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Lewis Carroll, un pédophile victorien

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 9 (avril 2003)


Résumé : L’idéalisation de l’enfance va de pair avec la maltraitance. La littérature enfantine anglaise du XIXe siècle témoigne de cette réalité, ancrée dans l’histoire familiale de ses auteurs.

 

Charles Lutwidge Dodgson, alias Lewis Carroll – auteur glorifié d’Alice au Pays des Merveilles – souffrait d’une obsession maladive pour les fillettes. Ses œuvres d’écrivain et de photographe, ainsi que l’abondante correspondance intime qu’il a léguées, permettent de reconstituer l’univers dans lequel il a vécu et de mettre à jour l’origine de ses névroses sexuelles. Ainsi, l’idéalisation de l’enfance qui caractérise la littérature enfantine inaugurée par Carroll porte-t-elle les marques de l’abus et de l’enfermement dans lequel des générations d’enfants furent tenus. Et c’est pourquoi ces écrits fascinent tant.

 

Idolâtrie

« J’espère que vous m’autoriserez à photographier tout au moins Janet nue ; il paraît absurde d’avoir le moindre scrupule au sujet de la nudité d’une enfant de cet âge[1]. » Quand il écrit ces lignes péremptoires à la mère de trois fillettes, Lewis Carroll a derrière lui une longue pratique de la photographie, largement dédiée à ses « amies-enfants », avec lesquelles l’honorable professeur de mathématiques entretient des relations passionnées. Au Christ Church College où il enseigne, la résidence de Carroll ressemble à une nursery remplie de jouets animés et lorsqu’il y invite une enfant particulièrement exquise, il écrit dans son journal : « Je marque ce jour d’une pierre blanche. » Vers 1850, il commence à photographier les fillettes dans des poses d’héroïnes de contes de fées, puis passe à des clichés déshabillés qu’il exige qu’on détruise après sa mort, avant d’abandonner la photographie en 1880[2].

Dans le milieu rigoriste et bourgeois où évolue l’auteur d’Alice, il est fréquent pour un homme respectable d’idolâtrer les petites filles. Lewis Carroll – qui restera célibataire toute sa vie – est incapable d’une relation adulte et exprime ouvertement la satisfaction qu’il tire de ses fréquentations juvéniles. Alors dans la soixantaine, il écrit par exemple au père d’une autre de ses « amies-enfants » : « Merci, mille mercis de m’avoir à nouveau prêté [sic] Edith. C’est une enfant des plus adorables. C’est vraiment bon – je veux dire pour la vie spirituelle, au sens où il est bon de lire la Bible – d’être au contact de tant de douceur et d’innocence[3]. »

Mais le sentimentalisme victorien cache mal une obsession perverse pour le corps de l’enfant, particulièrement celui des fillettes. S’exprimant dans son journal intime, un pasteur anglican décrit sa rencontre avec une demoiselle en tenue d’Ève, posant sur la plage pour un artiste : « Elle laissait voir sa taille fine et souple, les douces rondeurs de la poitrine, des seins naissants, la ligne charmante et gracieuse de jolis membres délicats, et par-dessus tout les douces et délicieuses courbes des fesses roses potelées et de larges cuisses blanches[4]. »


Fig. 1: Constance Ellison photographiée par Lewis Carroll.

Mère idéalisée

L’enfance de Charles L. Dodgson est tout entière baignée dans l’univers concentrationnaire de l’Angleterre victorienne. Son père, pasteur d’un petit village du Cheshire, a un goût prononcé pour le nonsense, une forme d’expression littéraire typiquement britannique dans laquelle les canards se cachent dans des tasses à café et les notables sont changés en gâteau. Très précoce, Charles anime des spectacles familiaux pour amuser ses sœurs et compose à son tour toutes sortes de textes, apparemment sans queue ni tête, qui préfigurent déjà les récits d’Alice. À douze ans, il écrit un poème dans lequel il imagine faire bouillir l’une de ses sœurs en ragoût et donne à un frère cadet ce conseil étonnant : « Ne rugissez point de crainte d’être aboli[5] ! »

