> Accueil

> Rechercher

> Télécharger

>  

 

> Revue Regard
> conscient

> Copyrights



Secrets de famille : ouvrir la boîte de Pandore

par Bernard Giossi

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 1 (avril 2002)


Résumé : Le terme de secret de famille est très coloré de romantisme, une manière détournée de rejeter une réalité si commune... chez les autres. Comment le silence est-il vécu par l’enfant ? Et quelles découvertes attendent celle ou celui qui se risque à briser l’omertá familiale ? Témoignage et réflexion d’un rescapé de son enfance.

 

Je comprends aujourd’hui mon ancienne fascination pour les films qui traitaient de la mafia et de l’omertá. Cette société, repliée sur elle-même et auto-justifiant tous les dénis de justice au nom de la conservation de la famille, me parle de ma famille. Il ne s’agit pas que de bouches closes, mais d’une structure de manipulation de la vérité, de valorisation du déni de l’être et d’occultation de la réalité.

Enfant, jamais cette terminologie de secret de famille n’a été utilisée devant moi par mes parents. Ma mère s’est en tout temps défendue de cacher quoi que ce soit. Elle revendiquait une transparence qu’elle n’avait jamais connue et qu’elle croyait mettre en œuvre dans sa vie d’adulte. Comment l’aurait-elle pu ?


Autisme paternel

Mon père ne parlait pas de lui-même, ni de sa famille, ni de rien d’autre de personnel. Il donnait l’impression de n’avoir aucun lien avec ses parents, proches ou lointains. Il bégayait fortement dès qu’il était sujet à une quelconque émotion. L’humiliation qu’il ressentait alors le mettait dans une violente colère qu’il contenait avec peine, et qui empirait encore son bégaiement. Pourquoi papa parle-t-il comme ça ? Pourquoi me fait-il mal chaque fois qu’il me touche ?

C’était incompréhensible et terrifiant. J’ai su très tôt qu’il me fallait dissimuler mon étonnement et mes questions sous peine de recevoir sa fureur de plein fouet – et ce n’est pas une métaphore.

L’omertá était quasi complète, rompue rarement, par exemple dans des situations de reproches associés à des sentiments d’injustice : Moi, quand j’avais ton âge, c’était deux claques et au lit... Moi, si j’avais osé répondre ainsi à mon père, il m’aurait tué ! C’est par bribes infimes, et surtout par ma mère, qu’à plus de trente ans j’ai commencé à reconstituer partiellement ce qu’avait vécu mon père. Tout petit enfant de trois ans, il fut envoyé par ses parents à des oncles restés au pays. Qu’a-t-il vécu ? Que lui a-t-on fait subir ? Quand ses parents l’ont enfin repris, il ne parlait plus, ne bougeait plus. Lorsqu’il épousa ma mère, il n’alignait pas trois mots d’affilée. L’autisme de mon père m’a réduit au silence et à l’isolement. Pourquoi mes grands-parent ont-ils voulu donner leur second fils à ces parents ?


Le prix du silence

Mon père a vécu terriblement cet abandon, il en est resté marqué à vie. Je suis moi-même second fils, et la crainte d’être donné à d’autres a marqué toute mon enfance, chaque fois que mes parents me confiaient à une tierce personne. Cette épouvante incarnée en mon père fut confirmée par la suite. Mon grand-père était autoritaire et violent, il battait régulièrement ses fils au retour du travail, à la demande-même de leur mère qui se déchargeait ainsi des basses-œuvres et préservait son image de bonne mère.

Jusqu’à l’âge de neuf ans, j’ai habité une maison avec ma famille maternelle: grand-parents, tante et oncle, cousins et cousines. Compliments, reproches, alliances, récriminations, ce que j’entends m’est souvent incompréhensible et toute demande d’explication me vaut d’être humilié et chassé. Ce sont les affaires des adultes et ma présence n’est tolérée qu’au prix de mon silence. Mon simple regard semble générer chez eux de la culpabilité et de la colère dont je deviens le support.

