passion, depuis petite. Enfin, ils ont pu se lancer « dans le monde » à leur rythme, voyager, séjourner dans d’autres familles, d’autres milieux, d’autres pays.
Persuadée que le désir de grandir et d’apprendre était déjà en eux, j’ai constaté qu’il ne pouvait se manifester pleinement qu’à ces deux conditions : un maximum de liberté et de sécurité affective, c’est-à-dire la certitude d’être accepté et accueilli quoi qu’il arrive. Il est clair que je n’ai pas été en mesure de procurer à mes enfants cette qualité de présence en tous temps, mais je vois que leur disponibilité pour s’investir dans leur vie est en rapport avec ce qu’ils en ont reçu, et en reçoivent aujourd’hui.
Tous savaient lire, écrire et compter, mais aucun ne savait, à dix ans, autant d’orthographe que n’en connaît aujourd’hui mon plus jeune fils, à sept ans. Leur intérêt pour cette compétence est venu plus tard, entre le début de l’adolescence et de l’âge adulte.
Alors que sont-ils devenus ? Sont-ils asociaux, dépendants, immatures ?
Ma fille aînée a travaillé la flûte traversière, puis l’acrobatie, le trapèze et le jonglage depuis l’âge de quinze ans. Elle enseigne maintenant dans une école de cirque à des groupes d’enfants, adolescents et adultes, crée des spectacles et co-organise des festivals. Elle vit en couple avec un jeune ostéopathe. Elle s’est remise à l’orthographe et aux maths. Passionnée de plantes, elle crée aussi des décors floraux magnifiques pour des fêtes et des cérémonies.
Ma fille cadette a laissé ses études avec un niveau de seconde, étudié plusieurs instruments : violon, guitare, basson, saxophone et piano. Après une année dans une école de cirque, elle a passé son Bafa, avec des commentaires très positifs tant pour les stages théoriques que pratiques - en particulier pour sa maturité et son sens de l’initiative. Elle a beaucoup voyagé et obtenu deux brevets de plongée. Elle prépare un diplôme équivalent au bac et projette de s’orienter vers une fac de langue, puis l’organisation de voyages.
Mon fils aîné est entré en seconde après trois années d’étude régulière à la maison. Il a été félicité pour son travail autant que pour son attitude en classe. Il étudie le solfège et la clarinette avec une assiduité impressionnante et des résultats assortis. Il veut en faire son métier en tant que musicien et professeur. Il joue aussi de la batterie, et participe à des spectacles en tant que jongleur et mono cycliste. Après son unique année au lycée, il prépare cette année un bac scientifique par correspondance.
Ma plus jeune fille a beaucoup aimé le théâtre et pratique le violon, la flûte traversière et le piano. Elle est entrée en troisième au collège après quatre années d’étude quotidienne à la maison. Ses résultats sont excellents. Ses professeurs se sont dit enthousiasmés et stupéfaits de la façon dont elle s’est adaptée à la vie du collège. Toutes les sections lui sont ouvertes : littéraires, scientifiques, technologiques ou artistiques. Elle souhaite aussi passer un bac, et elle a choisi de faire une seconde au lycée.
J’ai été très émue d’entendre, au cours des réunions parents-professeurs, les éloges de l’ensemble de leurs enseignants. La plupart étaient conscients que mes enfants n’étaient pas différents des autres, au départ. De mon côté, je vois que leurs conditions de vie leur ont permis de développer des qualités qui ne survivent que difficilement à une éducation « classique ». Autonomie, maturité, créativité, enthousiasme et motivation, faculté de s’affirmer sans agressivité, de gérer les conflits, curiosité intellectuelle, personnalité? voilà certaines des qualités qui leur sont reconnues. A tous les enseignants, j’ai indiqué qu’ils étaient à l’école parce qu’ils l’avaient choisi.
Je tiens à souligner que nous n’aurions pas pu jouir de cette liberté après le vote de la loi liberticide du 18 décembre 1998 sur le contrôle de l’instruction. Auparavant, trois inspections étaient prévues, utiles pour vérifier si les parents étaient porteurs d’un véritable projet. Aujourd’hui mes amis sont harcelés par les inspecteurs de l’Education Nationale, qui exigent, de la part des parents, des résultats dont leur administration se montre incapable elle-même. Certains de ses représentants sont allés jusqu’à déplorer leur mode de vie : « Quel dommage, des enfants si intelligents, si bien dans leurs baskets ! ? », au lieu de saluer les qualités manifestées par ces enfants non scolarisés et l’engagement de leurs parents.
