Un après-midi au square
La scène a lieu dans un square ensoleillé, comme il y en a beaucoup à Paris, par une chaude après-midi de la fin du printemps. De nombreuses mères et familles y viennent avec leurs enfants : certains y font du vélo, d’autres coopèrent consciencieusement à la construction de pâtés de sable, d’autres jouent à chat et se suivent joyeusement en courant.
Il y avait dans un coin du parc une fontaine. Un petit bonhomme de 3 à 4 ans allait depuis quelques minutes, comme beaucoup d’autres, y chercher de l’eau avec un arrosoir dans une main et une petite pelle dans l’autre. Certains enfants trouvaient un grand intérêt à arroser les châteaux de sables précédemment construits par leurs propres soins. L’enfant en question attendait son tour patiemment, laissant les grands plus confiants passer devant lui. Finalement, son tour vint et il alla au robinet.
Au dernier moment, sa mère, une dame d’une trentaine d’années qui se tenait un peu plus loin, le retint et lui dit sans motif apparent : « C’est la dernière fois ! C’est pas la peine d’aller au square si tu es toujours à la fontaine ! Ça ne sert à rien d’aller au square jouer avec l’eau ! »
L’enfant écouta, elle le lâcha et il s’en retourna prendre de l’eau, puis passa par jeu sa pelle sous le robinet, ce qui l’éclaboussa légèrement. Sa mère semblait fatiguée, elle le prit par le bras et l’éloigna du robinet. Elle lui dit d’un ton agacé : « Et puis l’eau est froide ! Le temps se rafraîchit ... Tu vas tomber malade et maman a du travail. Elle a une grosse semaine, elle va devoir travailler la nuit ... j’ai pas que ça à faire... ! »
L’enfant se tourna vers la fontaine et lui montra le robinet qui s’arrêtait tout seul (car c’était un robinet à poussoir). Elle ne regarda pas. L’enfant finit par la suivre et s’en alla avec elle quelques minutes plus tard...
Le point de vue de l’adulte
D’aucuns considéreront qu’il s’agit d’une scène anodine et dont on ne peut tirer aucune leçon particulière, sinon qu’un petit enfant, qui voulait jouer avec la fontaine, en a été empêché par sa mère qui voulait lui éviter de tomber malade. On peut n’y voir rien d’autre qu’un événement sans intérêt, sans conséquences ni méchanceté particulières.
Et pourtant, je pris en note cette petite scène dès mon retour chez moi. Ce qui m’avait alors choqué et m’avait poussé à la transcrire, c’est l’écart tout à fait remarquable que j’avais pu entrevoir entre les intentions et les motivations de cet enfant et celles de sa mère.
Cette dame est d’abord agacée parce que son enfant va continuellement à la fontaine. Elle paraît fatiguée et elle n’a pas envie de le surveiller de bout en bout dans ses pérégrinations. Le temps se rafraîchit quelque peu, aussi est-elle peut-être inquiète et a-t-elle envie de rentrer chez elle.
Que dit-elle à son petit garçon ? Elle lui dit qu’il est inutile qu’il aille au square pour jouer avec la fontaine, et que si ça continue, elle ne l’y emmènera plus. Elle préférerait sans doute ne pas avoir à le surveiller et on peut comprendre sa lassitude. Ce faisant, elle ne tiendrait compte que de sa propre fatigue. Ce n’est pourtant pas ce qu’elle dit explicitement à son fils : elle lui dit en substance que son jeu est idiot, car elle ne l’a pas amené au square pour cela !
Elle lui dit également que l’eau est froide et qu’il risque de tomber malade. Je précise que cette fin d’après-midi demeurait encore tiède et ensoleillée : le risque de tomber malade paraissait non seulement tout à fait exagéré, mais le petit garçon ne semblait pas, lui, trouver l’eau trop froide. Par ailleurs, la mère ne fit nulle mention de ce que cela pourrait avoir d’évidement désagréable pour son fils de tomber malade, mais de ce que cela pourrait avoir de désagréable pour elle !
Le discours et le masque
L’enfant, si on le considère indépendamment de sa mère, ne se préoccupe ici que de peu de choses : il a envie de jouer avec la fontaine et de remplir son arrosoir en plastique, il veut sans doute faire « comme les autres » et, en dernier lieu, il s’intéresse avec curiosité au fonctionnement étrange de ce robinet à poussoir qu’il observe depuis quelques minutes !
Sa mère est fatiguée, nous savons qu’elle travaille vraisemblablement beaucoup, qu’elle est lasse et voudrait certainement plutôt rentrer chez elle que de rester au square. Ce serait, on le comprendrait à moins, un motif tout à fait honorable et légitime d’abréger un peu la sortie à condition de l’expliquer clairement à l’enfant.
