> Accueil

> Rechercher

> Télécharger

>  

 

> PEPS, le magazine
> de la parentalité
> positive

> Copyrights



Enseignement : les revers de la professionnalisation

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans Éducateur Magazine, No 5, 1998


Résumé : L’analyse d’une réforme de la formation à l’enseignement secondaire genevois fait apparaître ses valeurs sous-jacentes. Sous couvert d’une professionnalisation du métier d’enseignant, le pouvoir politique veut imposer au domaine de la formation les règles et les priorités qui sont celles du marché du travail. La pression exercée sur les êtres - enseignants, élèves - leur impose de refouler l’expression des sentiments d’humiliation qu’ils subissent constamment.


Les partenaires sociaux semblent d’accord pour saluer le vent de réforme qui souffle aujourd’hui sur l’enseignement. Les milieux économiques et politiques y voient l’occasion d’une rationalisation qu’ils jugent incontournable, les professionnels de la formation espèrent gagner en crédibilité et les usagers en attendent des prestations qui puissent aller au devant de besoins en constante évolution. J’aimerais mettre ce mouvement de réforme dans une perspective plus large, en prenant comme base le Projet de Réforme de la Formation initiale des maîtres de l’enseignement secondaire genevois (1) - les Études Pédagogiques - récemment soumis à la consultation des milieux concernés.

Les questions que je souhaite examiner sont plus précisément les suivantes. Quel sens une telle réforme peut-elle avoir pour les pouvoirs publics et les milieux économiques ? Sur quelles valeurs s’appuie-t-elle ? Comment femmes et hommes sont-ils considérés dans cette nouvelle structure ? Enfin, quelle préoccupation réelle y trouve-t-on pour les jeunes qui fréquentent nos écoles ?


Mainmise sur les décisions relatives à la formation

Ma première question concerne les pouvoirs publics et les milieux économiques. Le cadre du Projet de Réforme est défini par les directions de l’enseignement secondaire. A leur demande, le profil et le rôle des formateurs doivent être décrits le plus clairement possible. Le Projet prévoit donc la création de deux organes d’aide à la décision pour la direction de l’Institut.

D’une part, le Groupe d’Orientation et d’Analyse des pratiques de formation (GOA) - organe de représentation des formateurs - qui concentre un nombre impressionnant d’attributions. C’est le lieu dans lequel les différentes équipes de formateurs s’efforcent de dégager les bases d’une pratique commune qui garantit à la fois une cohérence et une efficience institutionnelles.

D’autre part, le Conseil de l’Institut qui comprend des membres des directions, des associations professionnelles et de l’Université. Mais le contrôle paritaire de l’Institut de formation - partagé actuellement entre les directions et les associations des enseignants - n’est plus de mise dans la nouvelle structure. De fait, l’organigramme de cette dernière garantit au pouvoir politique et aux directions les moyens d’agir sur les orientations de l’Institut sans avoir à dialoguer avec les associations des enseignants.

Afin de comprendre ce qui fonde cette volonté de maîtrise, j’aimerais rappeler que l’esprit qui a présidé à l’adoption des lois genevoises sur l’Instruction publique, laïque et obligatoire est celui de mettre l’École au service du pouvoir politique. En 1833, lors des débats du Conseil Représentatif portant sur l’adoption de la première loi scolaire qui centralise tous les pouvoirs entre les mains du Conseil d’Instruction publique, le député conservateur Girod déclarait :

«  ...en agissant sur la nouvelle génération, par la direction qu’on donne à son instruction, et par les principes qu’on lui inculque, on prépare et facilite tous les changements qu’on désire introduire une fois dans la société(2). »

Ces changements étant aujourd’hui amalgamés au bénéfice que pourrait en tirer la société marchande, libérale et démocratique, il convient de les orienter dans le sens de cette exploitation. Dans cette perspective, la formation des enseignants revêt un caractère stratégique.


