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Le jeune en formation devient un produit

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans Éducateur Magazine, No 3, 1999.


Résumé : À Genève, le Département de l’Instruction publique donne mandat aux enseignants de former des citoyens productifs standardisés.

 

La commission de liaison entre le cycle d’orientation (CO) et l’enseignement post-obligatoire (PO) a démarré ses travaux à l’automne. Composée d’enseignants et de membres des directions d’établissement désignés, son mandat est d’assurer la mise en cohérence des deux ordres d’enseignement, tant au niveau des objectifs d’apprentissages que des plans d’études.

Pourtant, sous couvert d’une harmonisation que certains jugeront souhaitable, s’opère une radicalisation tendancieuse des objectifs mêmes de l’école, conditionnés non plus par l’idée d’un développement équilibré de la personnalité de l’adolescent, comme le mentionne l’article 4 de la loi sur l’Instruction publique genevoise, mais par celle d’une exploitation optimale des compétences que ce dernier a pu acquérir au cours de sa scolarité. Examinons quelques axes de ce mandat et leurs implications.


Une harmonisation qui tend vers l’uniformité.

Le premier axe est celui de la « cohérence des apprentissages ». Dans le jargon institutionnel, les membres de la commission devront « préparer la validation progressive des conceptions et des intentions liées à la redéfinition des objectifs(1). »

En termes clairs, cela signifie que l’esprit des nouvelles exigences fédérales posées désormais comme une vérité d’évangile commandent de redéfinir nos objectifs pédagogiques. Dans un second temps, la procédure de « validation progressive » devrait garantir que l’ensemble du corps enseignant s’y conforme peu à peu. Harmonisation et cohérence sont donc dictées par la nécessité que tous les acteurs contribuent à leur niveau à tirer l’ensemble du projet vers les objectifs définis hiérarchiquement. La logique de la formation n’est plus un accompagnement progressif de l’enfant qui s’épanouit de façon équilibrée, mais l’imposition de normes dictées par les impératifs d’une logique marchande qui gouverne d’en haut.

Le second axe du mandat concerne « l’évaluation des apprentissages des élèves au terme de la scolarité obligatoire ». Il est demandé à la commission « d’examiner les dispositifs et les instruments existants ou à créer pour une meilleure lisibilité du profil de sortie des élèves au terme du CO(1). »

Le jeune en formation serait un produit dont les caractéristiques doivent être clairement établies en vue de son utilisation optimale. Même le projet personnel de l’élève rentrerait utilement dans le dispositif d’évaluation, afin de tester et de mettre en avant des qualités éminemment profitables comme la motivation, l’engagement personnel, la curiosité, l’inventivité ou la capacité à travailler en équipe.

 

L’image de l’école genevoise est désormais associée à la productivité des apprentissages, au détriment d’un développement équilibré de la personnalité de l’adolescent.

 

Le troisième axe du mandat porte sur la création d’un  « Observatoire permanent de la situation des élèves du CO ». L’institution-école devrait pouvoir garantir à la société marchande une optimisation de ses ressources et elle-même constamment en présenter un inventaire, un état des stocks disponibles ou prochainement disponibles sur le marché. Pour ce faire, la commission définira « les besoins des directions générales et des directions d’établissement en matière de statistiques et d’analyse concernant les orientations, les choix et les résultats des élèves à la sortie du CO et durant leur passage au PO(1). »

La lisibilité ne s’applique donc pas seulement au profil de l’élève, mais également aux enseignants et aux établissements, qui de concert deviendraient une entreprise performante dans la formation certifiée de citoyens productifs, en minimisant les coûts financiers d’une telle opération et en reportant sur l’individu et la famille les coûts sociaux tels les effets du stress, de la maladie ou de la violence.


Une pensée calquée sur l’idéologie productiviste

Pour réaliser à quel point ces propositions s’inspirent du monde de l’économie, voyons maintenant quelles recommandations les consultants en entreprise donnent aux responsables des Ressources humaines, dans le but d’optimiser les résultats. S’agissant tout d’abord des moyens à mettre à disposition : « Pour atteindre les objectifs de l’entreprise et bien coller à sa stratégie, le responsable des Ressources humaines doit se fixer des buts bien précis. A commencer par celui d’évaluer avec précision le capital humain de l’entreprise. (...) La connaissance des collaborateurs est le premier passage obligé qui sera suivi du recensement des expertises et des expériences vécues(2). »

L’inventaire des potentialités d’exploitation qu’offre le « capital humain » réduit l’homme à un bien que l’on peut faire fructifier au profit d’autres hommes, détenteurs du capital financier cette fois. Dans un premier temps, cette mise en valeur peut donner aux collaborateurs l’illusion d’une reconnaissance mais, du fait que l’offre de main-d’oeuvre est toujours plus abondante et transparente, il apparaît bientôt que le salarié est d’autant plus interchangeable que ses compétences sont normalisées, standardisées.