Dans cette communauté de vie, les rôles sont distribués et chacun semble s’y tenir. Je vois maman accourir et obéir au doigt et à l’œil, soumise et effrayée devant sa mère. Je souffre de la voir s’humilier pour essayer d’obtenir quelques mots d’approbation. Je vois grand-mère régner par la terreur sur tous les habitants de la maison: agression physique, délation, mensonge, humiliation ? Pourquoi se comporte-t-elle ainsi ? Pourquoi le père de grand-mère était-il interdit de toucher ses petites-filles ? Mystère, silence.

Pourquoi le papa de maman n’avait-il pas le droit d’entrer dans la chambre de ses filles ?

Pourquoi ma mère et sa sœur qui, enfants, dormaient dans le même lit, étaient-elles le soir séparées par une planche de bois installée entre elles ?


Mort ébouillanté

Ma mère avait un frère aîné, Roger, qui est mort ébouillanté (à deux ans et demi) par sa grand-mère. Que s’est-il passé ? Pourquoi est-il interdit de prononcer son prénom et même d’évoquer son existence ? Pourquoi grand-mère se bourre-t-elle de Valium ?

Ce que je saisis des conversations des adultes, j’ai appris qu’il me faudra le taire. Le secret est tout entier dans cette stratégie de séparation des faits de leurs causes. Ces ruptures cumulées rendent possible une amnésie générale connue sous le nom valorisant de secret de famille.

Longtemps, famille eut pour moi le sens de noyau. Un noyau atomique... dont la remise en cause impliquerait quelque chose d’inconnu et d’incontrôlable. C’est un univers à quatre d’où toute fuite m’est présentée comme terrifiante, voire mortelle. Le secret était tel que pendant quarante ans j’ai cru que chez nous, il n’y en avait pas! J’ai subi et me suis fait subir cette dynamique d’étouffement de la vérité, m’interdisant inconsciemment tout souvenir, mettant au compte de mes compagnes et de mes amis mes propres difficultés relationnelles, ma propre souffrance.

Un soir, sur un quai de gare, je venais de faire à ma compagne de violents reproches ; excédée elle me répliqua : Mais Bernard, c’est de ta mère que tu avais besoin, qui devait t’écouter, c’est ta mère qui est sourde... pas moi! Je restai stupéfait, comme si l’obscurité se déchirait, et m’écroulai en larmes. Jamais cette réalité ne m’était apparue dans son évidence. Jamais je n’avais fait le lien entre ce que j’exigeais et ce que je n’avais pas eu.


Désir de conscience

Par mon travail de recherche intérieure, je sais aujourd’hui quelle fut mon enfance et quels sentiments j’ai vécus. Mais cette mise en lumière n’est pas en soit suffisante. La restauration de mon autonomie passe par la reconnaissance des dynamiques qui animent ma lignée. Il est vital de traverser les interdits familiaux et d’en reconnaître les modes relationnels. Ils s’appliquent à moi et je les applique aux autres.

J’ai été mis en danger de mort lors de ma naissance : ma mère m’empêcha de naître. Puis elle m’exila seul dans une chambre, ne m’allaita pas. Lorsque mon père, ivre de colère, me brutalisa afin que je cesse d’exprimer ma souffrance, elle ne me défendit pas, au contraire, cela lui permettait de revivre sa propre terreur. Chaque acte était une mise en acte de leur propre vécu non reconnu. Mes parents se sont inconsciemment choisis pour cette raison précise. Ma mère ne m’entendait pas, elle était réellement sourde à mes hurlements qui lui rappelaient ceux de son frère brûlé vif, ceux de ses parents fous de chagrin et de culpabilité... et qui n’éprouvaient plus aucun intérêt pour elle.

Lorsque la lumière est faite et que je me reconnais ma place dans notre histoire, il n’est plus question de haine ou de reproches. Il y a l’espace nécessaire pour vivre les vrais sentiments et la compréhension de ce qui a généré et propagé la souffrance. Il s’agit de retrouver la cohérence inhérente à la réalité. Il ne s’agit plus de faute mais de responsabilité, ce qui implique un désir de conscience. La Vie a un sens.