Un système fondé sur la négation de l’être

Ma seconde question porte sur les valeurs sous-jacentes à cette Réforme. La mystification qui consiste à présenter comme incontournables des changements définis en fait par les orientations de leurs initiateurs apparaît par exemple dans ce que le Projet désigne par le paradigme de l’enseignant réflexif. Le Robert définit ce dernier terme par :

« qui se réfléchit, propre à la réflexion, au retour de la pensée, de la conscience sur elle-même (voir Introspection). »

Le fait que les enseignants soient dotés - en tant qu’êtres humains - des qualités réflexives de la conscience est fortement mis en doute, sinon simplement nié. Sur la base de cette négation, l’Institution a beau jeu de promouvoir une :

« formation personnalisée contractualisée et centrée sur l’acquisition d’une compétence à l’analyse réflexive. »

En réalité, le contrat de formation personnalisé exige de l’enseignant - qu’il soit en formation, en situation professionnelle ou devenu formateur à son tour - qu’il reconnaisse constamment son insuffisance et place dans la formation proposée par l’Institution le crédit qu’il ne peut lui-même se reconnaître. C’est la condition pour que cette dernière puisse conserver son ascendant sur les individus qui la composent. Ainsi est-il significatif que le double but assigné à la formation soit de permettre au candidat à l’enseignement d’abord :

« ...d’assumer progressivement l’ensemble des actions éducatives, pédagogiques et didactiques consignées dans le cahier des charges d’un maître de l’enseignement secondaire; »

ensuite:

« ...d’acquérir une démarche lui permettant d’analyser ses compétences, d’identifier ses besoins de formation, de formuler et développer des Projets personnels en interaction avec son environnement professionnel: l’établissement, voire les deux établissements dans lesquels il travaille. »

L’action réflexive - dès lors vidée de son sens - s’inscrit donc dans le double cadre du cahier des charges et du dispositif de formation, l’un et l’autre définis par l’Institution. Par une boucle de rétroaction habilement conçue, les maîtres-formateurs analysent eux-mêmes leurs besoins en formation en fonction des suggestions émises par l’Institut de formation. Par le biais de la formation continue l’Institution ramène ainsi docilement ses brebis au bercail.


L’être humain devient un « human tool »

Ma troisième question concerne la place que le Projet fait aux femmes et aux hommes que sont les candidats à l’enseignement. Sous le couvert d’une professionnalisation du métier d’enseignant, l’état d’esprit qui préside au Projet de formation est celui d’une emprise plus omniprésente sur les Êtres en général et sur les candidats à l’enseignement en particulier. Le chef du Projet semble préoccupé de la surcharge que pourrait représenter une telle formation pour ces derniers. Ainsi peut-on lire :

« La dissémination des activités de formation sur trois années scolaires devrait préserver le MEF [Maître En Formation] d’une surcharge incompatible avec ses responsabilités d’enseignement et lui permettre une assimilation en profondeur des savoirs et savoir-faire professionnels par un va-et-vient entre apports théoriques et pratique. »

En réalité seule semble compter la disposition de l’individu à se laisser dépouiller de son énergie, de son temps et de ses facultés au profit de l’Institution qui l’emploie. A ce propos, il me paraît judicieux de relever que - dans le cadre actuel de ce Projet - le candidat assume une charge d’enseignement de 10 à 12 heures hebdomadaires, pour une rémunération équivalente à ce poste. C’est donc l’ensemble de la formation qu’il assume sur son temps personnel et sans contrepartie financière. Or, la formation proposée équivaut à une année à temps plein. Il est donc fallacieux de prétendre que :

« Le principe de la formation en emploi et le fait que l’employeur assure la formation professionnelle consécutive à la formation universitaire exigent de limiter le nombre de maîtres en formation en fonction des postes disponibles prévisibles. »

En fait, l’employeur n’assume pas la formation professionnelle parce qu’il ne rétribue pas même partiellement le candidat pour son activité de formation. Ce n’est donc pas le principe de la formation en emploi qui exige de limiter le nombre de maîtres en formation, mais tout simplement la politique de gestion du personnel. Le Projet et le cadre dans lequel il s’inscrit entretiennent une ambiguïté entre le rôle de l’État-formateur et celui de l’État-employeur, ambiguïté qui permet d’appliquer au domaine de la formation les règles et priorités qui sont celles de l’emploi aujourd’hui.

