> Accueil

> Rechercher

> Télécharger

>  

 

> Revue Regard
> conscient

> Copyrights



Freud et son père

par Philippe Laporte


Résumé : Les théories de Freud sont un reflet de ses névroses, qu’il croit universelles. Son aversion pour le comportement sexuel de son père est à l’origine du complexe d’Œdipe.


Jakob Freud occupe dans la vie de son fils Sigmund une place prépondérante, mais ses rapports avec lui sont extrêmement ambivalents. Peu d’hommes ont exprimé avec autant de conviction que Sigmund Freud,dans sa théorie du complexe d’Œdipe, leur désir de tuer le père.

Il se dit pourtant très attaché à Jakob, son vieux père. Au cours de l’été 1908 (1), soit 12 ans après la mort de son père survenue le 23 octobre 1896, en préfaçant la seconde édition de L’Interprétation des rêves, Freud écrit :

[Ce livre est] un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l’événement le plus important, la perte la plus déchirante d’une vie d’homme. (2)

12 ans plus tôt, 3 jours après la mort de son père, Freud écrivait à son ami Wilhelm Fliess :

La mort de mon vieux père m’a profondément affecté. […] Il a joué un grand rôle dans ma vie. (3)

Mais on lit quelques lignes plus loin :

Il faut que je te raconte un joli rêve que j’ai fait pendant la nuit qui a suivi l’enterrement. Je me trouvai dans une boutique où je lisais l’inscription suivante :

ON EST PRIÉ DE FERMER LES YEUX

J’ai tout de suite reconnu l’endroit, c’était la boutique du coiffeur chez qui je vais tous les jours. Le jour de l’enterrement, j’avais dû attendre mon tour et étais, à cause de cela, arrivé un peu en retard à la maison mortuaire. […] La phrase de l’écriteau a un double sens. (4)

 

Abus sexuels

Ce double sens, Freud le donne dans L’interprétation des rêves où, revenant sur ce rêve, il écrit la phrase de deux façons : On est prié de fermer les yeux et On est prié de fermer un œil. Il précise ensuite la signification de l’expression allemande « fermer un œil » : user d’indulgence (équivalente à l’expression française « fermer les yeux ») (5).

Le puissant attachement filial de Freud le conduit donc à éprouver le besoin de fermer les yeux sur les fautes de son père. Jakob Freud est en effet coupable d’avoir imposé à plusieurs de ses enfants de pratiquer des fellations sur lui, comme Freud le révèle à Fliess le 11 février 1897 :

La migraine hystérique accompagnée d’une sensation de pression au sommet du crâne, aux tempes et autre, est caractéristique des scènes où la tête est maintenue dans un but de pratiques buccales. (Plus tard une répulsion envers les photographes qui emploient un serre-tête)

Malheureusement mon propre père était un de ces pervers, il est cause de l’hystérie de mon frère (dont les symptômes sont dans l’ensemble des processus d’identification) et de certaines de mes sœurs cadettes. La fréquence de ce phénomène me donne souvent à réfléchir. (6)

Freud pense à ce moment-là avoir découvert la solution d’un problème médical plusieurs fois millénaire en identifiant la cause de l’hystérie, jusque-là mystérieuse. Cette cause réside selon lui dans des abus sexuels subis du père ou d’un oncle pendant l’enfance.

Mais après s’être heurté à l’hostilité de la profession médicale face à cette hypothèse, il change son fusil d’épaule. Il affirme soudain à son ami Fliess cesser de croire que la cause de l’hystérie réside dans des abus sexuels subis pendant l’enfance, car cela l’obligerait à accuser trop de pères, y compris le sien :

Je vais donc commencer par le commencement et t’exposer la façon dont se sont présentés les motifs de ne plus y croire […] Puis la surprise de constater que, dans tous les cas, il fallait accuser le père de perversion, le mien non exclu. (7)

La phrase de Freud sur la nécessité de fermer les yeux sur les fautes de son père prend ici tout son sens.

