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La véritable histoire d’Œdipe

par Marc–André Cotton

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Résumé : Pour Freud, le « complexe œdipien » est la représentation inconsciente par laquelle s’exprime le désir sexuel de l’enfant pour le parent du sexe opposé et son hostilité pour le parent du même sexe. Mais il apparaît que les adultes projettent leurs propres sentiments refoulés sur les enfants, ce que fait Freud en l’occurrence avec le complexe œdipien. En fait, le désir « sexuel » qu’il attribue à l’enfant est une projection de l’attitude perverse que ses propres parents avaient envers lui. Examinons de plus près ce dont il est question dans le mythe d’Œdipe.

Dans la mythologie grecque, Œdipe était le fils de Laïos et Jocaste. Pour échapper à la prédiction d’Apollon, qui prétendait qu’il serait tué par son propre fils, Laïos ordonna à un serviteur d’abandonner l’enfant sur le Mont Cithéron, avec ses deux pieds cloués. Mais au lieu de cela, le serviteur le confia à un berger, qui plus tard le donna à Polybe, roi de Corinthe, et à sa femme Mérope qui n’avaient pas de descendance. Ils l’appelèrent Œdipe – Oidipos signifiant pieds enflés – et l’élevèrent comme leur fils.

Le mythe commence par un infanticide, le père faisant tuer son enfant en l’exposant pour qu’il soit dévoré par les bêtes sauvages, ce qui était un supplice courant dans l’Antiquité. Il est probable que le serviteur ait en réalité obéi à son maître et cloué les pieds de l’enfant, car sans cela ses parents adoptifs ne lui auraient pas donné le nom de pieds enflés. Vraisemblablement, un berger aura trouvé l’enfant agonisant et l’aura délivré par compassion. Il est donc hautement significatif que le mythe d’Œdipe ait été popularisé comme l’histoire d’un fils qui tue son père, alors que les faits montrent exactement le contraire.


La mise en acte de la violence paternelle

Œdipe grandit et des rumeurs laissent entendre qu’il n’est pas le fils de ses parents. Il presse Mérope de lui dire la vérité, mais les réponses de cette dernière sont énigmatiques. Il consulte alors la Pythie de Delphes qui prédit – sans lever le secret de ses origines – qu’il tuera son père et épousera sa mère. Dans Légendes de la Grèce antique (Payot, 1931), on trouve cette description de sa réaction à la malédiction :

A l’ouïe de ces paroles, Œdipe fut pris de vertige, il lui sembla que son cœur devenait de pierre et, poussant un cri déchirant, il s’élança hors du temple, sur la voie sacrée, fendant la foule compacte des pèlerins qui s’écartaient devant lui comme des ombres. (1)

Pour comprendre plus encore ce qu’Œdipe a à l’esprit en ce moment très critique, nous avons encore la citation suivante:

Il se précipita sans rien voir sur le chemin rocailleux et s’engage dans le défilé qui aboutit à un carrefour. Trois routes s’y croisent; il frémit en les apercevant, car la Peur, posant sa froide main sur son cœur, le remplit d’une terreur sauvage et irraisonnée qui grave dans son cerveau en traits ineffaçables l’image de ce lieu néfaste. Tout autour de lui, les monts sourcilleux se dressent menaçants et leurs échos semblent répéter la malédiction de la prêtresse. Il s’en va droit devant lui, comme une bête traquée, ne se détournant ni à droite ni à gauche. (2)

A ce moment précis, Œdipe se trouve face à un vieil homme assis dans un chariot tiré par des mules, entouré de ses fidèles serviteurs. Comme ces derniers lui commandent de s’écarter, il essaye de forcer le passage par la violence. Le vieil homme étend sa main pour l’arrêter, mais Œdipe le jette à bas de son char et retourne sa rage aveugle contre les serviteurs, assommant les uns et égorgeant les autres avec son épée pour frayer son chemin. Sans le savoir, il vient de tuer son père biologique Laïos.