J’aimerais souligner les conséquences de cette évolution pour les femmes et les hommes qui vivent dans un tel système, en citant les travaux de Johannes Czwalina (3) sur les facteurs de stress :

« La société nous juge en fonction de l’utilité que nous avons pour elle. Elle nous évalue, comme une marchandise, en fonction de notre valeur économique. Nous sommes classés et triés. Les tests d’intelligence, les tests d’aptitude, les questionnaires, les dossiers personnels sont des symboles de notre époque. Sans cesse, notre vie durant, nous sommes une sorte de candidat à un poste - un candidat qui doit se présenter pour que ses possibilités d’utilisation soient analysées - par des chefs du personnel, des managers, des spécialistes en formation et des psychologues. (...) L’homme est un moyen pour atteindre un objectif. Il est rabaissé au rang de chose, de matériel humain, d’outil, de human tool. »


Les jeunes portent les peurs de leurs parents.

Ma dernière question concerne les jeunes, que le discours pédagogique met aujourd’hui par euphémisme au centre de l’action pédagogique. Je me suis demandé comment des femmes et des hommes pouvaient accepter de subir autant d’humiliations - comment j’avais pu moi-même le faire - sans « péter les plombs ». Autrement dit: comment un système construit sur la base de la négation de l’Être peut-il continuer de se nourrir de ceux qu’il méprise ? Pourquoi n’y a-t-il pas - au sein des parents et des enseignants - un mouvement de réprobation unanime et définitif ? Je cite encore Johannes Czwalina, qui parle des cadres du domaine médical :

« Dans leur enfance, on trouve souvent des traces d’humiliations infligées par des parents qui les décourageaient et exigeaient toujours plus, ou encore le sentiment de n’être aimé que pour ses performances ou ses facultés d’adaptation. Le syndrome du burn-out a existé de tout temps; mais, à aucune époque, il n’a touché autant de gens ni autant de couches de la société. Ce qui frappe, dans le problème du burn-out actuel, c’est son caractère épidémique. »

Il est difficile d’imaginer les souffrances qu’endure aujourd’hui un enfant qui grandit dans une société industrialisée, dont les bases sont toutes entières fondées sur l’individualisme, le productivisme et les valeurs matérialistes. D’une part parce que, ayant nous-mêmes grandi dans un tel contexte, nous n’avons pas de point de comparaison, mais surtout parce que nous avons nous-mêmes subi ces souffrances en tant qu’enfant, sans qu’elles puissent être reconnues et nommées par le monde des adultes. Au Japon, des problèmes sociaux aussi inquiétants que le suicide des écoliers, le racket et la violence entre enfants ou le burn-out des étudiants sont clairement mis en relation avec la pression qu’exercent les parents et le système scolaire dans la course à la réussite. Les jeunes doivent littéralement prendre sur eux les peurs de leurs parents et professeurs, qui sont persuadés que seuls les meilleurs - c’est-à-dire les plus performants - s’en sortiront. Nécessité faisant loi, c’est l’ensemble de la société qui court derrière les mots d’ordre de ses dirigeants économiques, subissant et amplifiant chez la jeune génération les effets des humiliations qu’ils véhiculent.

Dans un tel contexte, l’énergie vitale de l’Être est mobilisée par des nécessités contradictoires: celle de refouler l’expression des sentiments d’humiliation qu’il subit constamment, celle de s’adapter à l’inhumanité du monde dans lequel il baigne, celle enfin de faire siennes les valeurs qui ont participé à sa conformisation. Il n’y a pas d’espace pour ressentir, pour dire ses difficultés et sa souffrance, pas d’espace non plus pour s’arrêter et réfléchir.

Carl-Gustav Jung écrivait en 1946 :

« Seule est essentielle, en dernière analyse, la vie subjective de l’individu. C’est celle-ci seulement qui fait l’histoire; c’est en elle que se jouent d’abord toutes les grandes transformations; l’avenir et l’histoire entière du monde résultent en définitive de la somme colossale de ces sources cachées et individuelles. » (4)

L’accélération des processus nous invite à une prise de conscience.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 05.1998 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Formation initiale, CO-PO Flash, septembre 1997, Chef de Projet M. Pierre-Alain Seiler.

(2) Cité par Rita Hofstetter, Grandeur et déclin des écoles primaires privées face à l’Etat enseignant à Genève au XIXe siècle, thèse présentée à la FAPSE de Genève en 1993, p. 72.

(3) Johannes Czwalina est théologien et conseiller en entreprise, il a procédé à plus de 800 entretiens qui ont fourni la matière du livre Karriere ohne Sinn ? (Une carrière dépourvue de sens ?).

(4) C.-G. Jung, L’homme à la recherche de son âme, Mont Blanc éd., 1946, p. 56.