Et Freud ne le sait d’ailleurs pas, mais sa première hypothèse aurait également pu l’obliger à accuser son ami Wilhelm Fliess. D’après Jeffrey Moussaieff Masson, Robert Fliess, le fils de Wilhelm, aurait en effet été, avant l’âge de quatre ans, victime d’abus sexuels perpétrés par son père. (8)

Il est donc plausible que Wilhelm Fliess ait exercé une influence sur Freud pour le faire renoncer à sa croyance au rôle des abus sexuels dans la genèse des névroses. On sait que les réactions de Fliess par rapport à cette théorie sont négatives et l’affaire Emma Eckstein témoigne de la grande influence de Fliess sur Freud. (9)

Ce que confie Freud sur son père à son ami Fliess est en tout cas dépourvu d’ambiguïté : il accuse son père d’abus sexuels sur ses frères et sœurs, et peut-être sur lui-même. Ce fait est très peu connu en France car l’édition française de la correspondance Freud-Fliess est expurgée. Les rares personnes qui prennent la peine d’en lire l’édition intégrale anglaise ou allemande sont la plupart du temps des psychanalystes qui évitent donc de jeter le discrédit sur les idées défendues par leur propre profession.

 

Répudiation

Jakob Freud, le père de Sigmund, est également soupçonné par certains historiens de la psychanalyse d’une autre faute, celle d’avoir abandonné sa seconde épouse Rebekka et peut-être même de l’avoir conduite au suicide, pour épouser la jeune et belle Amalia Nathansohn – de vingt ans plus jeune que lui – qui deviendra la mère de Sigmund.

Jakob Freud naît le 18 décembre 1815 à Tysmenitz en Galicie. On ignore la date de son premier mariage avec Sally Kanner, ainsi que la date de naissance de Sally. On sait seulement que leur premier fils Emmanuel naît en avril 1833, alors que son père Jakob n’a que 17 ans. La vie sexuelle et amoureuse de Jakob Freud commence donc très tôt, et il n’est pas exclu que ce soit de façon aventureuse avec une femme plus âgée qu’il épouse après l’avoir mise enceinte.

Jakob Freud effectue ensuite de fréquents voyages commerciaux à Freiberg en Moravie et finit par s’y installer à partir de 1840 avec ses deux enfants. Cependant il n’existe aucun indice de la présence de son épouse Sally à Freiberg. On sait par contre par un registre de recensement de Freiberg qu’en 1852 Jakob a épousé une autre femme, Rebekka. Le biographe officiel de Freud, Ernest Jones, affirme que la raison de la séparation entre Jakob et Sally est le décès de cette dernière en 1852, mais Max Schur et Wladimir Granoff affirment que les indices manquent pour le prouver (10). Il n’est donc pas exclu non plus que le couple se sépare pour une autre raison : peut-être Jakob rencontre-t-il Rebekka au cours de ses voyages à Freiberg et abandonne-t-il tout simplement Sally lorsqu’il vient s’y installer.

On ne sait presque rien de Rebekka la seconde épouse de Jakob. Le registre de recensement de Freiberg indique seulement qu’elle est de 5 ans plus jeune que lui. La biographie officielle de Freud établie par Jones fait abstraction de l’existence de Rebekka, mais rares sont aujourd’hui les historiens de la psychanalyse qui doutent encore de son existence et un certain nombre interprètent sa disparition des registres de recensement de Freiberg en 1854 alors qu’elle aurait dû avoir 34 ans, comme le signe de son décès (11). Elle peut avoir été répudiée par Jakob qui épouse en troisièmes noces en 1855 une femme fort belle et de vingt ans plus jeune que lui, Amalia Nathansohn, qui donnera naissance à Sigmund.

C’est à Marie Balmary que l’on doit la mise au jour de certains indices de la possible répudiation de Rebekka par Jakob, et peut-être de son suicide après cette répudiation; il ne s’agit que d’indices, mais qui méritent d’être mentionnés.