Le meurtre rituel du fils : une vérité intouchable

Au cœur de la quête d’Œdipe, nous trouvons sa détermination à découvrir la vérité sur ses origines. Sa mère adoptive Mérope et la prêtresse de Delphes ont toutes deux conservé ce secret bien gardé, obligeant le fils à endosser le poids de leur silence. En effet, si Mérope avait informé son fils qu’il était un enfant trouvé, les choses se seraient vraisemblablement déroulées autrement. Mais l’interdit dépassait largement le seul fait de faire connaître une ascendance cachée: ce qui devait resté secret, c’était le meurtre rituel du fils par le père.

Voyons maintenant comment Œdipe s’y prit inconsciemment pour révéler l’intouchable vérité. Son voyage à Delphes, qu’il entreprit seul, avait pour but de lui permettre d’entendre l’oracle d’Apollon, le dieu de la Lumière et de la Vérité. Son parcours le conduisit proche du Mont Cithéron, où il fut exposé et faillit perdre la vie lorsqu’il était enfant. Selon la légende, il fallait un pas assuré et une tête solide pour marcher sur l’étroit sentier rocailleux qui serpentait entre la montagne et la mer, car « les vents s’élancent en hurlant du haut des collines comme les Furies en courroux, précipitant du haut des falaises surplombantes, dans le gouffre béant qui bouillonne au–dessous, tout ce qui s’oppose à leur passage ». (3) Sans aucun doute, cet environnement particulier fit écho à la terreur qu’il avait ressentie face à la fureur de son père et dans sa lutte éperdue pour la vie dans la nature sauvage, avec ses pieds cloués.

Plus tard, lorsque la prêtresse prononça la malédiction fatale, celle–ci résonna comme la sentence de mort énoncée par son père. Nous lisons qu’Œdipe fut pris de vertige, ce qui confirme la ré–émergence du traumatisme précoce. En sortant du temple, il revécut la dissociation des émotions générée par l’acte brutal, raison pour laquelle il lui sembla que son cœur devenait pierre. Finalement, il poussa un cri déchirant et plongea dans la remise en acte de sa lutte précoce pour sauver sa vie.

Remarquons combien la réalité présente est incorporée par le processus de dévoilement: les pèlerins sont des ombres, le chemin est un étroit défilé, les monts alentours sont sourcilleux et menaçants. Œdipe est rempli d’une terreur sauvage et irraisonnée, mais poursuit sans rien voir comme une bête traquée. Nous comprenons que ce lieu néfaste représente en réalité la remise en acte de ce qui se produisit des années auparavant sur le Mont Cithéron, dans des circonstances qui furent gravées dans sa mémoire en traits ineffaçables.


Le règne du fils

A cet endroit, le mythe délivre un message qui n’a – à ma connaissance – jamais été compris auparavant. Au carrefour, le vieil homme qui se trouve devant Œdipe n’est autre que Laïos, son bourreau, entouré de ses hommes de main. Le fils est maintenant un guerrier porté par l’incroyable énergie de sa rage si longtemps réprimée. Il peut revivre l’extrême violence qui lui fut infligée de longues années auparavant par ces mêmes protagonistes et résoudre enfin l’origine même de sa névrose. Lorsque son père lève sa main, il se soustrait à l’inexorable mort en assommant celui–ci et en tuant ses gardes du corps. Faisant cela, il révèle la brutale cruauté de l’ordre patriarcal incarné par le père.

Il n’est pas surprenant que Freud n’ait jamais prêté attention à l’homicide commis par Laïos sur Œdipe, son fils. Fondateur de la psychanalyse, il est lui–même l’incarnation d’une figure paternelle. Mais aucun de ses disciples n’a réalisé que ce crime était à l’origine de la névrose d’Œdipe. Cette évidence apparaît si l’on considère ce qui se passa immédiatement après la mise en acte du traumatisme subi par Œdipe: délivré de la terreur qui enfermait son esprit, il surpasse facilement le Sphinx et devient un roi juste et sage.

Lorsqu’Œdipe quitta Delphes, poursuit la légende, il jura de ne jamais retourner à Corinthe par peur de voir se réaliser la malédiction d’Apollon et prit la direction de Thèbes. Il trouva les habitants dans une profonde détresse. Non seulement leur roi Laïos venait d’être tué par des brigands, pensait–on, mais la ville était ravagée par un terrible monstre. Chaque jour, le Sphinx dévorait l’un d’entre eux parce que personne ne parvenait à résoudre lénigme qu’il imposait. A ce moment précis, Œdipe et le peuple de Thèbe sont sur le point de rejouer ensemble leur fantasmes respectifs dans une relation leader–groupe. Voyons donc ce que ces protagonistes ont à l’esprit.


