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Hollywood : des révélations qui en disent long sur l’importance de l’attachement

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue PEPS No 20 (printemps 2018)

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Résumé : Notre connaissance des effets de traumatismes psycho-affectifs sur le développement de l’enfant permet de donner sens aux dérives relationnelles illustrées par l’affaire Weinstein. Pour les abuseurs et leurs victimes, le manque d’une parentalité bienveillante s’avère déterminant dans ces remises en scène.

Récemment dénoncés, les agissements de Harvey Weinstein ont dévoilé une face brutale des coulisses de Hollywood. Un univers captatif qui prospère en vase clos sur l’abus de pouvoir, l’humiliation et l’exploitation de contraintes sexuelles que le milieu désigne impudemment par l’euphémisme de casting couch[1].

Des dizaines de femmes ont depuis témoigné de la manière dont elles furent réduites au silence, conditionnées à excuser leurs abuseurs et condamnées – souvent pendant de longues années – à porter le sentiment de honte que ceux-ci refoulaient à l’endroit de tels passages à l’acte. Au-delà d’une indignation légitime, est-il permis de réfléchir sur la genèse de ces remises en scène afin de progresser vers une meilleure compréhension de nos besoins relationnels ?


Un scénario maintes fois reproduit

Parmi les confidences divulguées par les médias, un témoignage m’a touché particulièrement : celui de Louise Godbold. Dans les années quatre-vingt-dix, elle fut l’une des victimes de Harvey Weinstein et dirige aujourd’hui Echo Parenting & Education, une ONG californienne, basée à Los Angeles, qui s’est donné pour but de promouvoir une parentalité fondée sur la relation et l’empathie[2].

Lors d’une visite des bureaux de Miramax, la société de production dirigée par Bob et Harvey Weinstein, ce dernier la piégea dans le coin d’une pièce vide et fourra la main de la jeune femme dans son entrejambe. Plus tard, il s’excusa en invoquant le stress d’une imminente remise d’Oscars.

Mais Louise cherchait à percer dans le cinéma et accepta de le rejoindre à son hôtel sans plus d’arrière-pensée. Suivant un scénario maintes fois reproduit, Weinstein la flatta et demanda qu’elle lui masse les épaules, avant de l’entraîner dans son lit. L’imprudente eut toutes les peines du monde à battre en retraite sans offenser l’homme le plus puissant de Hollywood[3].


Une réponse de survie

Refusant l’injonction de se sentir responsable du comportement de son abuseur, Louise s’est sincèrement demandé pourquoi elle s’était retrouvée là, impuissante comme tant d’autres. Elle affirme : « Notre connaissance des effets des traumatismes de l’enfance peut nous aider à comprendre pourquoi ces femmes se sont figées, comme moi, lorsque Harvey s’est montré nu ou a mis ses mains sur leurs épaules[4]. »

Enfants, elles durent capituler contre des agresseurs qui étaient aussi leurs pourvoyeurs de soins ou face à un abuseur affirmant que personne ne croirait leur histoire. « Lorsqu’une telle situation se répète à l’âge adulte, poursuit-elle, votre cerveau archaïque suscite la même réponse que celle qui vous a jadis sauvé la vie. »

Et il n’est pas seulement question d’abus physiques ou sexuels. Weinstein a profité de femmes ayant grandi dans un environnement éducatif où la soumission était de règle, où toute contestation leur valait des reproches et des humiliations : c’était alors leur faute. Devenues adultes, elles portent la culpabilité d’avoir provoqué leur agresseur, de s’être rendues à son hôtel – en somme de l’avoir bien cherché.


La base de l’attachement

De telles ambiances relationnelles, vécues dès la toute petite enfance, génèrent ce que John Bowlby (1907-1990) appelait un attachement anxieux, caractérisé par des demandes d’attention exacerbées et une attente compulsive de rassurance. Cette forme d’adaptation s’installe chez l’enfant lorsque son besoin naturel d’écoute et de soutien n’a reçu qu’une réponse irrégulière ou imprévisible. Elle peut évoluer vers un fonctionnement évitant, parce que l’enfant a été ensuite rejeté par des moqueries ou des punitions lorsqu’il exprimait sa souffrance et que même un simple réconfort lui était refusé – comme pour Harvey Weinstein selon toute vraisemblance[5].

La base d’une relation sécure réside dans la capacité du parent à répondre favorablement au vécu psycho-affectif de son enfant, de sorte que ce dernier développe une confiance dans ses propres compétences relationnelles. Mais si tel n’est pas le cas, si le parent s’énerve voire menace, le cerveau de l’enfant bloque ses émotions au niveau de l’amygdale, le rendant impuissant à les réguler par la suite. Cette réponse perdurera tant que la personne n’aura pas pris conscience de ce passé qui le hante.


