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Libres comme Sarkozy ?

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 7 (décembre 2002)


Résumé : En dépit des protestations de la gauche, les Français plébiscitent un ministre de l’Intérieur qui veut les replonger dans l’univers carcéral de leur enfance. Mise au point sur les origines inconscientes de cette stratégie répressive.


Faut-il avoir été profondément humilié dans son enfance pour réussir en politique ? C’est ce que confirment les confidences du ministre français de l’Intérieur, récemment parues dans Le Monde. De son parcours et de lui-même, Nicolas Sarkozy affirme : « Ce qui m’a le plus façonné, c’est la somme des humiliations d’enfance… Je n’ai pas la nostalgie de l’enfance parce qu’elle n’a pas été un moment particulièrement heureux. » (1)

 

Trahison paternelle

Son père Paul, issu d’une famille de l’aristocratie hongroise ruinée par le communisme, arrive à Paris en 1948 comme un réfugié politique fuyant le stalinisme. Il est vite adopté par la société parisienne de l’époque et épouse Andrée Mallah, la fille d’un riche médecin d’origine juive, dont il aura trois enfants: Guillaume, Nicolas et François. Mais Paul et Andrée divorcent quelques années plus tard et le père, remarié trois fois, considère sa paternité avec une désinvolture blessante pour ses fils. Devant la souffrance exprimée par ces derniers, il déclare : « Je n’ai pas appris à me justifier auprès de mes enfants. » Guillaume, l’aîné, résume ainsi l’attitude paternelle : « Sa philosophie était un peu celle-ci : je ne vous dois rien, vous ne me devez rien. Cela nous a sans doute poussés à travailler pour nous-mêmes. Mais je ne peux pas dire que nous l’ayons toujours bien digéré. »

D’un géniteur qui ne reconnaît pas sa responsabilité relationnelle envers lui, Nicolas gardera un immense besoin de reconnaissance qu’il va transférer sur d’autres figures paternelles. À son frère plus âgé, investi de l’autorité du père distant et humiliant, il lance fréquemment un « Tu ne me fais pas peur ! » qu’entendront aussi ceux qui l’ont connu plus tard, dans ses luttes vers le pouvoir. Son grand-père maternel - un gaulliste affirmé - lui donne le goût de la politique et le jeune Sarkozy se retrouve à vingt ans aux assises du RPR (Rassemblement pour la République), aux côtés de Charles Pasqua et plus tard de Jacques Chirac. Le choix de tels parrains va lui permettre de remettre en scène le sentiment de trahison qu’il vit toujours à l’égard de son père.

 

Rejouement impitoyable

En 1983, Sarkozy rafle la mairie de Neuilly-sur-Seine à la barbe de Pasqua contre lequel il a fait campagne. Quelques mois plus tôt, ce dernier avait été son témoin de mariage : la rupture est terrifiante et ses proches craignent les représailles pasquaïennes. Aux présidentielles de 1988, Sarkozy met ses talents d’organisateur au service du candidat Chirac qu’il finira par connaître intimement, s’affirmant davantage auprès de celui-ci après la défaite. Mais son ambition le range bientôt aux côtés d’Edouard Balladur, dont il est devenu le porte-parole, et cette nouvelle liaison l’oppose à Chirac aux présidentielles de 1995. Dans ce nième combat, il lance aux chiraquiens écœurés le « Tu ne me fais pas peur ! » de son enfance. À l’interlocuteur qui doute, il profère une menace à peine voilée : « Tu devrais faire attention, nous serons au pouvoir pour sept ans. » Au terme d’une campagne épouvantable, le président Chirac aura pour Sarkozy cette phrase assassine : « Celui-là, il faut lui marcher dessus, il paraît que ça porte bonheur! »

C’est précisément à ce « drôle d’animal politique » que Jacques Chirac propose le ministère de l’Intérieur, au lendemain de sa réélection de mai 2002. Ce choix ravive un douloureux vécu familial : éternel second humilié de sa fratrie, l’intéressé s’était préparé pour Matignon. « Si vous ne me faites pas confiance en numéro un, pourquoi me faire confiance en numéro deux ? » aurait-il lâché, blessé, au président qui prenait une nouvelle fois la place du père injuste et népotique. Piqué au vif, « l’affamé de pouvoir » allait pouvoir donner libre cours à sa violence refoulée, dans le rôle du premier flic de France.




Répression

Les Français ont délégué à leur ministre le soin d’administrer une punition à même de réprimer le désir de liberté qu’ils n’assument pas.




Dessin de Luz, publié avec l'aimable autorisation
de son auteur (Charlie-Hebdo, 10.10.02)



 

Stratégie répressive

Au lendemain de la publication de son projet de Loi sur la sécurité intérieure, plusieurs commentateurs se sont étonnés à la fois de l’ampleur de la stratégie répressive du ministre Sarkozy et de l’apathie d’une majorité de Français face aux atteintes portées à leurs libertés. Charlie Hebdo s’est demandé par exemple si les peuples « préfèrent subir l’arbitraire, dans lequel ils trouvent des raisons évidentes à leur malheur. » (2) Que se passe-t-il en effet ? Quel mandat inconscient les électeurs ont-ils confié à leur ministre tout en protestant du contraire ? Et pourquoi la personnalité de Nicolas Sarkozy est-elle à ce point taillée sur mesure ?

De ses « humiliations d’enfance », le ministre a conservé une formidable puissance de refoulement et un mépris profond pour l’expression de la souffrance humaine. En poste au ministère de l’Intérieur, il peut appliquer à la nation la répression - à l’évidence hyper violente - que son éducation aristocratique lui a infligée. Ses cibles sont à l’image de sa vulnérabilité d’enfant et de tout ce que sa famille a méprisé en lui : les prévenus, les jeunes, les prostituées, les mendiants… Ce qui fit dire au président de la Ligue des droits de l’homme qu’avec le projet Sarkozy, le gouvernement « déclarait la guerre aux pauvres. »  (3)

Mais le ministre n’est pas arrivé à son poste par hasard et jouit, pour l’heure, d’une incroyable popularité. Il incarne en effet une facette arbitraire et brutale que les Français ne veulent reconnaître dans leurs propres parents. Son projet politique - mise sous tutelle de la justice, coudées franches pour la police - participe à matérialiser un sentiment d’insécurité dans lequel personne n’est à l’abri de la délation d’un voisin, d’une bavure policière ou d’une erreur judiciaire. Inconsciemment, chacun reconnaît là l’univers carcéral du dressage subi dans l’enfance. Cette « misère » qu’on veut pénaliser, ces « sauvageons » qu’on ne tardera pas à présenter à la vindicte publique comme autant de « preuves » qui justifient la punition, ce sont des projections issues de nos passés d’enfants humiliés. Le rôle qu’une majorité de citoyens délègue sans s’en rendre compte à Nicolas Sarkozy est celui d’administrer le châtiment parental au niveau national, de réaffirmer l’ordre ancien et destructeur qui les a façonnés.

Un projet qui sied comme un gant à l’auteur de Libre, l’ouvrage paru récemment chez Robert Laffont, dans lequel Sarkozy expose toutes ses idées de Premier ministre potentiel.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 12.2002 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Cité par Raphaëlle Bacqué, Nicolas Sarkozy, l’affamé de pouvoir, Le Monde, 6.10.2002. Sauf indication contraire, les autres citations ont la même source.

(2) Philippe Val, Sarkozy remplace la peine de mort par l’interdiction de vivre, Charlie Hebdo, 2.10.2002.

(3) Cité par Le Monde, 6.10.2002.