Les Etats-Unis d’Amérique sont nés de la volonté de millions d’émigrants, pour la plupart européens, de s’affirmer face à l’Angleterre et à leurs pays d’origine et de se créer un Nouveau monde, bien à eux, où ils se sentiraient en sécurité et d’où personne ne les chasserait. Ces hommes, ces femmes et ces enfants, qui étaient-ils ? Des rejetons de familles bourgeoises et aristocratiques souvent sans fortune et comptant bien se refaire par tous les moyens. Des aventuriers, des soldats déserteurs se croyant enfin libres, mais on ne part à l’aventure que lorsqu’on ne se sent pas de place chez soi. Des marginaux, des hors-la-loi et des prostituées, des laissés-pour-compte de la société, déportés ou en fuite. Des métayers, des paysans et leurs familles, chassés de leur terre, chassés par les guerres. Des réprouvés de la politique et de la morale, des mis à ban de la religion à cause de leur foi. Des abandonnés, conscients ou inconscients de l’être, à la recherche d’un havre de paix et de sécurité où il ne leur serait demandé ni de rendre des comptes ni de se justifier. La loi de ce Nouveau monde était étrangement semblable à celle de l’ancien monde : chacun pour soi et le silence sur notre passé de misère.
Tous ces hommes et ces femmes, s’ils ont été traités ainsi en tant qu’adultes, l’ont été pire encore dans leur famille, dans leur enfance. Ils furent avant tout des bébés non désirés, des nourrissons torturés et abandonnés, des enfants délaissés et maltraités. Leur survie a entièrement dépendu de leur capacité à faire par-dessus les souffrances, les injustices et la terreur. Devenus adultes, les violents rejets et les constantes humiliations leur ont forcément laissé de profonds et douloureux handicaps relationnels. Une des conséquences les plus graves en a été l’incapacité de découvrir et de partager ce Nouveau monde en respectant ses habitants et ainsi, de s’offrir la possibilité d’en jouir.
Une indépendance illusoire
De par leur histoire, ces émigrants voulaient prendre une revanche et étaient donc prédestinés à conquérir et à coloniser, c’est-à-dire s’approprier et soumettre par la violence. Le fantasme de la construction d’un futur idéalisé les précipita dans l’exorcisation de leur profonde souffrance. Le choc que fut pour eux la rencontre d’une civilisation indienne, si différente, et les difficultés d’adaptation similaires que tous rencontrèrent leur permirent de se croire supérieurs, unis et indépendants là où ils n’étaient, en fait, que les représentants de la civilisation européenne. Ils se mirent ensemble pour massacrer et humilier les Indiens. Ils crurent se libérer du passé en éliminant pratiquement tous les témoins extérieurs de leur monstrueuse souffrance. Une fois en sécurité sur leur territoire, c’est-à-dire après l’avoir vidé de toute force antagoniste qui pouvait remettre en cause la construction de leur idéal, les nouveaux Américains purent se croire indépendants vis-à-vis de leurs origines européennes et s’organisèrent de façon à justifier cet idéal. Ils remirent en scène une structure conformément à ce qu’ils connaissaient le mieux (et donc conformément à leurs pires souffrances refoulées) et aux jugements de valeur qui avaient été à l’origine de leur « éloignement » d’Europe.
Enfermés dans leur souffrance et leur culpabilité jamais résolue, et donc pleinement légitimes de les rejouer, ils se mirent en concurrence avec l’ancien monde. Rapidement, ils égalèrent puis dépassèrent le niveau économique de leurs patries d’origine. Aveuglés par ce qu’ils croyaient être une réussite, ils les égalèrent forcément aussi dans l’injustice sociale (esclavage et apartheid, libéralisme sauvage...), dans la violence et le crime (corruption institutionnelle, gangstérisme, peine de mort, guerres...) et dans la recherche effrénée de compensations à la souffrance (société de consommation et gigantisme).
Parents et enfants échangent leurs rôles
Comme un enfant dont l’amour est voué à ses parents quoiqu’ils lui aient fait subir, l’Amérique s’est portée au secours de sa mère-Europe impuissante lors des guerres de 1914-18 et de 1939-45. L’Europe s’est tenue à l’écart des décisions prises lors de la Paix de Yalta, elle a accepté les largesses financières conditionnelles du Plan Marshall et s’est laissée «protéger» et isoler pendant la guerre froide. En agissant ainsi, l’Europe a inversé les rôles historiques et s’est soumise à l’Amérique comme si elle était innocente et victime de ce que celle-ci était devenue. L’Amérique est fille de l’Europe et en cela elle n’a rien inventé, elle manifeste les modes relationnels névrotiques de ses ascendants. Là où les parents sont fatigués par des siècles de guerres incessantes pour le pouvoir, les enfants ont pris le relais et voudraient accéder à leur tour au pouvoir et à la domination (comme l’enfant devenu adulte et parent va vouloir régner sur son propre enfant).