Défenses contre l’angoisse

L’adulte évitant peut en conclure qu’il n’est pas digne d’amour et se mettre compulsivement au service des besoins d’autrui, quitte à se renier lui-même. Il peut aussi éprouver de grandes difficultés à gérer ses colère et autres remontées émotionnelles dont il ne vit que les sensations corporelles : anxiété, tremblements, accélération du rythme cardiaque, crispations musculaires…

Cette hostilité larvée, jadis éprouvée par l’enfant à l’égard de son parent abusif et aussitôt réprimée, est alors réinvestie dans son rapport aux autres, compromettant ses chances de vivre un rapprochement durable avec autrui. Un aspect de cette problématique réside dans l’incapacité de la personne à considérer la relation comme une source de bonheur et de confirmation. Ses prises de pouvoir et de multiples conquêtes peuvent servir de défenses contre l’angoisse que lui procure la perspective de s’ouvrir à une jouissance qu’il n’a jamais connue.


Ambiance à Miramax

Les sales affaires de Hollywood me semblent révélatrices de telles dynamiques relationnelles. Et Miramax, l’entreprise fondée en 1979 par les frères Weinstein pour promouvoir le cinéma indépendant, en constitue sans doute une caricature. « Chez Miramax, explique un ancien attaché de presse, tout n’était qu’agressivité. Rien n’allait jamais, il n’y en avait jamais assez[6]. »

Symptomatique d’une gestion pathologique de leur vécu émotionnel, les Weinstein entraient dans des rages folles, maniaient l’insulte et l’humiliation publique de leurs collaborateurs. Selon plusieurs témoins, Harvey arrachait les téléphones des murs et les jetait à travers la pièce comme tout ce qui lui tombait sous la main.

Lorsqu’un employé intrépide lui suggérait qu’il obtiendrait davantage par la gentillesse, il répondait : « Oui, je sais, mais je ne peux pas m’en empêcher. J’ai mauvais caractère, voilà tout. » Même les plus fidèles finissaient par craquer. « J’ai fait une dépression, témoigne une employée du bureau de Los Angeles. J’ai commencé à perdre du poids, à être d’humeur changeante, dépressive. Ça m’a presque détruite[7]. »


Une mère « horripilante »

À la lueur des travaux de Bowlby et au regard des récentes révélations, il est fondé de s’interroger sur la relation que les parents des Weinstein ont établi avec leurs jeunes garçons. Dans ces premières emprises réside sans doute le sens de leurs passages à l’acte, dont la notoire brutalité de l’aîné, Harvey, envers les femmes. En apparence, tout allait pour le mieux. Les deux frère avaient même conçu le nom de leur société – Miramax – comme un hommage à leurs géniteurs, Miriam et Max[8]. Mais quand leur mère passait aux bureaux de New York pour apporter des friandises, ses fils se montraient très désagréables envers elle. Ils la faisaient attendre, parfois une heure, puis l’expédiaient sèchement : « C’est terminé ! Tu peux laisser les gâteaux[9] ! »

D’après un ami d’enfance, Miriam était une mère « exigeante, agressive, horripilante ». Elle faisait constamment des comparaisons malveillantes entre ses fils et les garçons du voisinage, du genre : « Comment se fait-il que David ait eu une meilleure note que toi[10] ? ». Il soutient que ce harcèlement perpétuel est à l’origine de l’agressivité de Harvey, qui la surnommait « Mama Portnoy » – une référence au roman subversif Portnoy’s Complaint dans lequel un fils d’immigrés juifs, étouffé par la névrose parentale, confie à son psychanalyste ses frustrations sexuelles et relationnelles[11].


Un chapelet de déconvenues

Max, décédé d’une crise cardiaque trois ans avant la fondation de Miramax, était un tailleur de diamant, qui travaillait dix à douze heures par jour sur son lapidaire dans un atelier du Diamond District de New York. « Il faisait un amalgame entre affection et mauvais traitements, explique un autre ami de la famille. S’il vous braillait dessus, cela signifiait qu’il se souciait vraiment de vous[12]. » Mais c’est sa femme qui portait la culotte, de sorte qu’un certain mépris pour elle régnait dans la famille. Lui préférait égrener le chapelet de ses déconvenues dans l’espoir de motiver ses garçons.