Quant à mon plus jeune fils, il a été enlevé et scolarisé à trois ans par son père, contre mon gré, en prologue à un divorce qu’il allait gagner en suggérant, argument particulièrement payant en cette année 1997, mon appartenance à un mouvement sectaire. Après deux années de lutte, le juge dut convenir de mes pleines capacités à élever un enfant, mais il n’était plus question de changer notre fils de résidence, de peur de le « déstabiliser ».
J’ai relevé, dans ses bulletins scolaires, plusieurs observations au sujet de ce qui était nommé son « manque de maturité ». Je me suis référée au dictionnaire et, laissant de côté les considérations botaniques, j’ai retenu deux définitions de ce mot :
- Période de la vie caractérisée par le plein développement physique, affectif et intellectuel.
- Sûreté du jugement (généralement propre à l’âge mûr) ex : manquer de maturité.
Si j’essaie d’imaginer ce qui est entendu en parlant de la maturité, forcément très relative, d’un être de 6, puis 7 ans, je vois un enfant qui refuse de se conformer à des injonctions ou à des attentes implicites, ou qui affirme des besoins généralement considérés comme caractérisant des enfants plus jeunes. Je vois une personne qui refuse d’être « raisonnable », c’est-à-dire de refouler ses émotions lorsqu’elles sont déclarées inacceptables par les adultes qui l’entourent. La base de cette appréciation est une comparaison avec une norme, une moyenne des comportements de l’ensemble des enfants fréquentés par son auteur.
Au troisième trimestre, l’institutrice a souligné les « progrès » de mon petit garçon, comme s’ils étaient le résultat de ses précédentes exhortations. Mais un enfant ne peut croître que s’il trouve dans son milieu les éléments nécessaires à la réalisation de son potentiel. C’est la prépondérance reconnue des besoins affectifs et relationnels qui a fondé mes choix de vie avec mes enfants.
En ce qui concerne celui-ci, à propos duquel l’institutrice parlait « d’allergie à l’écriture », je pense qu’il était prêt à lire, mais pas encore à écrire. Je déplore d’autant plus qu’il y soit contraint que j’ai pu observer chez de nombreux enfants, avec beaucoup de joie, l’éveil de l’intérêt pour la calligraphie d’abord, puis pour l’orthographe. Je crains que ce plaisir soit désormais compromis pour lui, car l’écriture est maintenant associée à une douloureuse obligation.
C’est à partir de ces réflexions que je déclarais, dès le premier trimestre, ma préférence pour un redoublement, plutôt que pour un « forçage ». Ce mot peut sembler exagéré, mais je suis en mesure de réaliser, par comparaison, la pression à laquelle cet enfant se trouve soumis, chez son père comme à l’école, pour pratiquer l’écriture et apprendre l’orthographe. Je ne pense pas que l’on puisse, dans ces conditions, parler d’allergie, ce qui laisse entendre qu’il souffre d’une affection dont il convient de le guérir. Cependant, même si tel était le cas, que fait-on pour une personne allergique, sinon supprimer l’élément allergène de son environnement, en attendant de la désensibiliser ? Faudrait-il désensibiliser mon fils ?
Je comprends bien qu’en tant qu’institutrice, on ne dispose que d’une marge étroite pour répondre, face aux autorités administratives et académiques et face à l’ensemble des parents, à ce genre de questions : faut-il supprimer l’obligation d’écrire, puisque tous les enfants n’ont pas le désir de le faire au même âge ? Peut-on les inviter à écrire autrement, par exemple avec une machine à écrire ou un ordinateur, ou à enregistrer leurs réponses sur cassettes audio ? Un enfant qui n’est pas obligé d’écrire ou de lire à 7 ans écrira-t-il ou lira-t-il naturellement plus tard ? Peut-on développer des qualités comme la créativité, l’autonomie, l’intelligence, la sincérité, la sensibilité à soi et à autrui, dans un contexte de contrainte ?
Mais ce qui me semble plus regrettable, c’est que, visiblement, cette enseignante n’ait même pas l’espace de réflexion pour se poser de telles questions.
Elle peut reconnaître l’intelligence d’un enfant, son éveil, et le taxer d’immaturité lorsqu’il refuse de se soumettre, ou d’allergie lorsqu’il manifeste la violence qui est faite à son rythme de développement, sans jamais ne voir aucun lien entre ces différents aspects de sa personne. Les qualités qui lui sont accordées, au lieu de nourrir une saine confiance dans sa capacité d’autodétermination, sont utilisées comme justification pour le contraindre à se plier aux exigences du système, au programme. Or, les programmes changent tout le temps ; ce qui demeure, c’est l’obligation de s’y soumettre. On voit bien alors quelle est la valeur dominante promue par l’école, sous couvert d’instruction et de socialisation.
Isabel Estévez
© I. Estévez 10.2001 / www.regardconscient.net