Psychogenèse d’un leader

Après avoir reçu la malédiction, Œdipe s’était juré en lui–même :

Mourir serait coupable, s’il se trouve, fût–ce aux extrémités de la terre, quelqu’un qui ait besoin du bras d’un homme fort et de l’intelligence d’un homme sage. Jamais plus je ne reverrai Corinthe, la très fameuse, et ma demeure sur les rives de la mer sonore, car si je retournais auprès des miens, je ne serais pour eux qu’un fléau. Je m’en irai donc dans de lointains pays, et j’apporterai quelque bénédiction à ceux qui ne sont pas de mon sang. (4)

Enfant, Œdipe avait été arraché à sa famille biologique et avait dû renouer des liens affectifs avec ses parents adoptifs, Polybe et Mérope. Néanmoins, les circonstances tragiques de son abandon précoce par Jocaste, sa mère de sang, laissèrent des blessures qui ne cicatrisent pas. Exilé depuis sa plus tendre enfance, il ne connut jamais de repos. En décidant de ne pas retourner à Corinthe, auprès de ceux qu’il aime, Œdipe remet en scène cette rupture première. Sa « demeure sur les rives de la mer sonore » – perdue pour toujours –, c’est le sein maternel.

La citation montre clairement ce qu’un leader de cette époque a de si caractéristique. Pour Œdipe, mourir serait une lâcheté parce qu’il a été rendu responsable du crime que ses parents commirent contre lui. Par conséquent, il se vit comme « un fléau ». Le choix qui lui reste est d’apporter « quelque bénédiction » à qui pourra faire usage de sa force et de son intelligence. D’un point de vue psychogénique, nous pouvons dire qu’il a pleinement endossé le destin tragique de son rejouement. Ainsi, au peuple de Thèbes, Œdipe peut–il rapidement affirmer : « Je monterai et je défierai le monstre. L’énigme serait bien difficile, en vérité, si je n’arrivais pas à la deviner. » (5)

Dans le même temps, les Thébains vivent dans un profond désespoir. Leur roi – une figure paternelle emblématique – est mort et sa dépouille est enterrée loin de son pays natal, au carrefour de trois chemins. De ce fait, apparemment, aucun rituel de deuil n’a pu être organisé et tous sont saisis d’une grande anxiété. « Et chose plus affreuse encore, poursuit la légende, leur ville était ravagée par le Sphinx, monstre terrible à visage de femme, mi–aigle, mi–lion, qui, chaque jour, dévorait un homme, parce qu’il n’y en avait pas un à pouvoir résoudre l’énigme qu’il leur proposait. » (6)

L’origine de ce fantasme particulier n’est pas mentionnée, mais nous pouvons sans doute possible le mettre en relation avec l’anxiété induite par la perte de la figure paternelle. Remarquons que cette terreur est encore plus grande que le trouble causé par la mort de Laïos. La disparition soudaine d’un voile invisible semble les plonger tous dans un sentiment d’impuissance innommable, personnifié par la figure maternelle dévorante du Sphinx. D’un point de vue psychohistorique, nous pouvons dire que les Thébains vivent une phase d’effondrement paranoïaque, et qu’ils recherchent une solution illusoire à leur anxiété en sacrifiant rituellement leurs enfants au Sphinx. Lorsqu’Œdipe propose de défier ce dernier, les Thébains réalisent inconsciemment qu’il pourrait bien être suffisamment fort pour mettre en place un nouveau fantasme de groupe et devenir leur leader.

