Les affaires politico-financières de la Vème République se suivent et se ressemblent : collusion d’intérêts, détournement de biens sociaux, trucage de marchés publics, financement illégal de partis, etc. Au gré des scandales, les médias s’interrogent et les élus discutent de nouvelles lois pour tenter d’endiguer ces pratiques. De fait, ces mécanismes occultes de fonctionnement de la vie publique concernent toutes les familles politiques et mettent en cause l’honorabilité du chef de l’État français lui-même, Jacques Chirac, nouvellement réélu en dépit des escroqueries qui lui sont imputées.
Quelles réalités effectivement occultées se manifestent derrière le phénomène de la corruption politico-financière ? De quoi pourraient témoigner ces pratiques, du point de vue des dynamiques inconscientes qui animent la nation française ? Le texte ci-dessous propose quelques pistes de réflexion, qui mettent en cause un modèle éducatif encore largement répandu.
Un maître d’œuvre
En septembre 2000, le journal Le Monde publiait le témoignage posthume d’un promoteur immobilier décédé en 1999, Jean-Claude Méry, dans lequel ce dernier dévoilait les rouages du financement occulte des partis politiques français dont il avait été le maître d’uvre. Dès 1985 et pendant près de dix ans, M. Méry fit fonctionner un système de trucage des marchés publics de la ville de Paris, à la demande expresse du maire de l’époque, Jacques Chirac. Pour obtenir des contrats d’aménagement, de rénovation ou d’entretien, les entreprises devaient verser à M. Méry des commissions occultes ou des avantages en nature qui finissaient dans les caisses des principaux partis politiques, essentiellement du RPR (Rassemblement pour la République), le parti gaulliste de Jacques Chirac. Durant cette période, 35 à 40 millions de francs furent ainsi détournés annuellement.
La publication de ce témoignage par Le Monde mettait directement en cause le président de la République, qui avait été maire de Paris puis premier ministre du président Mitterrand à l’époque des faits. Selon M. Méry, « c’est uniquement aux ordres de M. Chirac que nous travaillions. » En 1986, M. Méry aurait même remis 5 millions de francs en liquide à M. Michel Roussin, chef de cabinet de M. Chirac, en présence de ce dernier. Des révélations que le président Chirac n’a pas même commentées, se contentant, par la bouche d’un porte-parole, d’exclure l’éventualité de sa démission en faisant valoir son immunité présidentielle.
Le « système Méry »
De grandes entreprises furent également mises en cause - notamment Vivendi et la Lyonnaise des eaux - pour avoir très largement profité du système Méry dans l’acquisition quasi-exclusive de parts de marché à Paris, mais aussi en province. Lors de l’attribution des contrats relatifs au chauffage des lycées - qui s’élevèrent à près de 100 millions de francs annuellement pendant douze ans -, M. Méry s’arrangea pour ne laisser apparaître que leurs deux noms, en échange d’un total de plus de 10 millions de francs de commissions occultes reversées directement au RPR, au parti socialiste et au parti communiste.
Ces révélations sont intervenues dans un contexte de corruption et de fraude généralisée, touchant les plus hautes sphères de l’État français. Également compromise, la justice peine à poursuivre les responsables, surtout s’ils sont haut placés. Un exemple éloquent est celui de Roland Dumas, ancien président du Conseil Constitutionnel - une des plus hautes instances juridiques françaises - tardivement mis en examen et contraint à la démission pour trafic d’influence et abus de biens sociaux dans l’affaire Elf. Le cas particulier de Jean-Claude Méry témoigne donc d’un fonctionnement très général, d’un choix de société impliquant non seulement de nombreuses personnalités de l’économie et de la politique mais aussi des acteurs plus modestes qui s’accommodent, bon gré mal gré, de ce fonctionnement.
Contenu émotionnel
Pour savoir ce que « disent » ces personnes à travers leurs mises en acte, il faut les « écouter » dans l’expression de leurs affects refoulés plutôt que dans le contenu intellectuel de leurs discours. La démarche consiste à relever soigneusement les expressions émotionnelles qui émaillent un discours public, une conversation importante ou autre prestation publique ou semi-publique, et d’en sentir la résonance affective afin de l’expliciter.