 

Bible symbolique

Le premier de ces indices, c’est l’étrange geste de Jakob Freud à l’occasion des trente-cinq ans de son fils Sigmund, âge considéré comme celui de la maturité chez les Juifs de l’Est. Il décide en effet à cette occasion de lui offrir un volume de la Bible familiale Philippson (que Sigmund lisait enfant) et qui en comporte trois, après en avoir fait refaire la reliure. Mais le relieur effectue un bien étrange travail : il place au début quelques livres du second volume de l’édition Philippson (la moitié du second livre de Samuel et les deux livres des Rois) qu’il fait suivre par une grande partie du premier (la Thora). Jakob offre alors cet étrange assemblage à son fils avec une dédicace en hébreux (12).

Théo Pfrimmer pense que Jakob acheta la première édition de la Bible Philippson en fascicules qu’il demanda ensuite d’assembler à un relieur distrait. Il aurait cependant fallu qu’il s’agisse d’un relieur exécrable car d’après Anna Freud qui hérita de ce volume les pages étaient numérotées (de 423 à 672 pour les livres de Samuel et des Rois puis 1 à 966 pour la Thora) (13). Il s’agit donc beaucoup plus vraisemblablement d’un geste intentionnellement exigé par Jakob pour une raison lui appartenant, surtout eu égard à la valeur d’une Bible chez les Juifs.

Les pages que Jakob fait placer par son relieur au début de l’assemblage commencent en plein milieu du second livre de Samuel (chapitre 11, verset 10), au milieu d’une phrase. C’est particulièrement étrange, tous les autres livres étant complets. Or ce onzième chapitre du second livre de Samuel relate l’histoire du Roi David et de Bethsabée. David, se promenant de nuit sur la terrasse de la demeure royale, aperçoit une femme au bain. Frappé par sa beauté, il demande des informations sur elle : c’est Bethsabée, l’épouse d’Urie le Héthéen, alors au combat. Il l’envoie chercher, couche avec elle et la renvoie. Peu de temps après elle fait dire à David qu’elle est enceinte. David fait alors rappeler Urie du combat pour qu’il couche avec sa femme et croit être le père de l’enfant. Mais Urie refuse de prendre du plaisir alors que ses hommes sont au combat. David l’envoie alors à l’endroit le plus dangereux pour qu’il meure au combat, puis épouse sa veuve Bethsabée. Mais l’action de David déplaît à Dieu qui frappe de mort l’enfant du péché. Un second fils naît alors, celui-ci aimé du Seigneur, que sa mère nomme Schlomo (en français Salomon).

Or dans la dédicace qu’il porte sur cette Bible, Jakob appelle son fils Schlomo. Sigmund a en effet reçu le prénom allemand Sigismund, abrégé en Sigmund, qui est la traduction du prénom juif Schlomo (en souvenir de son grand-père suivant la coutume).

L’étrange assemblage demandé par Jakob à son relieur semble donc prendre une signification. Jakob peut vouloir ainsi indiquer à son fils que comme David, il a commis une faute sexuelle, que quelqu’un en est mort et que le prénom Schlomo que ses parents lui ont donné a un rapport avec l’histoire de David et de Bethsabée. Il est possible que Jakob aie répudié son épouse Rebekka pour la jeune et belle Amalia et que Rebekka se soit suicidée. Le prénom de leur premier enfant Sigmund-Shlomo peut avoir été choisi selon la tradition en mémoire de Schlomo le père de Jakob, mais aussi pour qu’il soit aimé de Dieu, comme le second fils du Roi David, malgré la faute de ses parents.

