> Accueil

> Rechercher

> Télécharger

>  

 

> Revue Regard
> conscient

> Copyrights



L’enfance du terrorisme

par Bernard Giossi

Cet article est paru dans la Regard conscient No 5 (septembre 2002)


Résumé : Face aux actes, qualifiés d’insensés, des terroristes, beaucoup sont interloqués que des êtres humains puissent commettre de si horribles crimes. Peu se sont demandés comment ils en sont arrivés là. Comment ils avaient pu perdre à ce point toute dignité humaine, tout respect de leur vie et par conséquent de celle d’autrui.

 

Un enfant à qui ses parents répètent que sa vie ne sert à rien, qu’elle n’a aucune valeur, et qui vit quotidiennement ce déni* par les coups, les humiliations et les brimades, intègre profondément la peur que ses parents ont de leur propre vie.

*Déni
Ce terme désigne le refus
conscient ou inconscient de reconnaître une réalité humaine. Le déni peut s’exercer sur une dimension de l’être, par exemple l’amour et la conscience de l’enfant. Il peut aussi s’exercer sur la réalité d’un traumatisme vécu et occulté.

Aux États-Unis, une mère chrétienne fondamentaliste a récemment noyé ses enfants dans la baignoire pour, a-t-elle expliqué, « sauver leur âme. » Un père créationniste termine par ces mots une lettre à sa fille étudiante, dans laquelle il la met en garde du risque d’être exposée aux théories de Darwin : « Mieux vaudrait que tu sois morte plutôt que de perdre la Foi. » Une fille devenue adulte se rebelle contre les violences que lui avait fait subir son père lorsqu’elle était enfant. Celui-ci lui écrit en retour : « Tu aurais dû être battue à mort lorsque tu étais enfant, et avais encore une chance d’entrer dans le royaume de Dieu[1]. »

 

Extase suicidaire

La dévalorisation systématique de la vie de l’enfant par ses parents le met dans un tel état d’insécurité qu’il en devient manipulable à merci par les pouvoirs religieux, militaires ou politiques qui tiennent la société.

Dans Muslim Woman Magazine, une émission largement diffusée par Arab Radio and Television Network (ART) et ciblée sur l’enseignement du Coran, Mme Doaa’Amer présente comme une bonne musulmane une enfant de trois ans et demi nommée Basmallah. La fillette est invitée à répéter la leçon qu’elle a apprise par coeur : qu’elle n’aime pas les Juifs, qu’ils sont des singes et des porcs et que c’est Dieu qui l’a dit dans le Coran[2].

Un adolescent américain de 17 ans a été placé par ses parents à la Missouri’s Mountain Park Boarding Academy, une école chrétienne baptiste fondamentaliste comme, disent-ils, « une alternative éducative à la vie facile et dissolue des villes. » Il y subit, avec l’accord de ses parents, privation de sommeil et d’hygiène, humiliations, menaces, chantage, violences physiques et empêchement de tout contact avec l’extérieur. En 1996, un autre adolescent fut, dans cette même « école », assassiné par deux de ses coreligionnaires. À ce jour, elle est toujours ouverte![3]

Le 25 avril, ART propose une interview du professeur ’Adel Sadeq, recteur de la faculté de psychiatrie de l’université ’Ein Shams du Caire. Rayonnant, il explique que « la civilisation occidentale n’a pas de concept équivalent au sacrifice de soi et à l’honneur ». En conséquence, les Américains « ne comprennent pas l’expérience suicidaire de l’homme-bombe, ce summum de l’extase et du bonheur» au moment précis où... cinq, quatre, trois, deux, un, il presse sur le bouton et se fait exploser. » Grand sourire[2].

 

Sacrifice de soi

Récemment, Arte a consacré une soirée spéciale aux kamikazes, ces êtres qui ont été et se sont utilisés comme objets de mort. Un jeune Iranien qui, à l’époque de la guerre Iran-Irak, devait avoir 20 ans se souvient : « Pour nettoyer le champ de mine en se faisant volontairement sauter sur les mines, il fallait 1000 volontaires[4]. » Sur 3000 jeunes volontaires, 1000 ont été sélectionnés par une course à pieds : lui n’a pas été pris... Il faut que la force vitale de ces êtres ait été entièrement détournée vers la haine et la honte de soi pour qu’ils soient agis ainsi par leurs aînés.

D’après un commentateur, les kamikazes sont « issus de toutes les conditions sociales, leur jeune âge, autour de la vingtaine, semble être le seul “détonateur” commun de leur engagement[5]. » Le jeu de mot, ainsi que la mise en avant de leur âge, est révélatrice de ce que les adultes projettent sur la jeunesse : elle est incontrôlable, dangereuse.

Ces jeunes gens ont en fait tous en commun une totale absence d’avenir, une réduction drastique de leur potentiel de vie, dues aux monstrueuses exigences éducatives des adultes et à la violence de la répression qu’ils ont subies. À force d’être manipulé et instrumentalisé, l’être s’identifie si totalement à cette terreur de vivre de ses parents qu’il n’a plus d’autre possibilité que d’incarner la terreur et la mort, pour qu’enfin elle soit reconnue.

Une autre explication propose : « Les attentats suicides constituent une arme adaptée à un monde d’apocalypse, de telles agressions entraînent la tentation d’en finir par une violence telle qu’elle ressemble du coup à celle de l’agresseur[6]. » En effet, sauf que le véritable agresseur est le parent inconscient des conséquences de ses actes. L’ennemi, lui, est le support avec lequel on va rejouer d’un coup l’énormité de la violence vécue dans l’enfance, lorsque la possibilité en est offerte par le pouvoir.

Dans cette émission d’Arte, un vieux japonais très ému se souvient revenir chez sa mère, après la capitulation du Japon, grâce à laquelle il ne s’est pas envolé dans son avion suicide. Tête basse, honteux, il dit à sa mère qui l’accueille : « Je suis désolé de n’avoir pu sauver la patrie. » 50 ans plus tard, il déclarera enfin : « Mon plus grand regret, c’est de n’avoir pas pu dire à ma mère combien j’étais heureux d’être vivant! »

 

Amour bafoué

La dignité humaine, le respect de la vie et la vitalité relationnelle sont inhérents à l’être naissant. Lorsque ses parents et ses proches sont, de part leurs propres souffrances, voués à la haine et à la violence, lorsqu’ils ne laissent aucune échappatoire à leur pression éducative mortifère, alors l’enfant cède. Pour survivre, il lâche son amour bafoué, il lâche sa vitalité piétinée. La terreur qui l’habite le réduit au même niveau que celui des adultes qui l’entourent et le menacent. Cet enfant en vient à s’être suffisamment retiré de sa propre vie pour ne plus sentir ce qui l’anime vraiment. Il est alors prêt à porter à l’extérieur sa terreur intérieure, il peut devenir un terroriste.

Bernard Giossi

© B. Giossi – 09.2002 / www.regardconscient.net

Notes :

(1) Cité par Jordan Riak, directeur du projet No Spank (www.nospank.net), forum de discussion psychohistory@topica.com, 21.06.2002.

(2) Cité par David Tell, The Baby Face of Hate, The Daily Standard, 12.06.2002, www.nospank.net/memri.htm.

(3) Sarasota Herald-Tribune, 10.07.2002, www.nospank.net/n-j24.htm.

(4) Hossein, cité par J.-M. Maire, Kamikazes à la vie à la mort, Le Figaro 25.06.2002.

(5) J.-M. Maire, op. cit.

(6) Robert Lifton, professeur à Harvard, cité par J.-M. Maire, op. cit.