Une analyse du contenu émotionnel du témoignage de M. Méry, tel qu’il fut diffusé dans sa fameuse « cassette » et retranscrit par Le Monde, fait apparaître les éléments suivants :
... ras-les pâquerettes... maître à penser... c’est vrai... c’est vrai... c’est vrai... c’est vrai... nu... gros besoins... sous ma coupe... lâcher la bride... maîtrise complète... pénétrer le détail... je prends l’entretien en main... Alléluia... sur plainte... sur plainte... se met à râler... mainmise... maîtrise... la poubelle... la machine... que demande le peuple... maîtrise... ma fierté... importance terrible... maîtrise... rectitude absolue... rectitude favorable... nom de Dieu... pique une colère... pique une colère... foultitude... mettre plein la tête... aller se faire foutre... emmerder... emmerder... les plus gros coups... les plus gros coups... le plus gros coup... très honnêtement... que ce soit à... que ce soit à... que ce soit à... que ce soit à... que ce soit à... bon an mal an... arracher... bon gré mal gré... je maîtrise... emmerdant... se goinfraient... de la foutaise... en douce par derrière... prendre en main... petit à petit... par derrière... emmerdements... très gentiment... gentiment... tranquillement... bon an mal an... la machine... rubis sur l’ongle... on tire un maximum sur les ficelles... répartir la manne... il y a à manger... donner à manger... la maison... la maison... la maison... bon an mal an... la machine... la manne... pas l’ombre d’un doute... ô suprême ironie du sort !... des plaquettes... ma peine... mon souci... morte d’angoisse... promesses mirobolantes... crise de diabète... sort brutalement de tôle... conneries... la crasse... les couches de crasse... saleté... saloperie...
Processus éducatif
Une lecture rapide du contenu de cette liste fait apparaître une alternance entre des termes évoquant le contrôle (maître, maîtrise, prise en main, rectitude, etc.), particulièrement dans la première partie, et des termes évoquant la saleté (emmerder, emmerdements, mais aussi crasse, saloperie, etc.), particulièrement dans la seconde. Entre ces deux extrêmes, les sentiments passent de la plainte à la colère, avec une longue période de rassurance, comme en témoignent des mots tels que très honnêtement, petit à petit, gentiment ou bon an mal an. Certaines expressions font directement référence aux fonctions du corps : nu, gros besoins, se goinfraient, à manger, etc.
Comment trouver un sens à toutes ces émotions ? En se plaçant du point de vue de l’enfant, dont l’expression clandestine fait encore surface derrière le discours construit du langage. Dans cette perspective, l’ensemble des émotions spontanées de Jean-Claude Méry fait penser au processus éducatif que subit l’enfant dont les besoins physiologiques deviennent la cible des projections parentales. Seul face à la machine implacable du rejouement de l’adulte, l’enfant fait office de poubelle qui réceptionne bon gré mal gré les émotions perverses de son entourage. Il doit parvenir au contrôle exigé par l’adulte, et prendre en main ses fonctions naturelles, même s’il n’est pas encore prêt pour cela. Il doit aussi refouler sa souffrance.
Paroxysme
Sur la violence des exigences parentales, nous avons les indications suivantes : sous ma coupe, pénétrer le détail, importance terrible, les plus gros coups, arracher, en douce par derrière, pas l’ombre d’un doute, promesses mirobolantes, etc. Cela donne une idée de la répression exercée sur l’enfant. Il n’y a pas de question quant au bien-fondé d’une telle attitude, ni d’espace pour que l’enfant développe une personnalité qui lui soit propre. Identifié aux projections qu’on lui impose, celui-ci est perçu comme un organisme insatiable et tyrannique, une créature dégoûtante. Dans ce registre, nous trouvons par exemple : que demande le peuple, emmerdant, se goinfraient, on tire au maximum sur les ficelles, conneries, les couches de crasse, saloperie, etc. La fin du témoignage de M. Méry révèle une sorte de paroxysme d’expressions analogues, comme si l’auteur montrait inconsciemment l’ampleur des saletés qu’il a été forcé de contenir en tant qu’enfant.
Risquons une analogie pour tenter de comprendre le rejouement dans lequel le financier s’est trouvé pris. En 1985, M. Méry est sollicité par une figure paternelle (M. Roussin, conseiller du cabinet de M. Chirac, qui était un ami de son père) pour « faire son maximum pour trouver une organisation capable de tirer des bénéfices » pour le financement du RPR, alors dans l’opposition. M. Méry connaît bien le marché immobilier mais surtout, c’est un homme fidèle et pointilleux qui inconsciemment va trouver là les éléments nécessaires à une mise en scène collective. Le système de financement occulte qu’il met en place est à l’image de la répression occulte également qu’il a subie en tant qu’enfant : brutal et systématique. En apparence, M. Méry remet de l’ordre dans l’attribution des marchés publics de la ville de Paris au point qu’on le surnomme « Méry de Paris » mais en réalité, sous sa coupe, seules quelques grosses entreprises et leurs filiales finiront par se partager la manne que représente la construction publique en région parisienne. Parallèlement, les commissions occultes versées au RPR iront crescendo. Que peuvent symboliser ces dernières dans le rejouement de M. Méry ?