Il ne s’agit que d’une hypothèse, mais qui n’a rien d’improbable, il semble en effet impossible que le relieur auquel s’adresse Jakob effectue son travail de cette façon sans autre raison qu’un invraisemblable manque de professionnalisme. Il n’en est probablement pas à sa première Bible et celle-là, destinée à être solennellement offerte à Sigmund, a suffisamment d’importance dans l’esprit de Jakob pour qu’il exige un travail de qualité. Jakob Freud, très imprégné de culture biblique, peut accorder une grande importance à ce genre de geste symbolique.

 

Statuettes

Le second indice mis au jour par Marie Balmary, c’est la bien étrange habitude de Sigmund Freud d’inviter à sa table les statuettes archéologiques qu’il collectionne. Comme le mentionne Ernest Jones :

Il avait coutume d’apporter à table la dernière de ses acquisitions - généralement une petite statuette - et de la placer devant lui comme un convive. Après quoi, l’objet était remis en place puis rapporté pendant un jour ou deux. (14)

Or Freud, qui déteste la musique, fait une exception pour l’opéra de Mozart Don Juan pour lequel il éprouve une grande passion. Dans cet opéra Don Juan tente de séduire et de violer Anna, la fille du Commandeur. Son père défie Don Juan et meurt dans ce combat. Plus tard, alors que ce dernier traverse le cimetière, la statue érigée sur la tombe du commandeur s’adresse à lui et lui reproche sa faute. Par défi, Don Juan l’invite à dîner chez lui. La statue se rend à l’invitation, provoquant la terreur. Lorsque la statue prend la main de Don Juan, la terre s’ouvre et Don Juan est emporté dans les tourments de l’enfer.

Là encore, il est difficile de croire que son étrange habitude d’inviter des statuettes à sa table n’ait aucune signification pour Freud, l’auteur de la Psychopathologie de la vie quotidienne, qui accorde la plus grande importance à la signification symbolique des actes quotidiens et qui écrit lui-même :

C’est en observant les gens pendant qu’ils sont à table qu’on a l’occasion de surprendre les actes symptomatiques les plus beaux et les plus instructifs. (15)

Instructive, cette habitude de Freud l’est effectivement. Inviter quotidiennement des statuettes à sa table n’est pas un geste courant et il est difficile de ne pas rapprocher cette habitude de Freud de sa passion pour l’opéra de Mozart dans lequel une statue vient à la table de Don Juan lui reprocher une faute sexuelle qui entraîna la mort de quelqu’un, comme dans le cas du Roi David et de Bethsabée.

Marie Balmary attire également notre attention sur un troisième indice. Il s’agit d’une allusion de Freud à une histoire juive dans la lettre qu’il adresse à Fliess pour lui annoncer qu’il cesse de croire à la culpabilité des pères violeurs dans la genèse des névroses de leurs filles. Nous l’avons vu, Freud dans un premier temps pense avoir fait une importante découverte en attribuant la cause de l’hystérie à des agressions sexuelles subies, la plupart du temps du père ou d’un oncle, pendant l’enfance. Puis devant l’hostilité de la profession médicale à son hypothèse, il y renonce. Il écrit alors à son ami Wilhelm Fliess qu’une des raisons qui le conduisent à renoncer à cette idée serait la nécessité d’accuser trop de pères, y compris le sien. Il termine sa lettre en disant son dépit de devoir renoncer à une hypothèse dont il attendait qu’elle lui apporte l’argent et la célébrité :

Une célébrité éternelle, la fortune assurée, l’indépendance totale, les voyages, la certitude d’éviter aux enfants tous les graves soucis qui ont accablé ma jeunesse, voilà quel était mon bel espoir. Tout dépendait de la réussite ou de l’échec de l’hystérie. Me voilà obligé de me tenir tranquille, de rester dans la médiocrité, de faire des économies, d’être harcelé par les soucis et alors une des histoires de mon anthologie (16) me revient à l’esprit : « Rebekka, ôte ta robe, tu n’es plus mariée ! » (17)

Au moment où Freud renonce à accuser les pères de leurs fautes sexuelles, l’histoire qui lui revient en mémoire concerne une Rebekka qui doit renoncer à son bien-être matériel car son mariage est annulé. Pense-t-il à ce moment à la Rebekka que son père aurait répudiée, privée ainsi de toute subsistance et finalement conduite au suicide pour en épouser une plus jeune et plus belle ?


