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Les enfants choisissent-ils leurs parents ?

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue PEPS No 24 (printemps 2019)

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Résumé : Ce credo est popularisé par la mouvance New Age et fut aussi défendu par la psychanalyste Françoise Dolto. Fondé sur un traumatisme d’abandon vécu dans les premiers mois de la vie, il légitime les parents à ignorer leur responsabilité dans le rejouement de cette souffrance sur leurs enfants.

 

Peu avant Noël, rendant visite à ma mère, j’ai eu l’occasion de réentendre l’une de ses fameuses phrases : « Les enfants choisissent leurs parents ! » La discussion tournait autour d’un vécu relationnel douloureux et cette conviction, souvent réaffirmée, excluait toute mise en cause de sa part. Adolescent, c’est bien ce que je comprenais quand la réplique venait interrompre une critique, mal perçue, mais signalant un flagrant manque d’écoute. Plus jeune, je me souviens d’une métaphore suggérant que mes pleurs glissaient sur elle « comme sur les plumes d’un canard »…

Transmigration des âmes

L’impossibilité d’être accueilli, entendu et compris par celle dont j’étais pourtant né m’a longtemps enfermé dans le désespoir. Ma mère rendait ses enfants responsables de ses difficultés de mère – tout en mettant un point d’honneur à dire que nous avions été désirés ! C’était un double message inintelligible pour nos jeunes esprits et l’un des subterfuges par lesquels nombre d’adultes tiennent leurs rejetons à distance pour ne pas être réactivés dans leur propre détresse issue de l’enfance. Je me suis donc demandé d’où venait l’idée que les enfants choisissent leurs parents – a fortiori quel déni pouvait en résulter.

La thèse de la transmigration des âmes est présente dans plusieurs traditions philosophiques ou religieuses, mais n’implique pas un choix de la part des futurs enfants. Chez Platon, chacun se réincarnait par similitude aux mœurs de son existence – en âne pour les débauchés, en bêtes de proie pour les plus colériques – et seuls les philosophes délivrés des passions accédaient au rang des dieux[1]. Dans l’hindouisme, la réincarnation est une croyance centrale, indissociable d’une loi cosmique obligeant ceux qui n’ont pas atteint la délivrance à revenir dans une nouvelle vie déterminée par leur karma, reflet de leurs actions passées. « L’âme incarnée rejette les vieux corps et en revêt de nouveaux, lit-on dans la Bhagavad-Gîtâ, comme un homme échange un vêtement usé contre un neuf[2]. »


Fig. 1 : L’ange gardien, un interlocuteur imaginaire pour compenser la rupture du lien d’attachement. (carte postale allemande de 1900)

Mouvance New Age

Là encore, nulle trace d’une élection délibérée. Des recherches ethnographiques suggèrent d’ailleurs que l’idée de réincarnation est loin de faire l’unanimité en Inde, où plusieurs systèmes de croyances cohabitent, et justifie surtout la domination des brahmanes sur les autres castes[3]. Chez les bouddhistes enfin, la renaissance n’est pas liée à l’existence d’une individualité propre, toute chose étant impersonnelle. Pour les Tibétains, seuls les êtres complètement affranchis des lois du karma peuvent librement décider de prendre les naissances qui leur semblent nécessaires[4].

Par contre, une version hybride de la réincarnation a été popularisée par l’engouement occidental pour l’indianisme, l’occultisme et la mouvance New Age qui leur a succédé. Outre les notions de vies antérieures ou de corps énergétiques subtils, ce courant syncrétique prône l’existence d’entités surnaturelles – véritables parents de substitution – accessibles par le channeling d’un intermédiaire éclairé. « Lorsque l’âme fait ses choix d’incarnation, avance ainsi une médium et thérapeute, elle choisit les blessures karmiques qu’elle souhaite retrouver pour avoir une nouvelle opportunité de les transmuter. » S’il lui faut guérir une souffrance d’abandon, poursuit cette formatrice, elle sera « magnétiquement » attirée par des parents qui lui donneront ce sentiment et interprétera la moindre marque de distance en fonction de cette blessure[5].


La « puissance » de l’acceptation

On comprend bien les écueils d’une telle approche de la relation à l’enfant. Plutôt que s’informer des besoins psycho-affectifs d’un tout-petit, à défaut de pouvoir faire confiance à leur senti, les partisans d’une telle croyance verront dans l’expression de son mal-être la marque d’une blessure karmique. Au lieu de s’interroger sur l’origine de leurs difficultés de parents, ils feront porter à l’enfant la responsabilité de ce qu’il manifeste et ne pourront pas se libérer des conditionnements éducatifs qui leur furent infligés par leurs propres géniteurs. Car ce credo se propage également dans les sphères du développement personnel.

