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Aux sources de la violence contemporaine (3)

L’ordre social se maintient par la culpabilisation et la peur

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans le quotidien Le Courrier, des 17-18.10.1998.
Les autres articles de la série peuvent être consultés ici : (1)
et (2)


Résumé : La terreur intériorisée par l’enfant face aux adultes constitue la base psychologique de la domination sociale. Sous l’effet de la peur, les pensées deviennent uniformes et les comportements se standardisent autour d’attitudes valorisées socialement.


Le 3 février dernier, la Tribune de Genève consacrait une pleine page à l’exécution de Karla Faye Tucker, reconnue coupable d’un double meurtre commis quinze années auparavant. La conversion de la jeune femme au christianisme, son repentir sincère et son vœu de consacrer le restant de ses jours à la cause du bien n’ébranlèrent pas la Commission des grâces du Texas, à laquelle elle adressait ces mots :

« Si mon exécution est la seule chose, l’acte final qui puisse satisfaire la demande de restitution et de justice, alors j’accepte cela. (...) Si j’ai choisi la voie du bien ces quatorze dernières années, ce n’est pas parce que j’étais en prison, mais parce que Dieu me l’a demandé. (...) Je vous demande de commuer ma peine et de me permettre de payer mon dû à la société en aidant les autres. » (1)

Quel était donc le sens de ce macabre rituel ?

Pour la justice, une grâce risquait d’ouvrir la voie à de multiples recours de condamnés à mort plaidant la reconversion religieuse pour avoir la vie sauve. Pour la Coalition chrétienne, favorable à la peine de mort, la transfiguration de la condamnée relançait un débat entre les partisans du pardon divin et ceux qui refusent de céder à la compassion. Enfin, pour trois texans sur quatre, l’exécution se justifiait par le caractère dissuasif de la peine capitale.

Les sociétés humaines écartent généralement toute discussion relative à l’origine de leur brutalité intrinsèque, érigée en système. C’est pourtant cette question que pose crûment l’existence du châtiment suprême. En apparence, la réponse paraît simple: le pouvoir institué par les hommes doit poser des limites à la violence individuelle, considérée comme inéluctable. Dans cet état d’esprit, voici ce que dit le psychiatre Boris Cyrulnik, interrogé par le Nouvel Observateur, à la suite du procès des enfants meurtriers de Liverpool :

« L’enfant est un être inadapté au départ. C’est la fonction de la famille que de l’adapter. (...) Quand la famille est déritualisée, quand les enfants ne sont plus moulés dans la culture des parents, ils recréent une culture violente. (...) Les adolescents sans culture des bandes de Los Angeles ou du Pérou retrouvent le rituel archaïque du clan, avec la haine du différent. » (2)

Mais la pression du moule parental et social est ici justifiée d’une manière complaisante. Le spécialiste raisonne comme si, pour faire face à leur nature bestiale, les hommes s’étaient donnés la civilisation comme planche de salut. De la sorte, l’enfant étant rendu responsable de la violence qu’il exprime, la brutalité du dressage qu’il subit est passée sous silence.



La terreur intériorisée par l’enfant face aux adultes constitue
la base psychologique de la domination sociale.


Les conséquences de cette négation sont immenses.

Sur le plan social, la terreur intériorisée par l’enfant dans sa relation à ses propres parents nourrit une hiérarchie fondée sur la manipulation de la peur. Dans cette perspective, la plupart des médias ne manquent pas une occasion de faire écho aux préoccupations du pouvoir. Par exemple, le jour de l’exécution de Mme Tucker, la Tribune de Genève titrait également à la une : « Pour enrayer le crime, la police doit faire peur. » Le rapprochement peut paraître fortuit, il n’en est pas moins remarquable.

Sur le plan individuel, l’expression spontanée de l’être est paralysée par l’angoisse du rejet. Les pensées deviennent uniformes. Les comportements se standardisent autour d’attitudes valorisées socialement. Lorsqu’une figure christique – comme celle de Karla Faye Tucker – émerge de la longue liste des martyrs anonymes, l’horreur du châtiment suprême ravive en chacun son propre sacrifice sur l’autel des valeurs parentales et sociales. Ainsi, derrière la sinistre mise à mort, se profile une dynamique inconsciente dont les racines plongent profondément dans l’histoire de l’Occident.

Par la crucifixion du Christ, la mémoire collective des chrétiens s’est donnée un symbole fondateur de l’identité contemporaine. Pour la société de l’époque, le supplice de Jésus – accusé de blasphème – était une exécution publique destinée à apaiser la colère de la foule et des notables. Mais là où Jésus avait témoigné par sa vie d’une libération de la souffrance humaine, les docteurs de l’église chrétienne firent de sa passion un symbole du rachat des péchés commis par les hommes. Une mystification particulièrement funeste. Dès lors, le pouvoir sacerdotal pouvait subjuguer ses fidèles – coupables de la mort du Fils de Dieu – en brandissant la peur de l’enfer et l’espoir d’un salut dans la soumission à l’Eglise.

Par exemple, dans son Institution chrétienne, le réformateur Jean Calvin écrivait :

« La dignité sacerdotale n’appartient qu’à Jésus-Christ parce que par le sacrifice de sa mort il a effacé la faute qui nous rendait criminels devant Dieu et a payé le prix de nos péchés. » (3)

Dans la perspective chrétienne, la nature de l’homme est fondamentalement mauvaise puisqu’il porte l’origine de la faute. Criminel devant Dieu et devant les hommes, il ne doit son salut qu’à sa souple dévotion. Mais lorsque la révolution laïque congédia la religion, la structure de l’état moderne conserva le formidable outil de pouvoir que constitue la culpabilité, implantée au cœur des êtres.

Pliant sous ce joug, l’homme moderne, laïcisé, sacrifie constamment à de petits rites expiatoires, avouant ici un mauvais penchant, s’excusant là d’une manie ou d’une incorrection. Le viol de sa conscience est institué. Ayant intériorisé dès l’enfance le regard inquisiteur de ses parents, il trouvera naturel d’être interrogé pour un sondage, contrôlé par un fonctionnaire fiscal ou que ses moindres gestes soient enregistrés par vidéo dans les supermarchés. Ce n’est jamais lui qu’on surveille, mais les autres. Pourtant, s’il peut montrer qu’il est en règle, il en concevra un soulagement, voire une fierté.

A la face du peuple médusé, le rappel du châtiment des criminels – souvent issus de ses rangs – exorcise l’immense fardeau de la faute mais scelle en revanche l’ancestrale hiérarchie. L’innocence des uns forge la culpabilité des autres. Le piège de la terreur se referme sur l’expression de l’être en chacun, tandis que croissent les iniquités et les tensions sociales.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 10.1999 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Cité par le journaliste Pierre Ruetschi, in Pour la première fois depuis 1863, le Texas va exécuter une femme, La Tribune de Genève, 03.02.1998.

(2) Boris Cyrulnik in L’enfant n’est pas bon par nature..., Le Nouvel Observateur No 1517, 02.12.1993.

(3) Jean Calvin, L’institution chrétienne, Presses Bibliques Universitaires, édition abrégée rédigée par Henri Evrard, 1985, p. 93. La première édition en latin date de 1536.