Névrose diabolique

En résumé, de nombreux indices convergent pour affirmer que Jakob Freud n’hésite pas à sacrifier son entourage pour satisfaire ses désirs sexuels. Dès l’âge de 16 ans il met une femme enceinte qu’il abandonne ensuite pour une autre probablement plus jeune. Il abandonne à son tour cette seconde épouse, la privant probablement ainsi de tout moyen de subsistance et la poussant peut-être au suicide pour une troisième encore plus jeune. Il oblige alors ses enfants à pratiquer sur lui des fellations. Par l’histoire symbolique de David et de Bethsabée, il avoue à Sigmund son fils préféré les conséquences dramatiques de son comportement sexuel passé et lui demande peut-être une forme de pardon ou de disculpation. Tout d’abord tenté de dénoncer ces fautes par la publication de sa théorie sur le rôle des agressions sexuelles dans la genèse des névroses, Sigmund éprouve à la mort de son père le besoin de fermer les yeux sur ses fautes sexuelles. Il choisit alors de couvrir les fautes sexuelles des père incestueux par la publication de sa théorie du complexe d’Œdipe qui affirme que ces agressions n’ont pas eu lieu mais ne sont que des faux souvenirs fantasmés par les filles amoureuses de leur père. Dans un cérémonial presque quotidien dont lui seul connaît la signification, il invite alors à sa table des statuettes qui viennent secrètement lui reprocher sa complicité dans les crimes sexuels commis par les pères.

Mais par cette même théorie œdipienne qui disculpe les pères, Freud est parvenu à annoncer au monde son insoutenable désir de tuer le sien. Toute sa vie, il restera tenaillé par ce désir.

Sigmund Freud voit dans le Diable un substitut du père. Dans Une névrose diabolique au XVIIme siècle, il écrit :

Le père primitif des origines était un être à la méchanceté illimitée, moins semblable à Dieu qu’au diable.

Bien sûr, il n’est pas si facile de dévoiler dans la vie psychique de l’individu la trace de la conception satanique du père. (…) Quand des personnes des deux sexes s’effraient nuitamment de brigands et de cambrioleurs, il n’est pas difficile de reconnaître en ces derniers des dédoublements du père. De même, les animaux qui prennent place dans les phobies animales des enfants sont le plus souvent des substituts du père. (18)

Dans le même essai, Freud écrit deux pages plus haut :

À partir de l’histoire secrète de l’individu que l’analyse met au jour, nous savons aussi que la relation au père était sans doute dès le début (…) ambivalente, c’est à dire qu’elle renfermait en elle les deux motions affectives opposées, pas seulement une motion de soumission tendre, mais aussi une motion de défi hostile. (19)

 

Syncopes

Freud n’a jamais caché son ardent désir de tuer son père. Il le clame même à la face du monde en érigeant son mythe œdipien comme édifice central de l’architecture psychanalytique. Il semble intimement persuadé de l’universalité de ce désir masculin. Or il assimile ses relations avec les autres psychanalystes, dont il se considère comme le patriarche, à des relations père-fils. Il projette sur cette famille recomposée formée par lui et ses disciples la structure familiale juive autoritaire et inégalitaire, dans laquelle l’un des fils est élu par le père comme fils aimé. Ce fils jouit de privilèges qui sont refusés à ses frères et sera le seul héritier. Ce futur héritier peut dès lors entrer en rivalité avec le père et souhaiter sa mort, jusqu’au jour où il le détrônera réellement. L’intensité de la conviction de Freud que ce sentiment de rivalité est universel a de quoi surprendre. Carl Gustav Jung sera le premier à jouer, selon les propres termes de Freud, ce rôle de prince héritier. Freud écrit à Jung :