La Québécoise Lise Bourbeau écrit par exemple : « Vous avez choisi vos parents […] en fonction de vos besoins profonds et non par rapport à vos désirs. » Auteure de plusieurs best-sellers, cette femme d’affaires vante la « puissance » de l’acceptation : « Pour savoir pourquoi vous avez choisi ce genre de parents, regardez ce qui vous dérange chez eux et vous saurez ce que votre âme aspire à accepter (à apprendre à aimer) dans cette vie-ci[6]. » Ignorant l’incidence de la mémoire traumatique sur notre quotidien, particulièrement dans la relation aux enfants, sa proposition suggère au contraire d’en verrouiller l’intelligence en cultivant le pardon. En somme, une forme renouvelée du commandement biblique d’honorer nos ancêtres – quel qu’en soit le prix.


Un point de vue décrié sur l’inceste

Curieusement, une variante profane de cette prescription a été propagée par la psychanalyste d’enfants Françoise Dolto. Interviewée par un confrère en 1980, elle affirmait ainsi : « Il est important de parler à un enfant de ses parents comme ayant été choisis par lui[7]. » De cette manière, avançait-elle, on l’aide à se penser comme un sujet doté d’une intention de s’incarner, d’un désir de naître qui lui permette d’assumer son existence. Dans sa pratique, elle rappelait volontiers à un enfant abandonné que c’est lui qui avait choisi de naître, à une victime d’inceste qu’elle était responsable d’avoir laissé ses parents commettre cet acte avilissant[8]

Aujourd’hui décrié[9], son point de vue sur l’inceste est sans doute le produit d’un aveuglement familial auquel la jeune Françoise a dû souscrire elle-même. Morte tragiquement, sa sœur aînée « était blonde aux yeux bleus, écrit Dolto dans une autobiographie, comme le père de ma mère, et elle aurait dû vivre parce que, pour ma mère, elle était la fille de l’inceste[10] ». Ce qui suggère une enfant née d’un viol commis par son grand-père sur sa propre fille – et de surcroît préférée pour cela. Si la chose était avérée et pour dissocier sa conscience de cette affreuse réalité, on comprend que Françoise ait secrètement rendu sa mère fautive de ne pas avoir repoussé les avances de son géniteur. Mais qu’en était-il de choisir ses parents ?


Fig. 2 : François Dolto (tenant la main de sa mère), une enfance marquée par le rejet maternel. (image extraite du film « Tu as choisi de naître », 1994)

Un effroyable sentiment d’abandon

Petite fille, Françoise avait un « ange gardien » qui la consolait le soir et auquel elle laissait la moitié de son lit (fig. 1). Cet interlocuteur imaginaire était le compagnon de misère d’une enfant marquée par une carence du lien d’attachement (lire l'encadré). Même adulte, la psychanalyste attribuait à cette présence providentielle la faculté de lui trouver une place de parking. « Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui fasse gagner le ciel aux grandes personnes, fit-elle dire à son ange, alors tu en es chargée ! C’est pour cela que tu fais des bêtises[11]… »

La fillette prenait ainsi sur elle jugements et punitions que lui infligeaient les adultes – « Tu fais des bêtises ! » – tout en donnant un sens à son calvaire : faire gagner le ciel aux grandes personnes. Une responsabilité bien lourde à porter pour la petite Françoise que sa mère, inconsolable, rendit aussi fautive de la mort de sa sœur parce qu’elle « n’avait pas su prier ». Produit de la dissociation que son esprit lui imposait par nécessité de survie, la conviction d’avoir choisi sa famille lui permettait de tenir à distance un effroyable sentiment d’abandon.


Une théorie bouclier

Et ma mère dans tout cela ? Tout comme Dolto, elle fait souvent référence à « ses anges » qui la guident dans ses choix quotidiens et la mettent en contact avec sa défunte mère. Une femme qui la plaça à sept mois chez sa propre mère pour s’occuper d’un commerce aux côtés de son mari. Lorsqu’elle retrouva ses parents deux ans plus tard, le lien était rompu.

Par la suite, elle prétendra toujours « avoir choisi » de retourner chez sa grand-mère chaque été, au contraire de ses sœurs. Cela lui permit, elle aussi, de dissocier sa conscience de la détresse d’avoir été abandonnée – ce qui pour une si jeune enfant impliquait fatalement la terreur d’en mourir. En conséquence, elle fut rendue indisponible aux besoins de ses propres enfants qui la renvoyaient directement à ce vécu traumatique non résolu.

Sa conviction que les enfants choisissent leur famille l’autorisa à décliner toute proposition de faire un lien entre l’abandon qu’elle a rejoué sur nous, enfants, et celui qu’elle a vécu elle-même. Il s’agit donc bien de ce qu’Alice Miller appelait une théorie bouclier – à savoir une construction mentale faisant obstacle à la résolution des problématiques familiales. Dans mon cheminement de libération, il m’a été nécessaire de rendre à ma mère les sentiments d’abandon qu’elle avait géré à nos dépens.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 04.2019 / www.regardconscient.net


Dolto et l’ange bleu

Françoise Dolto née Marette (1908-1988) a grandi dans une famille de la haute bourgeoisie du XVIe arrondissement de Paris, catholique et monarchiste, très méprisante pour la sensibilité de l’enfant (fig. 2). Un jour à table, comme elle avait posé une question jugée déplacée à propos d’un domestique, on l’obligea à manger dans un pot de chambre un mois durant[12].