À travers ses colons puis ses immigrants, l’Amérique est héritière d’abord de la violence sociale et institutionnelle britannique puis de celle d’une partie de l’Europe. En s’opposant à l’Allemagne nazie, elle a révélé devant l’Europe et le monde entier sa force militaire et son potentiel de violence. En s’opposant au communisme soviétique, l’institution politique américaine a pris ce dernier comme exemple support de tout ce qui était mauvais et nuisible pour prétendre elle-même représenter ce qui était bon et bénéfique. La terreur de reconnaître en elle précisément ce qu’elle reprochait à l’autre et la culpabilité d’avoir tiré des profits politiques et économiques de cette manipulation de la réalité enferma le peuple américain dans ses projections.
Projections et impuissance
La théorie folle de l’Axe du mal, revendiquée par le président Bush et ses séides, manifeste cette obsession de trouver à tout prix un support à des projections dont l’origine est enfouie sous le silence coupable des familles et de la nation. Le besoin compulsif de s’armer est lié aux sentiments d’insécurité et d’impuissance vécus dans l’enfance des hommes (ainsi que celle du pays). Mettre en place cette dynamique de surarmement contre un support (Indiens, Vietnam, U.R.S.S., Irak...) révèle la nécessité maladive de croire l’autre plus puissant que soi, et donc de continuer à se sentir impuissant face à lui et de mettre dans les armements la puissance qui ferait défaut. L’enfant est en réalité infiniment plus puissant, fort, plein de vitalité et conscient que ses parents. Ceux-ci usent de la violence, de la menace et de la manipulation pour le désécuriser et par là-même l’éduquer et le réduire à merci. Il en résulte un fantasme de surpuissance projeté sur leurs ennemis afin de retrouver en tant qu’adultes la situation de décalage qu’ils vécurent enfant.
Lorsque le Rideau de Fer s’est effondré et que l’Union Soviétique s’est dissoute, le support des projections des Américains s’est dérobé. Mais lorsque le support se dérobe, on devient ce que l’on a projeté et ce à quoi l’on est identifié. Ses ennemis héréditaires disparus, l’Amérique se retrouve seule face à son « hérédité », responsable de la mise en scène avec sa problématique entière et non résolue, paniquée et visiblement incapable de comprendre ce qui lui arrive. En moins de cent ans (constitution des USA excepté l’Alaska et Hawaï), les Américains ont moralisé leurs comportements de force et le plus vite possible pour rejoindre le niveau général européen. Cette moralisation des rejouements donne la sensation d’évoluer, pourtant il reste toujours autant de névrose, rien n’ayant été résolu. Cet équilibre est toujours instable, car les hommes, au lieu de s’ouvrir, s’accrochent à leur morale et n’ont plus la distance nécessaire à une vraie prise de conscience.
Liens historiques
Les Européens peuvent ouvrir les yeux sur leur passé et sur les conséquences des actes qui ont été commis. L’Europe a une responsabilité dans les conséquences planétaires de la colonisation de l’Amérique, du génocide Indien, des meurtres de masse que sont les bombardements du Japon ainsi que ceux du Vietnam, du Cambodge...
L’Angleterre de 1534 avait vu se répandre la Réforme protestante et voyait son roi, Henry VIII, se séparer de l’Eglise catholique romaine. Celui-ci fonda la religion anglicane anti-papiste et devint ainsi roi et chef spirituel de ses sujets. Les tenants de Luther et de Calvin devinrent les adversaires de ce nouveau pouvoir religieux qui reproduisait les mêmes errances que l’ex-pouvoir catholique. Lorsque les Réformés se trouvèrent une force suffisante pour asseoir leur place, apparurent d’autres fondamentalistes nommés globalement Puritains. Persécutés à leur tour, ceux-ci durent s’exiler dans la Hollande protestante puis vers les comptoirs de Nouvelle-Angleterre. Les pères fondateurs des USA, les Pilgrim Fathers débarquèrent du « Mayflower » en 1620 ; ils étaient des Presbytériens puritains chassés d’Angleterre à cause de leur violente rigidité dogmatique. Leurs corréligionnaires restés au pays s’allièrent aux armées du Parlement (anti-royaliste) et aux Ecossais. Sous les ordres d’Olivier Cromwell, gentilhomme puritain, député au Parlement (1640) ils combattirent l’épiscopat anglican et la royauté pour finalement renverser le roi Charles Ier qui fut décapité (1649). Cromwell devint chef du nouvel état anglais rebaptisé Commonwealth, il y instaura une véritable dictature militaire qu’il imposa par la force - sanglante - aux Irlandais et aux Ecossais. Nommé Lord Protecteur (1653) il rétablit une sorte de Conseil d’Etat. Il tenta d’installer une dynastie en mettant son fils au pouvoir. Plus tard, le pouvoir du Parlement, c’est-à-dire de la noblesse et des notables, fut restauré. En 1688 fut instaurée une monarchie constitutionnelle aux pouvoirs très réduits.