Il est remarquable que le soir même où je vous adoptai formellement comme mon fils aîné, où je vous oignis comme successeur et prince héritier - in partibus infidelium -, qu’alors vous m’ayez dépouillé de ma dignité paternelle et que ce dépouillement ait paru vous avoir plu autant qu’à moi le revêtement de votre personne. (20)

Freud fantasme avec une rare conviction le désir que Jung pourrait avoir de le tuer. Jung raconte dans ses mémoires qu’en 1909 à Brême, alors qu’il est - en compagnie de Freud et de Ferenczi - en partance pour les États-Unis, il en vient à parler de cadavres momifiés que l’on retrouve parfois dans la tourbe des marais du Holstein, du Danemark ou de Suède, sous l’effet de l’acidité des tourbières, et que Jung confond avec les momies des plombières de Brême :

Mon intérêt énerva Freud. « Que vous importent ces cadavres ? » me demanda-t-il à plusieurs reprises. Il était manifeste que ce sujet le mettait en colère et, pendant une conversation là-dessus, à table, il eut une syncope. Plus tard, il me dit avoir été persuadé que ce bavardage à propos des cadavres signifiait que je souhaitais sa mort. Je fus plus que surpris de cette opinion ! J’étais effrayé surtout à cause de l’intensité de ses imaginations qui pouvaient le mettre en syncope. (21)

Jung poursuit son récit avec une seconde anecdote, qui survient cette fois au congrès psychanalytique de Munich en 1912. La conversation porte sur les motivations qui poussèrent Aménophis IV à faire détruire les cartouches de son père sur les stèles : la plupart des psychanalystes présents soutiennent qu’il s’agissait là d’une manifestation du désir œdipien de tuer son père et que sa création d’une religion monothéiste trahissait son désir d’endosser lui-même ce rôle de père et une rivalité avec son propre père. Cette interprétation irrite Jung qui soutient que les mobiles d’Aménophis IV étaient plus élevés et qu’il était au contraire un homme créateur et profondément religieux :

À ce moment, Freud s’écroula de sa chaise, sans connaissance. Nous l’entourâmes sans savoir que faire. Alors je le pris dans mes bras, le portai dans la chambre voisine et l’allongeai sur un sofa. Déjà, tandis que je le portais, il reprit à moitié connaissance et me jeta un regard que je n’oublierai jamais, du fond de sa détresse. (22)

Les théories de Freud sont un reflet de ses propres névroses qu’il croit universelles.

Il accepte de fermer les yeux sur les fautes sexuelles des pères, le sien compris. Il soutient une théorie, celle du complexe d’Œdipe, qui lui permet de répondre aux femmes qui se souviennent avoir été violées par leur père alors qu’elles étaient enfant que leur souvenir ne se rapporte pas à un événement réel mais à leurs fantasmes sexuels ayant leur père pour objet. Freud n’est pas allé chercher bien loin son complexe d’Œdipe. Ce mensonge, c’est celui de tous les violeurs du monde qui affirment que la femme violée ment, ou, en dernier recours, que c’est elle qui était porteuse du désir. C’est trop facile !

Freud est donc un fils soumis car il accepte de dissimuler la faute du père, mais cette soumission lui coûte infiniment. Son invention du complexe d’Œdipe, édifice central de la psychanalyse, celle de ses théories à laquelle Freud tient par-dessus tout, et pour cause, est une magnifique réponse à la névrose qui le ronge : l’honneur est sauf, les pères sont disculpés, mais l’instrument qui les disculpe est un porte-voix par lequel Freud annonce au monde entier son désir de tuer son père par aversion pour son comportement sexuel.

Philippe Laporte

Notes :

(1) Bakan, p. 240.

(2) Freud, L’interprétation des rêves, p. 4.

(3) Freud, La naissance de la psychanalyse, p. 151.

(4) Freud, La naissance de la psychanalyse, p. 152.

(5) Freud, L’interprétation des rêves, p. 273 et 274.