Quatrième d’une fratrie de six, elle fut confiée par sa mère à une nurse irlandaise qui lui parlait anglais et sur laquelle elle déplaça son besoin d’attachement. La jeune femme fut renvoyée lorsqu’on découvrit qu’elle empruntait les robes et les bijoux de sa maîtresse pour se rendre rue Vineuse, dans un luxueux hôtel de passe où elle emmenait le bébé – son « ange bleu » disait-elle – et trouvait de la cocaïne.

Après cette seconde rupture, la petite fit une double broncho-pneumonie, mais survécut parce que sa mère la garda contre elle jour et nuit – un contact inédit qui lui permit de surmonter l’épreuve. Les premiers mois de sa vie furent donc marqués par l’angoisse de l’abandon et de la mort. Elle allait par la suite en revivre l’empreinte, s’attachant par exemple à son oncle maternel qui fut tué lors de la Première Guerre mondiale. Il l’appelait sa « fiancée » – ce que la fillette en mal de tendresse avait cru – et Françoise se considéra dès lors comme une « veuve de guerre ».

Dolto se souvient avoir médité sur la mort et la naissance dès l’âge de quatre ans : son grand-père venait de mourir et sa mère était enceinte d’un cinquième. Tous les jours avec sa préceptrice, elle traversait une passerelle qui franchissait un chemin de fer. Quand un train passait, le monde disparaissait dans la fumée et Françoise se croyait au ciel. « Le ciel n’est pas très loin de la terre, en avait conclu l’enfant que la scène ramenait à ses premières empreintes, mais les grandes personnes ne savent pas… »

Elle savait que ce nuage contenait l’âme des morts et des futurs vivants, un invisible proche et rassurant lui permettant de supporter l’indicible abandon des premiers mois de sa vie et les angoisses qu’elle traversait dans la solitude.

M.Co.



Notes :

[1] Platon, « Phédon ou de l’âme », in Œuvres, trad. Victor Cousin, pp. 242-243, https://fr.wikisource.org/wiki/Phédon_(trad._Cousin).

[2] La Bhagavad Gîtâ, présentée et commentée par Shrî Aurobindo, Albin Michel, 1970, p. 45. Poème épique central du Mahabharata, ce texte est considérée comme un abrégé de la doctrine védique. https://books.google.fr/books?id=YYfZmZg5_QEC.

[3] Lire Robert Deliège, « Les hindous croient-ils en la réincarnation ? », L’année sociologique, Vol. 50, No 1, juin 2000. https://www.scienceshumaines.com/-0ales-hindous-croient-ils-en-la-reincarnation--0a_fr_1167.html.

[4] « Dagpo Rimpoché : la réincarnation selon le bouddhisme tibétain », Revue Panharmonie, No 183, janvier 1981, https://www.revue3emillenaire.com/blog/la-reincarnation-selon-le-bouddhisme-tibetain-par-dagpo-rimpoche/.

[5] Sophie Guedj Mettey, « L’âme de l’enfant choisit ses parents », Vivre et transmettre le meilleur pendant sa grossesse, Le Souffle d’Or, 2012, https://laireduverseau.wordpress.com/2017/08/31/lame-de-lenfant-choisit-ses-parents/.

[6] Lise Bourbeau, « J’ai choisi mes parents ! », Écoute ton corps, https://www.ecoutetoncorps.com/fr/ressources-en-ligne/chroniques-articles/jai-choisi-mes-parents/.

[7] « Dolto et l’ange bleu : entretien de Françoise Dolto avec Bernard This en juin 1980 », Le Coq-Héron, 2002/1, No 168, p. 148, https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2002-1-page-139.htm.

[8] Françoise Dolto et Andrée Ruffo, L’enfant, le juge et la psychanalyse, Gallimard, 1999, p. 53, http://esteve.freixa.pagesperso-orange.fr/dolto_enfant_juge_psychanalyste.pdf.

[9] Lire Marianne Kuhni, « En psychanalyse, l’enfant porte la responsabilité de l’inceste paternel », mariannekuhni.com, 03.04.2014, https://mariannekuhni.com/2014/04/03/en-psychanalyse-lenfant-porte-la-responsabilite-de-linceste-paternel/.

[10] Françoise Dolto, Autoportrait d’une psychanalyste – 1934-1988, Seuil, 1989, p.18.

[11] « Dolto et l’ange bleu », op. cit.

[12] Les informations biographiques de ce paragraphe sont extraites de « Dolto et l’ange bleu », op. cit.