La terreur qui règne chez les Dodgson est telle que sept des onze enfants de la famille sont affligés d’un bégaiement. Charles souffrira toute sa vie de ce handicap qui ne le quitte qu’en présence de ses « amies-enfants ». Son éducation est entièrement dévolue à la répression de toute émotion, de tout élan vital au point que le jeune Dodgson développe une retenue et une maniaquerie obsessionnelles. Il consacre l’énergie qui lui reste à divertir ses sœurs et sa mère, une femme exigeante, épuisée par de fréquentes grossesses, qui meurt à quarante-sept ans, deux jours après que Charles eut quitté la maison pour le Christ Church College, où il commence ses études supérieures. Pour tenter d’enfouir le souvenir des mauvais traitements qui lui furent infligés, il fait de son enfance une période idéale qu’il regretterait à jamais :

Je donnerais bien volontiers toutes les richesses,
Fruits amers du déclin de la vie
Pour être à nouveau petit enfant
Durant une seule journée d’été
[6].

 

Furie éducative

La figure de la mère idéalisée est celle que cultive compulsivement Carroll dans ses relations avec ses « amies-enfants ». Ces amitiés si intensément vécues sont en même temps déchirantes, puisqu’elles portent les stigmates de son calvaire d’enfant face à une mère distante et cruelle. À une petite fille rencontrée sur la plage, il écrit : « Ô mon enfant, mon enfant ! J’ai tenu ma promesse hier après-midi et je suis descendu à la mer pour me promener avec vous le long des rochers, mais je vous ai aperçue en compagnie d’un autre monsieur, alors je me suis dit que vous ne vouliez pas de moi pour le moment[7]. » Parfois, il ne peut réprimer un reproche déplacé qu’il adresse en réalité à sa mère, par personne interposée. À une amie de neuf ans, il confie : « Expliquez-moi comment je vais m’amuser à Sandown sans vous. Comment pourrai-je me promener sur la plage, seul ? Comment pourrai-je m’asseoir, tout seul, sur ces marches de bois[8] ? »

La fureur maternelle, que Carroll n’est pas même en mesure d’entrevoir consciemment, transparaît dans ses écrits. Alice est une sorte de cauchemar permanent, un monde violent où dès les premières pages les objets familiers volent en tous sens. L’héroïne dégringole au fond d’un terrier, une cuisinière jette casseroles et assiettes à la tête d’un bébé et, si le personnage central du roman s’en tient à ses bonnes manières, la moindre étourderie peut être punie de mort : « Eh bien, voyez-vous, mademoiselle, confie un jardinier à Alice, le fait est que ce rosier-ci eût dû être un rosier fleuri de roses rouges, et que nous avons planté là, par erreur, un rosier blanc ; or, si la reine venait à s’en apercevoir, nous serions tous assurés d’avoir la tête tranchée[9]. »

Aux dires de Carroll, la Reine de Cœur représente la passion incontrôlable. « C’est une sorte de Furie aveugle dont la rage est sans objet » écrit-il en 1887 dans la revue The Theatre [10]. Il est vraisemblable que ce personnage symbolise une facette particulièrement terrorisante de Frances Jane Dodgson, mère de Charles.

 

Flagellations

Pour trouver l’origine de cette hystérie larvée – que Mrs Dodgson elle-même devait craindre comme la peste –, il faut revenir sur les pratiques éducatives de l’Angleterre victorienne, particulièrement celles des cercles religieux dont Lewis Carroll est issu. L’Ancien Testament encourage ouvertement les parents à battre leurs enfants[11] et toute joie de vivre est sévèrement condamnée. Dans les public schools – un terme qui désigne en fait les établissements privés où l’élite bourgeoise abandonnait sa progéniture –, filles et garçons sont frappés en public, lors de rituels de flagellation au caractère ouvertement érotisé[12].

Ces tortures pervertissent l’enfant pour qui violences et humiliations deviennent indissociables de la relation intime. Charles Kingsley, un écrivain et théologien contemporain de Carroll, recommandait par exemple à sa fiancée un régime d’abstinence et des flagellations avant de consommer leur mariage et lui envoyait des portraits de leur couple faisant l’amour enchaîné sur une croix. Il est l’auteur d’un ouvrage destiné aux enfants, The Water Babies (1863), où abondent les images de culpabilité et de souillure sexuelles[13].