Une autre recommandation porte sur les possibilités de développement qu’offrirait l’entreprise pour ses collaborateurs : « Pour bien anticiper les réels et futurs besoins de l’entreprise en personnel, le responsable des Ressources humaines doit (...) savoir si chaque collaborateur se trouve à la bonne fonction par rapport aux exigences de l’entreprise, aux attentes de l’objectif à atteindre, aux qualités et aux capacités du personnel, à son potentiel de développement, etc(2)... »

Le « potentiel de développement » du personnel désigne ici l’ampleur avec laquelle les qualités humaines des collaborateurs pourraient être détournées au profit d’un objectif d’entreprise, donc de rendement. Dans le même ordre d’idée, et s’agissant cette fois de l’institution scolaire, le mandat pour la commission de liaison CO-PO demande aux enseignants « de cultiver une ambition élevée pour chaque élève, de veiller à ce que chacun puisse tirer le meilleur parti de ses compétences, et d’assurer à chaque élève un point d’insertion de formation scolaire ou professionnelle au terme de la scolarité obligatoire(1). »

Au mépris de l’esprit de la loi sur l’instruction publique qui met l’accent sur le développement équilibré de la personnalité et sous couvert de formation, l’objectif devient l’intégration aux valeurs de la pensée économique dominante.


La différenciation pédagogique comme outil de normalisation

Un des paradoxes de cette logique orientée par les finalités de la production réside dans le mensonge que constitue, dans ce contexte, la notion de différenciation pédagogique. Il est fait grand cas d’une approche de l’apprentissage dans laquelle l’enseignant modulerait ses cours en fonction du rythme et du niveau de chaque élève. Or, le mandat de la commission de liaison CO-PO nous apprend que « les objectifs d’apprentissage sont les mêmes pour tous, les élèves ayant accès aux mêmes apprentissages dans le cadre d’une pédagogie différenciée. Cette approche implique de réorganiser les progressions des apprentissages des élèves et de définir les profils de sortie en fonction des spécificités des filières du PO Les travaux doivent être poursuivis en insistant sur une clarification des dispositifs de certification à la sortie du CO(1).  »

La normalisation passant par une sélection plus sévère, un tri plus efficace, la « pédagogie différenciée » devient dès lors un moyen optimum pour parvenir à ce résultat final. Le plus important restant que les élèves aient « accès aux mêmes apprentissages », c’est-à-dire qu’ils intègrent finalement les mêmes valeurs et les mêmes conditionnements.

Ce constat mérite réflexion. Pourquoi les chantres de l’économie dite libérale prétendent-ils conduire la formation des jeunes citoyens d’une main aussi ferme, rejoignant ainsi le souci des dirigistes les plus endurcis? Il me paraît utile de rappeler que la liberté de commerce et d’entreprise élevée aujourd’hui au rang de première « liberté fondamentale » ne concerne directement qu’une minorité de nos contemporains. Elle exige par contre pour être exercée à grande échelle, le développement d’une infrastructure chaque jour plus complexe, d’ailleurs dopée par les percées technologiques: réseaux de communication et de transport, services en tous genres. Sous l’impulsion des décideurs, la grande majorité doit être éduquée à se conformer à des normes chaque jour plus formelles, en particulier dans l’exercice d’une profession ou d’une fonction.

Parallèlement, les hommes de marketing peuvent aujourd’hui prévoir nos comportements d’achat de façon très précise, parce que ces réflexes résultent de conditionnements toujours plus universels et grossiers. Une seconde « liberté » découle donc de la précédente : celle de consommer. C’est ainsi que, réunis en conclave au Caire en avril dernier, des publicistes des quatre coins du monde déclaraient innocemment vouloir à la fois lutter contre les entraves à la publicité et préserver la liberté du consommateur.

Mais l’homme n’est par nature ni un consommateur, ni un producteur, encore moins un exploitant. La société matérialiste témoigne aujourd’hui du déni de sa nature profonde. Conditionné dès sa naissance pour répondre aux moindres tressaillements du marché, il exprime par sa soif de compensations matérielles l’immense souffrance de ne pas être reconnu pour lui-même, indépendamment de ses performances ou de son pouvoir d’achat. En éduquant les jeunes aux exigences capricieuses de l’économie marchande, dans le dessein chimérique d’un citoyen productif standardisé, l’école d’aujourd’hui contribue à renforcer le mal-être d’une société prisonnière de ses croyances et leurrée par ses illusions.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 03.1999 / www.regardconscient.net

 

Notes :

(1) Mandat pour la Commission de liaison CO-PO, Direction du Département de l’Instruction publique genevoise, 10.9.1997.

(2) M. Georges Gasser, consultant, directeur de Mercuri Urval, in Les ressources humaines, un domaine clé, Journal de Genève, 11.12.1997.