(6) Freud, The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1887-1904, p. 230 et 231 (lettre des 8 et 11 février 1897).

(7) Freud, The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1887-1904, p. 264 (lettre du 21 septembre 1897).

(8) Masson, p. 152 à 156 ; voir aussi Miller, p. 73, même si ce qu’elle prétend que Robert Fliess a révélé dans Symbol, Dream and Psychosis n’y figure pas en réalité.

(9) Masson, p. 152, et sur l’affaire Emma Eckstein p. 73 à 122 et 205 à 221.

(10) Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 1 / La jeunesse 1856-1900, p. 2 ; Schur p. 38 ; Krüll p. 134 à 145 ; Gay vol. 1, p. 48 ; Rodrigué vol. 1, p. 54 ; Balmary p. 53, 66 et 67.

(11) Balmary ; Krüll, p. 144 et 145 ; Rodrigué vol. 1, p. 58 et 59 ; Schur p. 38 et 39 ; Jones La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 1 / La jeunesse 1856-1900, p. 2 ; Gay vol. 1, p. 48 ; Roazen p. 40.

(12) Balmary, p. 283 à 293 ; Pfrimmer p. 12 à 14 ; Krüll p. 143 ; Rodrigué vol. 1, p. 57, 58 et 61 ; Ernest Jones La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 1 / La jeunesse 1856-1900, p. 21 et 22.

(13) Pfrimmer, p. 14.

(14) Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 2 / Les années de maturité 1901-1919, p. 417.

(15) Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite Bibliothèque Payot, p. 216, cité par Balamry p. 104.

(16) La collection d’histoires juives réunies par Freud.

(17) Freud, La naissance de la psychanalyse, p. 193 (lettre du 21 septembre 1997). L’édition PUF des lettres de Freud à Fliess donne pour traduction « tu n’es plus fiancée » mais Marie Balmary (p. 244) fait observer que le texte original allemand « Du bist keine Kalle mehr » utilise le mot Kalle, une expression juive pour mariée.

(18) Sigmund Freud, Une névrose diabolique au XVIIme siècle, (1923) dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, p. 289.

(19) Même source, p. 287.

(20) Jung, p. 419 (lettre de Freud à Jung du 16 avril 1909).

(21) Jung, p. 184.

(22) Même source.

 

Bibliographie :

Bakan David, Freud et la tradition mystique juive, Payot, 2001.

Balmary Marie, L’homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Grasset, 1997.

Freud Sigmund, La naissance de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, Paris, 1956.

Freud Sigmund. The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1887-1904, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge et London, 1985.

Freud Sigmund, L’interprétation des rêves, Presses Universitaires de France, Paris, 1967.

Freud Sigmund, Une névrose diabolique au XVIIme siècle, (1923) dans L’inquiétante étrangeté et autres essais Gallimard, Paris, 1985.

Gay Peter, Freud, une vie (2 vol.), Hachette, 1991.

Jones Ernest, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 1 / La jeunesse 1856-1900, Presses Universitaires de France, Paris, 1958.

Jones Ernest, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud. 2 / Les années de maturité 1901-1919, Presses Universitaires de France, Paris, 1961.

Jung Carl Gustav, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1973.

Krüll Marianne, Sigmund, fils de Jacob Gallimard, 1983.

Masson Jeffrey Moussaieff, Le réel escamoté, Aubier, Paris, 1984.

Miller Alice, La connaissance interdite. Affronter les blessures de l’enfance dans la thérapie Aubier, Paris, 1990,

Pfrimmer Théo, Freud lecteur de la Bible, Presses Universitaires de France, Paris, 1982.

Roazen Paul, La saga freudienne, Presses Universitaires de France, Paris, 1986.

Rodrigué Emilio, Freud. Le siècle de la psychanalyse (2 vol.), Payot, Paris, 2000.

Schur Max, La mort dans la vie de Freud, Gallimard, 1975.