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L’éducation est une guerre qui ne dit pas son nom

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 10 (juin 2003)


Résumé : À l’origine de toutes les guerres, il y a celle que livrent les adultes du monde entier contre la conscience enfantine. Incursion au cœur d’un conflit séculaire.


Dans un long recueil de textes sur l’éducation, publié en 1977 sous le titre de Schwarze Pädagogik, Katharina Rutschky rassembla toutes les techniques traditionnelles de conditionnement éducatif permettant aux parents de briser la volonté de l’enfant sans que celui-ci ne soit en mesure de retrouver par lui-même l’origine de cette répression. Il revient à Alice Miller d’avoir popularisé la notion de Pédagogie noire* pour caractériser une attitude parentale fondée sur le mépris et la persécution de la vie de l’enfant, dont les effets se manifestent à l’extrême dans l’idéologie fasciste, mais s’étendent aussi à de si nombreux domaines et comportements qu’ils finissent par être perçus comme allant de soi (1).

*Pédagogie noire
Les adultes revendiquent d’exercer sur l’enfant une autorité fondée sur la soumission aux exigences de l’éducation. Comme il n’accueillent pas la souffrance d’avoir été éduqués, ils ressentent la vitalité de l’enfant – et surtout sa conscience spontanée – comme une menace.
En conséquence, ils se justifient de reproduire la violence éducative dont ils ont eux-mêmes souffert. Une terrible compulsion qui dressent les parents contre leurs enfants depuis des millénaires.


Obéissance

Il ressort des principes dictés par la Pédagogie noire que les adultes ont la prétention légitime d’être les Maîtres de l’enfant, qu’ils décident de ce qu’est le Bien ou de ce qu’est le Mal parce qu’ils se vivent comme dépositaires de l’Autorité divine, que leur colère est juste et qu’ils peuvent en rendre responsable l’enfant. Dès lors, il leur faut le plus tôt possible ôter à l’enfant toute volonté afin que celui-ci ne s’aperçoive de rien et ne puisse mettre à jour la trahison de l’adulte.

L’obéissance de l’enfant à l’autorité parentale est la clé de voûte du système. De cette obéissance va dépendre l’ensemble des dispositions que les parents pourront prendre pour modeler la personnalité de l’enfant en fonction de leurs convenances personnelles. C’est pourquoi une soumission totale doit être obtenue très tôt, par les moyens les plus violents, afin que la terreur intériorisée par l’enfant puisse être réactivée facilement, chaque fois que le parent le désire. Le Dr Schreber, dont le cas du fils paranoïaque fut relaté par Freud, avait écrit plusieurs manuels d’éducation très populaires en Allemagne, au XIXe siècle, dans lesquels il répétait inlassablement qu’il fallait très tôt « libérer l’enfant des germes du Mal. »

D’autres auteurs affirment clairement que tout effort d’éducation vise la soumission aveugle à l’autorité du Père. L’expression vitale de l’enfant est alors perçue comme une véritable déclaration de guerre menée avec malice contre la figure paternelle. En d’autres termes, le parent attribue à l’enfant la violence qu’il a lui-même subie de ses parents et justifie ainsi sa propre violence éducative. Dans ses Pensées pour l’éducation des enfants (1752), J. G. Krüger écrit par exemple : « Si votre fils ne veut rien apprendre pour ne pas céder à ce que vous voudriez, s’il pleure intentionnellement pour vous braver, s’il fait du mal pour vous irriter, bref s’il fait sa petite tête : Battez-le, faites le crier: Non, non, papa, non, non! Car une telle désobéissance équivaut à une déclaration de guerre contre votre personne. » (2)

 

Le langage de la guerre

Pour les idéologues de la Pédagogie noire, la toute puissance paternelle n’a besoin d’autre justification que sa propre soumission à un ordre divin universel, projection de l’univers familial patriarcal dans lequel les parents ont grandi et souffert. Dans son Encyclopédie de l’Éducation générale et de l’Enseignement public (1887), K. A. Schmidt écrit par exemple : « Le véritable amour vient du cœur de Dieu, de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom […]. Cet amour sanctifié peut en conséquence aussi bien être dur que tendre, il peut aussi bien refuser qu’accorder, chaque chose en son temps, il sait faire le mal pour le bien, il peut imposer de lourds sacrifices, comme un médecin qui prescrit d’amères médications, un chirurgien qui sait bien que la coupure de son instrument fait mal, mais qui coupe quand même parce qu’il le faut pour sauver la vie. » (3)

Face au déni que le père oppose à sa conscience, et qui pourrait le conduire à sa mort, l’enfant est saisi dans une dynamique de refoulement de sa souffrance. À l’image d’Abraham qui était prêt à immoler son fils Isaac par soumission au Père céleste, le père terrestre justifie le sacrifice qu’il impose constamment à l’expression vitale de l’enfant. Pour celui-ci, le sentiment d’incohérence est total puisqu’il lui est demandé de choisir entre sa vérité et sa survie, déniant par là le sens premier de son existence qui est la manifestation de sa conscience. La manipulation opérée sur cette dernière contraindra l’enfant à rejouer ce nœud sur la scène sociale et avec ses propres enfants.

Ainsi, ce mensonge initial et fondateur va déterminer tous les autres. La dissociation que l’adulte inflige constamment à l’esprit de l’enfant va peu à peu s’étendre à l’ensemble des interactions humaines. Dès lors, personne ne s’étonnera de la nécessité de mentir pour sauvegarder ses intérêts, pour assurer son ascension dans l’échelle sociale ou pour imposer le pouvoir d’une nation sur une autre. Dans l’esprit de l’adulte, l’expression de la vérité devient même synonyme de naïveté voire d’inconscience, puisqu’elle conduit au mieux à perdre les avantages acquis par l’usage de la dissimulation et au pire à être sacrifié au culte collectif du mensonge. L’acte de guerre – au cours duquel, rappelons-le, les codes de comportement régissant habituellement les interactions humaines sont abolis – apparaît alors comme la manifestation ultime et collective du déni initial, imposé à la conscience enfantine dans l’intimité des familles. Des tactiques de conditionnement politique à l’usage de la force militaire justifiée au nom de Dieu, les hommes en guerre déplient sur la scène internationale les multiples facettes du traumatisme infligé par l’aveuglement parental.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 06.2003 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Alice Miller, C’est pour ton bien, racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 1983.

(2) Cité par A. Miller, op. cit., p. 28.

(3) Cité par A. Miller, op. cit., p. 43.