Pour saisir l’espoir qu’ils déposent en lui, nous avons l’extrait suivant :

Tous l’accompagnent de leurs prières et de leurs bénédictions jusqu’à la porte de la ville. Ils le quittent là, car celui qui a dessein d’affronter le Sphinx doit s’en aller seul à sa rencontre et nul ne saurait lui venir en aide. (7)


Œdipe face à la violence maternelle

Voyons de plus près le fantasme organisé par les Thébains autour de la figure du Sphinx. Tandis qu’Œdipe s’avance hardiment vers ce dernier, poursuit l’histoire, son cœur bat parce qu’il lui apparaît d’abord « comme un oiseau puissant dont les grandes ailes d’or et d’airain miroitent aux rayons du soleil, qui l’enveloppent d’une auréole de lumière. Et au centre de ce cercle lumineux, brille un visage pâle et beau comme une étoile au lever de l’aurore ». (8) La figure maternelle se tient sur un rocher surélevé, de sorte qu’Œdipe la contemple depuis le bas, exactement comme il voyait sa mère alors qu’il était nourrisson. Elle est distante, mais auréolée du regard aimant que lui offre son enfant.

Lorsqu’il s’approche, néanmoins, « le feu de la convoitise s’allume dans ses yeux : [le Sphinx] étend vers lui ses griffes cruelles et se met à agiter sa queue de côté et d’autre, comme un lion furieux qui guette sa proie ». (9) Et c’est – bien sûr – ainsi que se comporta sa mère envers lui. Ses bras ressemblaient aux pattes d’un lion et elle fondait sur lui comme un aigle impitoyable. Œdipe comprend alors que celle qu’il avait inconsciemment idéalisée comme la plus belle des femmes, était en fait le plus vil des monstres au cœur meurtri par la convoitise et la cruauté. C’est elle, Jocaste, qui – au bout du compte – l’abandonna à son sort cruel sur le Mont Cithéron pour conserver les privilèges de son rang.

 

Devant le Sphinx, Œdipe fait face à la violence maternelle (10).

 

Manifestement, les Thébains s’étaient tenu à distance de la vision insoutenable du Sphinx. Ils avaient choisi un leader puissant – Laïos – pour refouler la violence de l’homicide maternel. Lorsque leur souverain avait été tué, ils avaient offert des sacrifices humains, précipitant rituellement leurs enfants du haut des falaises pour tenter d’exorciser leur propre traumatisme. Seul celui qui aurait le courage de regarder cette réalité en face pourrait les délivrer – pour un temps – de la malédiction fatale.

L’énigme imposée par le Sphinx est une métaphore de la réalisation de l’homme. Le fait qu’elle soit gardée par une figure maternelle en dit long sur l’enjeu que représente la relation mère–enfant dans l’accomplissement de l’adulte. Voici cette énigme:

À l’aurore, il se traîne sur quatre pieds; à midi, il marche sur deux; le soir, c’est sur trois qu’il avance en chancelant. Quel est cet être, jamais le même et cependant jamais plusieurs, mais un seul ? (11)

Ayant traversé à Delphes la terreur qu’il avait de son père, Œdipe résout sans difficulté la sordide devinette et se libère de l’emprise maternelle : « Quel serait cet être, sinon l’homme ?» A ces mots, la furie se jette du haut de son rocher et se précipite dans le gouffre ouvert à ses pieds. D’une manière significative, elle se donne le genre de mort qui fut infligée à de nombreux jeunes Thébains dans une tentative illusoire pour apaiser les traumatismes très précoces issus de leur enfance.


La disgrâce d’Œdipe

Nous avons vu jusqu’ici qu’un mode de parentalité basé sur l’infanticide – tel qu’il prévalait dans la Grèce antique – est l’origine inconsciente des évènements relatés dans le mythe d’Œdipe. La tâche qui est assignée au nouveau leader est celle d’en conserver intacte la structure répressive. Nous savons que l’histoire ne connaîtra pas une fin heureuse. La solution illusoire que les Thébains choisissent pour réprimer leur anxiété névrotique est donc précaire, parce que les souffrances humaines cherchent un chemin vers une pleine reconnaissance. Finalement, Œdipe se crèvera les yeux et nous examinerons la portée symbolique de cet acte. Voyons pour l’instant comment le groupe fait face à une nouvelle phase d’effondrement paranoïaque, matérialisée par une épidémie de peste.