Bernard Giossi

© B. Giossi – 04.2002 / www.regardconscient.net


Pandora

Selon la mythologie, l’ouverture de la Boîte de Pandore serait à l’origine du déversement sur la terre de tous les maux, des crimes et des vices. Dans mon enfance, ce mythe, sous une forme abrégée (et donc manipulée), servait explicitement à me faire admettre que la curiosité est d’abord un défaut de fille (et donc que moi, un garçon, je ne devais pas poser de questions) et ensuite que voir et savoir m’exposerait à un grand danger.

Pandora est la première Femme. Son nom signifie celle qui détient tous les dons (de pan, tout, et doron, don) et aussi celle qui les offre. Elle fut créée par Héphaïstos, fils de Zeus, à la demande de celui-ci. Ce qu’on ne disait pas, c’est que Zeus fit créer Pandora et la dota de la fameuse boîte pour se venger de Prométhée qui lui avait volé un peu du feu céleste pour le donner aux hommes. Zeus, maître des dieux, aurait pu détruire les hommes ainsi que Prométhée, mais il est dit qu’il préférait faire usage de la ruse1 plutôt que de la violence directe. Le plan de vengeance ourdi par Zeus était de déchoir les hommes de leur immortalité. Pour rendre les hommes mortels il fallait leur donner vie, pour leur donner vie il fallait qu’ils naissent. Et s’ils naissaient, un jour ils mourraient.… Ce qui est inhérent à la nature devenait une malédiction.

En tant que première Femme, Pandora est aussi la première Mère. Tant qu’elle n’a pas enfanté, ce que recèle son ventre est un mystère, d’où la boîte mystérieuse offerte à son époux. Lorsque l’enfant naît, la puissance de sa vitalité et la force sans compromis de sa présence vont révéler les souffrances et les peurs, le refoulement terrible de ses parents et de son entourage. Les adultes projetteront sur lui qu’il est l’origine de leur souffrance alors qu’il en est le miroir. Celui qui sort du ventre jarre2 est identifié aux maux, douleurs et vices qu’il prend sur lui de révéler. Sa vie est prise comme symbole de la perte de l’immortalité.

B. G.


Remémoration

Qui aujourd’hui nie que notre passé conditionne notre présent ? Manquer de mémoire ou la perdre est considéré comme un évènement grave dans la vie d’un homme. Que se passe-t-il lorsqu’on perd quelque chose ? La poche est trouée ? Le sac oublié ?

Dans tous les cas, force est de constater qu’a eu lieu une rupture dans une continuité, d’où surgit une émotion. La surprise devant l’absence, l’incompréhension. Mais les causes réelles de l’évènement, sa situation dans un vécu plus large sont rarement prises en compte. C’est pourtant bien là que se situe la vraie rupture. Le présent est coupé du passé, il est isolé de sa continuité.

Je sors de chez mes amis, après une bonne soirée. J’approche de ma voiture. Pas de clés! Qu’est-ce que je sens ? De l’énervement. Avant je me sentais joyeux, maintenant je suis agacé. Où donc est passé mon contentement ? Pourquoi ai-je besoin de casser ma joie ? Voilà la vraie rupture, celle que j’opère dans mes sentiments.

Depuis le tout premier âge, la faculté naturelle de mémoire est détournée par le parent pour soumettre le jeune être à sa volonté, en l’obligeant à mémoriser ce qu’il attend de lui. L’enfant est ainsi détourné de sa mémoire naturelle au profit des besoins éducatifs de l’adulte. Il ne sera jamais reconnu que le but est de réduire l’enfant en un ensemble de fonctionnalités utilisables à merci.

Ainsi dépossédé, l’être n’a plus accès à sa vie dans sa continuité. Son présent, secoué par des éruptions émotionnelles souvent ressenties comme excessives et donc coupables, lui semble incohérent, parfois même terrifiant. Certes, ce qui est vécu est mémorisé. Mais ce souvenir n’est pas réductible à un élément stocké, il participe de ce qui est vécu à chaque instant et le transforme en permanence. La mémoire est partie intégrante de la Vie, de ses changements, de son évolution. La conscientisation de notre mémoire individuelle et collective relève de notre responsabilité puisque c’est d’elle que dépend la reconnaissance de notre humanité.

B. G.