Les Américains ont, en apparence, résolu leur problématique avec la France. Celle-ci a eu une très grande importance de soutien et d’exemple dans la formation des Etats-Unis d’Amérique. Les Américains ont réglé leur dette en 1945, et ont depuis, largement reconnu leur admiration et leur « amour » pour ce pays. Mais tel n’est pas le cas de leur problématique avec l’Angleterre et réciproquement. Ce sont des Puritains anglais qui ont conduit à la fondation de la monarchie constitutionnelle anglaise moderne après destitution et exécution du monarque ennemi. Ce sont des Puritains qui ont fondé les USA. Aujourd’hui, les leaders Américains et Britanniques se retrouvent ensemble face à leur ennemi choisi, l’Irak. Pourquoi les autres pays ne les rejoignent-ils pas ? Parce qu’eux seuls sont intimement concernés.
Ouvrir les yeux
Considérons l’Irak d’hier : une population presque unanimement musulmane avec des institutions nationales laïques et un président autocrate et violent ; une obédience sunnite au pouvoir et une très forte dissidence chiite brutalement réprimée ; enfin une minorité politico-culturelle importante et irréductible malgré les moyens de destructions agis contre elle, les Kurdes. Les conditions générales de cet Irak rappellent très précisément celles de l’Angleterre de Charles Ier à l’époque du Puritanisme : un roi réprimant les croyants dissidents, non pas par foi, mais pour asseoir son pouvoir ; une opposition parlementaire réprimée ; une répression féroce contre le nationalisme écossais. Le président Bush, comme son père, fut élu grâce au ralliement des factions politiques les plus violemment réactionnaires et des mouvements religieux télé-évangélistes puritains. Comme Olivier Cromwell, les Bush, père et fils, sont des partisans évidents de la violence d’Etat et du dicton « la fin justifie les moyens ». Les conséquences humaines de leurs actes leur importent peu car seul compte le Pouvoir, qui à leurs yeux aveugles, est légitime en lui-même. L’Irak est une cible choisie inconsciemment pour remettre en scène les conditions traumatisantes fondatrices et communes aux Américains et aux Britanniques. Le pétrole et la démocratie servent d’écran pour légitimer raisonnablement leur besoin inconscient de rejouer leur histoire dont les causes ne furent jamais reconnues.
Ces Américains, qui en 250 ans ont montré, expérimenté et développé toutes les perversions qu’ils reprochaient à ceux qui les avaient chassés, reproduisent aujourd’hui, sous couvert de démocratie, une guerre de religion. En effet, rien ne peut changer réellement tant que les problématiques collectives qui chapeautent chaque communauté humaine ne sont pas résolues. Deux des grandes religions, le Christianisme catholique et le Bouddhisme sont en voie de se fondre dans un désir commun d’une humanité plus grande et meilleure pour tous, dans laquelle la croyance religieuse n’est plus une référence identitaire restrictive de l’humain. Face à une telle évolution qualitative, ni la problématique de l’Islam ni d’ailleurs celle, bien plus ancienne, du Judaïsme ne sont encore mises à jour. Certaines particularités fondamentales, revendiquées et jamais remises en cause de l’intérieur, communes à ces deux religions en font un obstacle persistant à l’éveil de la conscience de l’ensemble de la communauté humaine. Je pense en particulier à la circoncision qui traumatise terriblement, durablement et précisément de la même manière, tous les jeunes garçons, créant ainsi une identité collective basée sur la même souffrance et le même refoulement de génération en génération.
Si la majeure partie des Américains n’a, semble-t-il, pas la distance nécessaire pour réaliser la problématique et l’enjeu, les Européens, eux, peuvent se donner cette possibilité. La France, la Belgique, l’Allemagne et la Russie, suivies par beaucoup d’autres, ont dit non à légitimer cette guerre. Des millions de gens dans le monde entier, des millions de jeunes gens, ont manifesté ensemble contre la guerre. Ils ont senti leur joie, leur plaisir et leur force d’être ensemble alors que toute l’éducation administrée par leurs aînés est basée sur la concurrence et la séparation. C’est dans cette énergie commune qu’ils puiseront pour reconnaître leur désir de vérité et de conscience, pour retrouver en eux la force d’ouvrir les yeux.
Bernard Giossi
© B. Giossi 04.2003 / www.regardconscient.net