Maîtrise complète
Pour tenter de répondre à cette question, revenons un instant à la situation du jeune enfant. Ce dernier est d’une part sevré d’un contact aimant et nourrissant avec sa mère, et subit d’autre part une éducation drastique à la propreté. Il refoule constamment la nausée provoquée par l’ingestion d’aliments dénaturés biberons de lait de vache, bouillies pour bébés et l’humiliation d’être sali par les projections faites sur ses fonctions d’excrétions. Par un mécanisme d’identification, il devient ce « petit merdeux » dont les parents exigent qu’il maîtrise rapidement ses sphincters afin d’éviter de salir ses culottes ou ses draps. S’il parvient à se contrôler, les louanges qui lui sont adressées doivent tenir lieu de manifestation de tendresse et d’amour.
Les commissions occultes de M. Méry peuvent matérialiser cette reddition de l’enfant aux exigences parentales, symbolisées par les besoins financiers insatiables des partis politiques à l’approche des élections. L’argent à la fois manne et merde incarne ici des sentiments ambivalents de fierté et de honte qui doivent rester cachés. La machine éducative exige une rectitude absolue. De la même façon, M. Méry subit de fortes pressions pour que ses opérations restent couvertes et n’entament pas la respectabilité du pouvoir qui l’emploie. De fait, en 1995, une première instruction judiciaire ne parviendra pas à établir la culpabilité de M. Roussin commanditaire du financement occulte du RPR et le juge rendra une ordonnance de non-lieu en sa faveur.
Argent « sale »
À l’échelle d’un groupe humain, d’une organisation sociale, les sentiments partagés par une population ayant subi une éducation intrusive me semblent aller de pair avec la généralisation des pratiques de corruption. Toute la hiérarchie sociale se trouve concernée par ce rejouement qui a pour fonction de mettre en évidence le déni subit par l’enfant. En haut de l’échelle sociale, ces pratiques de corruption prendront notamment la forme de détournements de fonds publics ou privés. L’argent est ici qualifié de « sale », au sens figuré de ce mot.
Plus à la base, mais dans la même logique de conséquences, les pratiques de corruption finissent par altérer la qualité même des produits fabriqués, notamment alimentaires. La « saleté » devient alors plus tangible, et les sentiments refoulés finissent par émerger sur une très large échelle. Un exemple est fourni par l’utilisation industrielle de farines carnées dans l’alimentation animale, à l’origine de l’épidémie de la « vache folle ».
Des enquêtes ont fait apparaître que les usines d’aliments pour bétail incorporaient dans leurs farines non seulement des cadavres d’animaux, mais aussi des boues d’épuration et les résidus de traitement des fosses septiques sanitaires, autrement dit des excréments. Un commentateur, se faisant le porte-parole des réactions émotionnelles des consommateurs écrivit : « Mais voilà que, de révélations en révélations se déploie sous nos yeux le gluant enchaînement des causes qui déverse l’immonde dans nos assiettes. On apprend, on découvre l’horrible composition de ces farines animales qui, en une sorte de cycle infernal, polluent, souillent, empoisonnent toute la chaîne alimentaire. Et c’est une immense nausée ! »
Lors d’un séjour en prison, M. Méry retrouva lui aussi les sentiments de dégoût qu’il devait, enfant, inspirer à ses parents. Il décrit ainsi le lieu dans lequel il passa une garde-à-vue de plus de cinq mois : « Allez voir en deuxième division, là où on m’a mis, ce que c’est, la crasse, les couches de crasse qu’il y a absolument partout, dans les toilettes, même dans les bureaux des médecins... Allez voir la saleté, la saloperie, l’ambiance dans laquelle on vit... » En juin 1999, M. Méry décéda finalement du diabète, une autre façon de manifester somatiquement cette fois la pollution qu’il avait dû refouler toute sa vie.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 05.2002 / www.regardconscient.net