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Les pièges de la « résilience »

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 14 (février 2004)
Cliquer ici pour lire une version anglaise de cet article


Résumé : Certains concepts font tout particulièrement obstacle à la résolution de nos souffrances. C’est le cas de la « résilience » qui prône l’adaptation sociale au détriment de notre besoin légitime de vérité.

Dans un récent article consacré à la résilience, le psychanalyste et psychiatre Serge Tisseron s’interroge sur l’extraordinaire engouement que cette notion suscite actuellement auprès du public francophone. « La résilience, écrit-il, qui est en Amérique une vertu sociale associée à la réussite, est devenue en France une forme de richesse intérieure…» (1) Et le critique d’énumérer les « habits neufs » dont on pare aujourd’hui le concept, né de la psychologie sociale américaine: c’est un « merveilleux bijou », longuement secrété et poli par l’organisme de celui qui cultive « l’art de rebondir ». Pourtant, constate encore cet auteur, le résilient peut lui-même devenir une source de traumatismes pour les autres, en particulier ses proches, et « même parfois déployer une grande énergie destructrice ». Alors pourquoi l’idée de résilience paraît-elle si séduisante ?


Donner l’espoir

Conçue comme une métaphore, la résilience désigne à l’origine la capacité d’un métal à résister à la rupture, à reprendre sa forme initiale à la suite d’un choc. Appliquée au psychisme humain, cette notion expliquerait pourquoi certains individus, gravement traumatisés, parviennent à « surmonter » leurs souffrances et à survivre en dépit de l’adversité. « C’est génial, la résilience, explique une psychologue, ça donne de l’espoir. » (2) Ainsi, l’éthologue et neuropsychiatre Boris Cyrulnik, dont les ouvrages ont largement contribué à populariser le concept, devient-il aujourd’hui « le psy qui redonne espoir » (L’Express, 16.01.2003).

La notion de résilience évoque bien évidemment la faculté qu’a l’être humain de refouler les traumatismes qui lui sont infligés, afin d’assurer sa survie à court terme. Mais, comme les promoteurs de ce concept ne reconnaissent pas la conscience incarnée en chacun, ni l’existence d’un processus naturel de résolution de la souffrance, ils font du refoulement de cette dernière un but en soi et désignent par résilience leur impuissance à accueillir en conscience leur vécu refoulé. Ainsi, l’espoir qu’on peut légitimement placer dans la libération de l’homme se transforme-t-il insidieusement en son contraire. En effet, une personne résiliente n’est pas libérée de ses souffrances, mais bien asservie aux mécanismes de refoulement et de compensation, aux schémas de comportement qui lui permirent, jadis, de survivre à un environnement hostile.


Passé refoulé

Le parcours personnel de Boris Cyrulnik illustre combien l’auteur d’un Merveilleux malheur a théorisé la notion de résilience à partir de son propre vécu refoulé, non reconnu comme tel. Bien qu’il se soit longtemps refusé à parler publiquement de son passé dramatique, Cyrulnik a fini par dévoiler, au fil des interviews, quelques éléments biographiques qui permettent de comprendre les stratégies d’adaptation qu’il a dû mettre en œuvre, enfant, pour survivre et échapper à la mort, et leurs liens avec certaines des idées qu’il défend aujourd’hui.

Né en 1937, Boris Cyrulnik a grandi à Bordeaux. À cinq ans, ses parents, juifs d’origine russe et polonaise, sont déportés et l’enfant est abandonné à l’assistance publique. Une institutrice le prend alors sous son aile. Mais lors de la rafle du 10 janvier 1944, à la suite d’une dénonciation, il est à son tour arrêté et parqué à la synagogue en vue de son transfert vers le camp de Drancy. Une infirmière le dissimule sous sa cape, le sauvant ainsi d’une mort certaine. Il retrouve l’institutrice qui recevra, en juillet 1997, à son initiative, la Médaille des Justes (3).

Privé de la sécurité la plus essentielle du fait de la folie des adultes, et pour ne pas sombrer lui-même dans cette folie, le jeune enfant dissocie sa terrible souffrance de sa pensée consciente en faisant rire son entourage, glanant ici ou là un regard compatissant. « Moi, on m’a aidé parce que je passais mon temps à faire le pitre » confiera Cyrulnik à un journaliste (4). Dans son ouvrage Les vilains petits canards, le psychiatre théorisera cette stratégie de survie en avançant notamment que certains enfants « contraints à la métamorphose » s’en sortent parce que privés de leurs parents, ils sauraient inspirer aux autres l’envie de les aider.


Déculpabiliser les parents

La popularité du « modèle » Cyrulnik ne tient pourtant pas seulement à la personnalité de son auteur. À travers le prisme de sa souffrance sublimée, la résilience prend certes un relief chatoyant qui pourrait expliquer un succès de librairie. Mais le concept s’infiltre aujourd’hui dans tous les rouages de la société. Et si l’on y fait volontiers référence au détour d’une conversation entre amis, c’est parce qu’il contribue à déculpabiliser les parents de leurs responsabilités d’adultes dans le mal-être de leurs enfants. Dans cette logique, un bébé qui pleure lorsque sa mère le dépose à la crèche ne souffrirait pas de cette séparation, mais « tricoterait sa résilience ». Un ado qui a des mauvaises notes à l’école ou des pensées suicidaires ne chercherait pas l’écoute de ses parents, mais aurait besoin d’un « tuteur de résilience » dans son milieu scolaire.

Ainsi, la conscience et la sensibilité qui devraient nous servir de guide dans la résolution de nos problématiques relationnelles et familiales se trouvent-elles anesthésiées. En invoquant sa résilience, l’adulte en souffrance s’infligera compulsivement les injonctions qui, jadis, l’enchaînèrent au refoulement : ne pleure pas, sois fort et courageux, sèche tes larmes maintenant... Il restera impuissant à se libérer des traumatismes qui lui furent infligés faute de pouvoir mettre en cause le comportement que ses parents et éducateurs eurent envers lui.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 02.2004 / www.regardconscient.net


Notes :

(1) Serge Tisseron, « Résilience ou la lutte pour la vie », Le Monde diplomatique, août 2003, http://www.monde-diplomatique.fr/2003/08/TISSERON/10348.

(2) Maryse Vaillant, auteure de Il m’a tuée, éd. La Martinière, 2002, citée par L’Express, 16.01.2003.

(3) Informations recueillies lors du procès de Maurice Papon, Sud-Ouest, 06.02.1998 et L’Humanité, 07.02.1998. Boris Cyrulnik précisera les conditions de son arrestation dans son autobiographie Sauve-toi, la vie t’appelle, parue en 2012 chez Odile Jacob.

(4) Interviewé par Jean-François Duval, Construire, 03.01.2001.