Mais celle-ci n’accepte pas de dire que si son fils doit cesser de jouer, c’est parce qu’elle même est fatiguée et qu’elle désire se reposer. Elle masque ses envies réelles et n’ose pas les mettre en balance ouvertement avec celles de son enfant. De fait, l’activité de celui-ci lui paraît certainement « inutile » - à elle - et ne l’amuse pas - elle. En conséquence, l’amusement de son garçon est perçu comme un entêtement, ou une sottise et ce faisant, elle développe alors un court discours articulé comme suit :
- « Ton jeu ne sert à rien! » : dénigrement
- « Tu vas tomber malade! » : punition implicite
- « Je serais obligée de m’occuper de toi! » : culpabilisation
Le point de vue de l’enfant
Essayons donc de voir ce que pourra en retenir l’enfant : « Le jeu auquel je joue n’est apparemment pas un bon jeu puisque celui-ci l’énerve. Lorsque ma mère m’amène pour jouer quelque part, je dois sans doute jouer aux jeux qui lui conviennent. Si ce n’est pas un bon jeu, c’est sans doute parce que je ne dois pas jouer et m’amuser loin d’elle, et je ne dois pas faire comme les autres car cela l’ennuie et qu’elle doit me surveiller. Si je ne fais pas ce qu’elle dit, si je joue avec l’eau ou que je m’éloigne, je vais tomber malade. Si je tombe malade, c’est de ma faute. Ce qui est grave, c’est que cela lui fera du mal. Je dois lui obéir si je ne veux pas lui faire du mal. »
L’enfant ici, ne peut pas exprimer sa colère ou son désaccord, et ses envies car les arguments qu’on lui donne ne sont pas ouverts, mais définitifs. Non seulement, il ne le peut pas, mais sa mère lie sa désobéissance à une éventuelle maladie qui ne serait pas seulement une juste punition, mais aussi un fardeau pour elle : c’est d’ailleurs l’essentiel de ce qu’elle peut vouloir exprimer là, c’est-à-dire que son enfant et ses envies incompatibles avec les siennes sont un fardeau pour elle, et que, décidément, il est difficile de s’occuper de lui. Si les enfants tombent fréquemment malades, s’ils développent des troubles psychosomatiques (dont on sait qu’ils sont fréquents), c’est souvent par culpabilité, et c’est souvent, aussi, l’expression d’une colère refoulée contre ce type d’éducation.
Hypocrisie éducative
Il n’est pas question de dire ici que cette dame est un exemplaire particulier de « mauvaise mère », loin s’en faut. Chacun a ses humeurs, et n’importe quelle personne et, a fortiori, n’importe quel parent peut être par moments injuste, arbitraire, distrait et peu empathique. En revanche, il est tout à fait important de constater que de telles réactions sont très courantes et très bien acceptées par la plupart des gens, parents ou non, lorsqu’ils sont confrontés aux envies et aux besoins perçus comme « impertinents» d’un enfant. Il suffit de s’aventurer quelques minutes là où se trouvent des enfants et leurs parents pour observer tous ces petits gestes et ces petits mots, ceux qui sont répétés plusieurs fois par jour et pendant des années et qui forment ce qu’on peut appeler la toile de fond affective d’une éducation.
Pour la plupart des gens cela est tout à fait normal, ou bien la gêne ressentie est déguisée. Personne n’a paru ému par la petite scène que j’ai vue, je n’ai moi-même d’ailleurs pas osé intervenir, ne serait-ce que gentiment, pour m’étonner du peu de cas qui était fait des envies très simples de ce petit garçon. Le plus important à en retenir est que nous ne nous mettons pas souvent en mesure de comprendre les enfants, soit que nous n’en ayons pas les moyens et le temps, soit que notre éducation, elle-même trompeuse, ne nous le permette pas car nous avons été trop souvent amenés à considérer, parfois dés le plus jeune âge, que nos propres envies et besoins étaient négligeables car contradictoires avec ce que voulaient nos parents.
C’est le cas pour cette mère qui, devant l’impossibilité d’exprimer sincèrement ses propres envies, met ces dernières en concurrence avec celles de son enfant et les masque par un discours vague et plutôt absurde au lieu de négocier honnêtement la suite des événements. L’enfant est alors obligé d’oublier ses propres envies pour suivre celles de ses parents, et finit, d’une certaine manière, par se mentir à lui-même. Ignorer la psychologie de l’enfant, son fonctionnement encore distinct de celui de l’adulte, ses besoins fondamentaux et parfois complexes, amène à ce genre de réaction. Une petite anecdote éclairante, si l’on prend conscience que des réactions semblables ont lieu constamment, pour des choses bien plus importantes et durant des années.
Vincent Caux