Par contraste, la fillette incarne un fantasme de chasteté et d’innocence, dont on peut consommer la pureté sans jamais craindre les foudres parentales ou remettre en question l’idéal maternel. Carroll a une certaine intuition des excès qu’il commet envers ses « amies-enfants » lorsqu’il fait dire, par exemple, à l’une d’elles : « Bou ! Hou ! Il y a Mr. Dodgson qui a bu ma santé, qu’il ne m’en reste plus une goutte[14]. » Mais sa compulsion l’enchaîne et le dégoûte au point qu’il s’astreint à une discipline rigoureuse pour tenter de maîtriser sa passion dévorante. Au St Bartholomew Hospital, il assiste une heure durant à une amputation de la jambe pour vérifier si, en cas d’urgence, il serait capable d’être « à la hauteur de la situation[15]. » C’est à son propre élan vital qu’il fait désormais subir la castration psychique infligée dans le douloureux apprentissage des « bonnes » manières. Sa sensibilité pervertie lui répugne, comme jadis son exhubérance de petit garçon insupportait sa mère, figée dans la terreur de sa propre vie, à laquelle il sacrifia néanmoins son âme d’enfant.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 04.2003 / www.regardconscient.net



Flagellation

Dans la littérature enfantine victorienne, lérotisation des pratiques de châtiments corporels est manifeste. Dans Speaking Likenesses (1874), Christina Rossetti décrit par exemple un groupe d’enfants aux corps difformes en utilisant des métaphores sexuelles. « Un petit garçon, tout hérissé d’épines comme un porc-épic, les dressait ou les laissait retomber à sa guise, mais préférait en général les arborer toutes droites. » Ou encore : « Du corps d’une petite fille suintait une substance poisseuse. Une autre enfant, un peu plus petite, était visqueuse et glissait entre les mains[16]. »

L’illustration de cette scène (ci-contre), signée Arthur Hughes, fait clairement apparaître les violences physiques et psychologiques infligées aux enfants. La figure centrale est une grand-mère sadique, dont les bras se confondent avec les lanières d’un fouet à crochets. Autre figure maternelle punitive, une reine brandit un sceptre et s’apprête à frapper. Les enfants sont tous terrorisés, à l’exception du garçon, protégé, semble-t-il, par son armure de porc-épic. La seule figure masculine est un balourd renversé, impuissant à protéger sa progéniture de la furie maternelle et grand-maternelle.

L’érotisation de la violence éducative base psychologique du sado-masochisme – est inévitable, parce que l’amour spontané que l’enfant porte à ses géniteurs se trouve saccagé par cette violence. Intimité et cruauté sont alors inextricablement mêlées dans l’esprit de l’enfant. Pour désigner par euphémisme leurs pratiques sado-masochistes, les adeptes de la flagellomanie parlent d’ailleurs d’éducation anglaise.

M. Co.



[1] L. Carroll à Mrs Mayhew, 27 mai 1879, in The Selected Letters of Lewis Carroll, éd. Marton Cohen, Londres, 1979, p. 89.

[2]Lewis Carroll, un photographe victorien, éd. du Chêne, Paris, 1979.

[3] L. Carroll à Mrs Stevens, 1er juin 1892, ibid.

[4] Francis Kilvert, Diary, 13 juillet 1875, p. 232.

[5] Cité par Jackie Wullschläger, Lewis Carroll : l’enfant-muse, in Enfances rêvées, éd. Autrement, coll. Mutations No 170, mars 1997, p. 43.

[6] Cité par J. Wullschläger, op. cit., p. 44.

[7] L. Carroll à Emily ou Violet Gordon, in The Selected Letters, 14 août 1877, op. cit.

[8] L. Carroll à Gertrude Chataway, 21 juillet 1876, op. cit.

[9] L. Carroll, Tout Alice, trad. H. Parisot, éd. Flammarion, 1979, p. 158.

[10] L. Carroll, Alice on the Stage, The Theatre, avril 1887.

[11] Il précise même que l’enfant indocile doit être lapidé « jusqu’à ce que mort s’en suive » (Deutéronome, 21-21).

[12] Lire Jonathan Benthall, Invisible Wounds: Corporal Punishment in Brithish Schools as a Form of Ritual, Child Abuse and Neglect 15 (1991), pp. 377-388.

[13] Cité par J. Wullschläger, in Enfances rêvée, op. cit., p. 37.

[14] L. Carroll à Gertrude Chataway, in The Selected Letters, , 13 octobre 1875, op. cit., p. 61.

[15] The Diaries of Lewis Carroll, vol. I, Roger L. Green, Londres, 1953, 19 décembre 1857.

[16] Christina Rossetti, Speaking Likenesses, citée par Jackie Wullschläger, in Enfances rêvées, op. cit., p. 37.