Selon la légende, une clameur d’allégresse salua la mort du monstre et Œdipe fut proclamé roi sur l’heure, parce que « qui, mieux que le vainqueur du Sphinx, le sauveur de la cité, était digne de régner sur eux? » (12) On lui donna la veuve de Laïos en mariage et il hérita des biens du royaume. Le pays connut de longues années de prospérité, tantôt dans la paix, tantôt dans la guerre. Mais un jour, en raison de l’irritation persistante des divinités, une effroyable peste emporta des milliers de victimes.

Il est intéressant de revenir sur l’interprétation que Freud fit de ce mythe, au moment où s’accomplit la seconde prédiction de l’oracle de Delphes et qu’Œdipe devient l’époux de sa mère. Pour la première fois en 1897, dans une lettre à Wilhelm Fliess, le fondateur de la psychanalyse décoda la destinée tragique d’Œdipe comme le point nodal d’un désir infantile incestueux. Il écrivait:

J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants, même quand leur apparition n’est pas aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques (…). La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe, et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité. (13)

On ne peut qu’être perplexe en considérant le décalage existant entre le mythe et son interprétation par Freud. Aucun indice n’atteste l’existence d’une « compulsion » qui entraînerait Œdipe – prétendument hystérique – vers sa mère biologique. Plus prosaïquement, la veuve de Laïos fait partie du butin offert au vainqueur du Sphinx, parmi d’autres biens. Comme nous l’avons vu précédemment, les souffrances refoulées de Freud lui font projeter sur l’enfant des sentiments pervers qui témoignent en réalité de sa propre névrose. Malgré cela, la vulgarisation du complexe d’Œdipe tel qu’il fut imaginé par Freud a contribué à voiler d’une suspicion pathologique tout l’amour qu’un enfant manifeste naturellement envers sa mère.

Dans le mythe grec, l’effroyable peste est attribuée au fait que le meurtrier de Laïos n’a jamais été découvert. Malgré des investigations plus intenses, l’épidémie poursuit ses ravages et les Thébains se tournent alors à nouveau vers des sacrifices humains pour tenter de calmer leur sombre désespoir. Une génération s’est écoulée depuis le couronnement d’Œdipe. Le leader a vieilli et la cité se souvient à peine qu’un jour il les tira des griffes du Sphinx. Une nouvelle issue fantasmatique est sur le point d’émerger: le sacrifice du leader lui–même.


Une prophétie auto–accomplie

Pour tirer l’affaire au clair, Œdipe interroge Tirésias, le devin aveugle qui a connu six générations de mortels. C’est lui qui – bien des années auparavant – avait rapporté la malédiction d’Apollon prédisant que Laïos serait tué par son premier fils. Tirésias se refuse d’abord à parler, mais devant les insinuations d’Œdipe qui le soupçonne de cacher la vérité, il finit par prononcer une nouvelle imprécation:

Malheur à toi, Œdipe, malheur à toi! Car tes yeux voient et cependant tu n’aperçois pas ce que tu es, et tu ne discernes point tes propres actes. Bientôt, étranger sur une terre étrangère, tu erreras privé de la vue, tâtant le sol de ton bâton; et, à l’ouïe de ton nom et de ton crime, les hommes s’éloigneront de toi, remplis d’horreur. (14)

Pourquoi l’omniscient Tirésias ne mentionne–t–il pas le crime que Laïos a commis sur son propre fils? Quelle est cette crainte mortelle qui se glisse dans le cœur d’Œdipe, pareille à un reptile visqueux et rampant? Manifestement, ce n’est pas une vérité qui saisit celui–ci mais un nouveau mensonge, un message contradictoire qui crée dans son esprit ce que les psychologues nomment aujourd’hui un double nœud. Œdipe est prisonnier de la sentence qui le rend coupable du meurtre de son père en dépit de son innocence. C’est ce conflit intrapsychique qui caractérise le destin d’Œdipe et fait de lui un personnage si proche de nous. En tant que leader de Thèbes, il avait essayé d’adoucir les souffrances de ses contemporains. Maintenant, il va également supporter le poids de leur aveuglement.

