Il y a des moments de l’enfance qui marquent particulièrement. C’est le cas lorsque l’adulte emporté par sa propre souffrance utilise l’enfant pour ses propres besoins névrotiques. Ce dernier devient le support des projections inconscientes que le parent fait sur lui. Parfois, les rôles se renversent : l’adulte immature exige alors de l’enfant qu’il se comporte comme la bonne mère ou le bon père qu’il n’a pas eu.
Dans les cas les plus extrêmes, l’enfant n’existe que pour satisfaire le besoin du parent. Une mère violente explique ainsi pourquoi elle battait son nourrisson : « Je ne me suis jamais sentie aimée de ma vie. Lorsque le bébé est né, j’ai pensé qu’il m’aimerait. Lorsqu’il pleurait, cela voulait dire qu’il ne m’aimait pas. Alors je le battais. » (2)
Rituels d’exorcisme
Le terme de projection désigne le mécanisme par lequel une personne attribue inconsciemment à une autre personne une part de sa souffrance refoulée. Tout au long de l’histoire et dans toutes les sociétés, les enfants ont tenu ce rôle de poubelle émotionnelle* avec une étonnante constance. Par exemple, ce mécanisme psychologique a longtemps justifié la doctrine du péché originel selon lequel « le nouveau-né est rempli des souillures du péché, héritées de nos premiers parents à travers nos entrailles. » (3) Initialement, le baptême était un rituel d’exorcisme et lorsque l’enfant pleurait, on disait qu’il était possédé par un démon.
*Poubelle émotionnelle
Cette métaphore désigne la manière dont l’enfant devient le réceptacle non consentant des émotions de l’adulte. Sans une certaine maturité émotionnelle, ce dernier ne peut s’abstenir d’attribuer au comportement de l’enfant l’origine de son mécontentement ou de son mal-être. En réalité, le parent souffre des séquelles de sa propre enfance, refoulées et réactivées par l’expression spontanée de l’enfant.
En conséquence, une incroyable variété de moyens répressifs a été mise en œuvre afin de contrôler l’enfant ou - plus précisément ce qu’on projetait sur lui. Ainsi, l’emmaillotement des nourrissons servait-il à préserver le corps du bébé de malformations diaboliques. De même, les bastonnades de routine étaient conseillées pour faire sortir le démon hors du corps : « Dans chaque personne il y a le Bien et le Mal, expliquait un enseignant juif du XIXe siècle à l’élève qu’il s’apprêtait à battre avec une lanière de cuir. Le Bien a sa propre localisation, qui est dans la tête. Le Mal a la sienne également et c’est là que vous recevez le fouet. » (4)
Exécutions publiques
Dans l’Antiquité, des masques effrayants étaient utilisés pour terroriser l’enfant et le faire obéir, selon l’idée que « les images terrifiantes découragent l’enfant qui veut de la nourriture, un jeu ou tout autre chose inconvenante. » (5) En Allemagne, jusqu’à très récemment, des fagots de verges apparaissaient dans les vitrines de Noël, rappelant la figure du Pelznickel qui menaçait les enfants avant de leur donner des cadeaux.
Il fallut attendre le XIXème siècle pour qu’un des premiers défenseurs de la condition enfantine condamne cette attitude, en apportant des preuves médicales que les enfants terrorisés « tombaient fréquemment dans la folie. » (6) Mais cet auteur lui-même ne pouvait échapper à la compulsion qui l’obligeait à répéter les traumatismes de son enfance. Pour donner à son jeune fils une leçon de prudence, il expliquait par exemple comment il loua les services de trois brigands qui les «attaquèrent» lors d’une promenade en forêt. Armé de son seul bâton, le père désarma les bandits et tira parti de cette mise en scène «éducative» pour accroître la main mise qu’il avait sur son fils.
Les enfants étaient aussi emmenés aux exécutions publiques, au cours desquelles les parents leur faisaient la morale. Le spectacle des suppliciés était encouragé par certains éducateurs humanistes qui, par ailleurs, condamnaient les châtiments corporels. Une fillette de onze ans, que son père avait emmené voir des centaines de cadavres en décomposition dans une crypte pour surmonter sa peur, raconte ainsi l’attitude de son père : « Lorsque papa vit combien j’étais horrifiée, il ne fut pas en colère mais au contraire très gentil, et dit que je devais surmonter ma peur et toucher l’un d’entre eux, ce qui me choquait terriblement. Leur peau était toute sombre et sèche sur les os, et si rigide qu’on aurait dit du marbre. » (7)
En l’occurrence, l’attitude aimable du père est un exemple d’attention projective: après avoir infligé à sa fille cette sordide mise en actes en raison des projections qu’il avait faites sur elle, l’éducateur semble se ranger du côté de l’enfant. Mais il cherche en fait l’apaisement de ses propres souffrances refoulées.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 05.2002 / www.regardconscient.net
La loi et l’enfant
Il y a cinq ans, la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est entrée en vigueur en Suisse. Depuis, plusieurs jugements du Tribunal Fédéral se sont appuyés sur elle.
Le 18 avril 1999 a eu lieu le rajout dans la nouvelle Constitution Fédérale de l’article 11 (ci-dessous) qui parle de la protection de l’intégrité de l’enfant, c’est une première. Ainsi le statut légal de l’enfant change: d’objet de droit, il devient sujet de droit. L’Institution prend enfin acte de ce que l’enfant est un être humain à part entière (et non plus en devenir), qu’il a une parole qui a une valeur et dont on peut tenir compte. C’est un premier pas qui révèle la lenteur et les résistances des adultes à reconnaître le droit imprescriptible de l’enfant à son intégrité.
B. G.
Art.11 Protection des enfants et des jeunes
1 Les enfants ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement.
2 Ils exercent eux-mêmes leurs droits dans la mesure où ils sont capables de discernement.
Notes :
(1) La psychohistoire s’intéresse aux motivations inconscientes qui sous-tendent l’Histoire. Les informations de cet article sont extraites de Lloyd deMause, Foundation of Psychohistory, disponible à l’adresse www.psychohistory.com.
(2) Cité par L. deMause, op. cit., chapitre 1.
(3) Richard Allestree, The Whole Duty of Man, London, 1766, p. 20.
(4) Shmarya Levin, Childhood in ExHe, New York, 1929, pp. 58-59.
(5) Dio Chrysostom, Discourses, vol. 1. p. 243 et vol.5. p. 107.
(6) John Paul Friedrich Richter, Levana or the Doctrine of Education, Boston, 1863, p. 288.
(7) Harriet Bessborough, Lady Bessborough and her family circle, London, 1940, pp. 23-24.