« Ne merdez pas comme moi, commandait Max à ses fils. Ne laissez personne vous dire ce que vous avez à faire ou se mettre en travers de votre chemin. Et si quelqu’un essaie, défoncez-le[13] ! » – une injonction que les deux frères intériorisèrent d’autant plus qu’ils étaient les jouets de ses colères et les témoins de son impuissance. Miriam passait l’après-midi du samedi dans un salon de beauté pour une rituelle mise en plis. De son côté, au lieu de les emmener jouer en extérieur, Max s’enfermait invariablement avec ses enfants dans une salle obscure du quartier, de sorte que ceux-ci absorbèrent très jeunes toutes les grandes productions hollywoodiennes. « Il adorait le cinéma et devait faire quelque chose avec nous, plaidera son second fils, Bob. Tout le monde était gagnant[14]. »


Revanche posthume

En fait, rien n’est moins sûr. Plutôt que d’établir une relation avec ses fils et de s’intéresser à eux, Max leur dévoilait l’ampleur de sa frustration d’homme et l’affligeant spectacle de ses compensations. Vétéran de la Seconde guerre, il était ébloui par le jeu d’Alec Guinness dans Le Pont de la rivière Kwaï (1957) ou l’audace d’un John Wayne dans Le Jour le plus long (1962). « Je pense que ces histoires entretenaient ses propres convictions, concédera Bob, lui offraient un espace où tout devenait possible. »

Et ses garçons prirent le message au pied de la lettre. Comme une revanche posthume offerte à ce père inconsistant, l’insolente consécration de Miramax évoque le script de Spartacus (1960) ou celui d’Exodus sorti la même année – deux superproductions qui ont impressioné le jeune Harvey alors âgé de huit ans. « Je pense que c’est un thème de ma vie, confiera-t-il au New York Times. Vous pouvez triompher des puissants, jouer contre les majors [de Hollywood] et gagner[15] ! » On s’alarme aujourd’hui du prix de tels rejouements.

Face à la puissance des empreintes traumatiques de l’enfance, il est tentant de détourner le regard. C’est pourtant de parents sensibles et bienveillants dont Harvey Weinstein et ses victimes auraient eu grand besoin. À l’évidence, le manque d’une présence consciente s’est avéré déterminant dans leurs remises en scène.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 02.2018 / www.regardconscient.net


Notes :

[1] Expression analogue à notre « promotion canapé ». Lire Glenn Harlan Reynolds, « Harvey Weinstein ne peut laver tous les péchés d’Hollywood », Courrier international, 18.10.2017, https://www.courrierinternational.com/article/harvey-weinstein-ne-peut-laver-tous-les-peches-dhollywood.

[2] Pour visiter son site : www.echoparenting.org.

[3] Louise Godbold interviewée par Amy Goodman, “My encounter with Harvey Weinstein and what it tells us about trauma”, Democracy Now, 12.10.2017, https://www.democracynow.org/2017/10/12/louise_godbold_my_encounter_with_harvey.

[4] Lire Louise Godbold, “My encounter with Harvey Weinstein and what it tells us about trauma”, ACES Too High News, 09.10.2017, https://acestoohigh.com/2017/10/09/my-encounter-with-harvey-weinstein-and-what-it-tells-us-about-trauma/.

[5] Lire notamment Yvane Wiart, « Ouvrir la porte aux émotions », Cerveau & Psycho, No 69, mai-juin 2015, http://www.cerveauetpsycho.fr/ewb_pages/a/article-ouvrir-la-porte-aux-emotions-35226.php.

[6] Mark Urman, interviewé par Peter Biskind, Down and Dirty Pictures: Miramax, Sundance, and the Rise of Independent Film, Simon & Schuster, 2005, 2013, p. 70, https://books.google.fr/books?id=jo1HDZsI1-QC. Une traduction française de cet ouvrage est parue sous le titre Sexe, mensonge et Hollywood, Le Cherche Midi, 2012.

[7] Myrna Chagnard, interviewée par Peter Biskind, ibid., p. 70.

[8] Miriam Weinstein confiera : « C’était le plus beau compliment pour une mère et un père. » Citée par Jesse Green, “Endpaper: The Mother of All Independents”, The New York Times, 16.11.1999, http://www.nytimes.com/1997/11/16/magazine/endpaper-the-mother-of-all-independents.html.

[9] Mark Lipsky, interviewé par Peter Biskind, op. cit., p. 67.

[10] Alan Brewer, interviewé par Peter Biskind, ibid., pp. 67-68.

[11] Ce roman de Philip Roth, paru en 1969, s’est fait connaître par les descriptions crues de certaines obsessions sexuelles du narrateur, Alexander Portnoy, alors considérées comme pornographiques.

[12] Steve Earnhart, interviewé par Peter Biskind, op. cit., p. 68.

[13] D’après Alan Brewer, interviewé par Peter Biskind, op. cit., p. 68.

[14] Bob Weinstein, “All Thanks to Max”, Vanity Fair, avril 2003, https://www.vanityfair.com/news/2003/04/max-weinstein-200304.

[15] Harvey Weinstein, interviewé par Rock Lyman, “Harvey Weinstein: Memory’s Independent Streak”, The New York Times, 27.04.2001, http://www.nytimes.com/2001/04/27/movies/watching-movies-with-harvey-weinstein-memory-s-independent-streak.html.