Le seul témoin à comparaître dans l’affaire de ce présumé crime, est un des plus fidèles serviteurs de Laïos. C’est lui qui fut chargé d’exécuter la sentence de mort prononcée contre Œdipe, lui encore qui estropia l’enfant avant de l’abandonner à l’un des bergers de Polybe. Questionné par Œdipe, il commence par nier, puis est contraint d’avouer. Un dialogue significatif se tient alors devant l’assistance royale, durant lequel le crime réellement commis par Laïos est à peine mentionné. D’une manière prévisible, le fils victime devient bientôt le bourreau de son père :

Œdipe: – Qui t’avait chargé de me mettre à mort sur la pente de la montagne ?
Serviteur: – N’en demande pas davantage, ô roi, je t’en conjure! Il est des choses qu’il vaut mieux taire.
Œdipe: – (…) Parle, je te l’ordonne. Dussé–je même apprendre de toi que je suis fils d’esclave, je suis prêt à le supporter.
Serviteur: – Tu n’es pas fils d’esclave, mais de race royale. Ne m’en demande pas davantage, ô roi!
Œdipe: – Parle, vieillard, parle. Ton silence excite mon courroux. Je t’obligerai à tout dire, dussé–je employer la violence.
Serviteur: – Oh! Ne porte pas sur moi des mains cruelles! C’est par égard pour toi que je voulais me taire. Je t’ai reçu de ta mère, et ton père était? le roi Laïos. Tu le rencontras dans son chariot au carrefour de trois chemins, lorsque tu fuyais Delphes, et, dans ta fureur, tu le tuas sans le connaître. Malheur à moi! Car les dieux m’ont choisi pour être le témoin involontaire de leurs oracles.
(15)

Par la bouche du fidèle serviteur, trois secrets sont mis à jour successivement: l’infanticide ordonné par le père, les origines royales d’Œdipe et les circonstances de la mort de Laïos. Mais seul le dernier retient l’attention de l’assistance parce que la culpabilité d’Œdipe a déjà été établie par l’oracle. Au contraire, Laïos et Jocaste – les parents infanticides – ne sont pas remis en question: les Thébains n’ont simplement pas la maturité affective nécessaire pour le faire. La légende raconte que, de prime abord, ceux–ci eurent de la peine à saisir le sens des paroles prononcées par le serviteur. Mais lorsqu’ils comprirent que l’épouvantable prédiction s’était accomplie et qu’Œdipe avait tué son père, un tumulte s’éleva de la foule.

Il y a une autre raison qui explique cette issue prévisible. Œdipe est un enfant abandonné, condamné à mort par ses parents biologiques. Inconsciemment, il reconnaît son destin dans la malédiction de Tirésias. Il remet donc à nouveau sa vie entre les mains d’une projection parentale représentée par la foule en colère, avec ces paroles :

Chassez–moi de ce pays, ô peuple de Thèbes! Traitez–moi comme il vous semblera bon; car les dieux ont fait de moi un maudit et un impur, et ma mort seule vous délivrera de la peste. (16)


Tirésias, porte–parole du rejouement

Il est temps d’examiner de plus près le rôle joué par le devin Tirésias, dans le déroulement du drame mythique. Ce personnage central avait prédit à Laïos qu’il serait tué par son premier fils, justifiant la décision du roi d’exposer Œdipe sur le Mont Cithéron. C’est lui également – bien des années plus tard – qui dévoile à ce dernier son destin funeste d’aveugle errant. Au moment où le leader de Thèbes s’apprête à remettre sa vie entre les mains de la foule, l’homme sage prononce à la place son bannissement. Alors, écrasé de honte et de douleur, Œdipe arrache ses propres yeux – « témoins de ces choses inconcevables » – accomplissant ainsi la prédiction de Tirésias. Les mortels semblent n’être que des pantins dans les mains des dieux, tels que prophètes et prêtresses s’en font les porte–parole. Mais le sont–ils vraiment ?

Pourquoi Laïos eut–il foi en la malédiction d’Apollon ? Pourquoi Œdipe prit–il les mots de la prêtresse de Delphes pour une vérité? Enfin, pourquoi les Thébains ne mirent–ils pas en doute l’imprécation de Tirésias en se fondant sur la bonne foi et la droiture d’Œdipe ? Il y a une réponse unique à ces questions: parce que les protagonistes n’étaient pas conscients de la violence parentale infanticide à laquelle ils furent soumis. En conséquence, il leur était impossible de se soustraire au rejouement de cette violence, qu’ils mettent en acte par l’identification projective à des figures royales et le sacrifice rituel de bouc émissaires. Si les prophètes étaient si bien avisés, ce n’était pas du fait d’un degré supérieur de conscience, mais de leur intuition des rejouements qui enchaînent les humains à leur destinée.

Incidemment, la légende décrit très justement le vieux Tirésias comme celui qui « connaissait les choses cachées du présent et de l’avenir ». Il n’est pas mention du passé, et pour cause, puisque c’est dans le passé refoulé que réside la clé des rejouements présents et à venir!

Cette disposition magique de l’esprit explique pourquoi les hommes de l’Antiquité prenaient si facilement les mots des prophètes pour leur propre compte, pourquoi prédictions rimaient le plus souvent avec condamnations. Il y avait des émotions interdites que personne ne pouvaient ressentir, et Œdipe était allé plus loin que ce qui était communément accepté en ces temps. Tirésias le condamne précisément sur cette transgression :

Œdipe, n’accuse pas les dieux de ton destin fatal. Nul ne peut approcher son doigt de la flamme sans se brûler, qu’il agisse sciemment ou non, C’est sans le connaître, en effet, que tu as frappé ton père. Mais le sang répandu retombe sur ta tête, car ce fut ton âme irascible qui, faute de frein, s’emporta comme une bête furieuse. Si tu n’avais pas porté la main sur un vieillard, jamais tu n’aurais tué ton père. (17)

Finalement, qu’est–ce que symbolise l’aveuglement qu’Œdipe inflige à sa propre vue, se condamnant à vivre dans l’errance pour le restant de ses jours? Depuis toujours, il a porté le secret de ses origines. Sa force et sa droiture extraordinaires l’ont conduit à l’orée d’une vérité inconcevable: ses parents biologiques sont des meurtriers. Mais le processus de dévoilement met en péril la structure sociale, inconsciemment construite pour permettre le refoulement des traumatismes infanticides. Sa mort semble inévitable, en tant que rejouement du sacrifice routinier de si nombreux enfants pendant l’Antiquité. Lorsque Tirésias prononce à la place un bannissement, ce dernier fait également la promesse suivante:

Et cependant, dans le miroir confus de la prophétie, je crois te voir, reposant dans un bosquet d’arbres sacrés, gardien tutélaire du pays qui sera ton dernier asile, après que tes pieds auront parcouru jusqu’au bout la voie de l’expiation et que les jours de ton pèlerinage seront accomplis. (18)

L’aveuglement et l’errance sont pour Œdipe une alternative à la mort. C’est le prix qu’il paie pour ce qu’il a vu. Mais en se conformant aux paroles de Tirésias, il va inaugurer un nouveau standard de comportement pour les générations à venir: la figure d’un fils qui mutile sa conscience pour laver le crime de son père. Parce qu’il a su dompter son âme fougueuse et porter la peine de son prétendu péché, Œdipe incarne une structure de refoulement d’un type nouveau, qui préfigure la personnalité ambivalente du Moyen âge.

Marc–André Cotton

© M.A. Cotton – 04.2001 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) E. F. Buckley (traduction de S. Godet), Légendes de la Grèce antique, Librairie Payot & Cie, 1931, p. 17.

(2) Ibid.

(3) Ibid., p. 15.

(4) Ibid., p. 20.

(5) Ibid., p. 21.

(6) Ibid., p. 20.

(7) Ibid., p. 22.

(8) Ibid.

(9) Ibid., p. 23.

(10) Gravure tirée de E. F. Buckley, op. cit., p. 25.

(11) Ibid., p. 23.

(12) Ibid., p. 27.

(13) Lettre du 15 octobre 1897, citée par Elisabeth Roudinesco et Michel Plon in Dictionnaire de la psychanalyse, éd. Fayard 1997, p. 744.

(14) E. F. Buckley, op. cit., p. 29.

(15) Ibid., p. 33.

(16) Ibid., p. 24.

(17) Ibid., p. 35.

(18) Ibid.