Résumé : Depuis des siècles, les adultes utilisent la terreur de l’abandon et de la mort pour manipuler le comportement des enfants et tenter ainsi de gérer l’expression de leurs propres traumatismes refoulés. Sans le reconnaître et à diverses échelles, ils remettent ainsi en scène le pouvoir absolu que les Anciens exerçaient brutalement sur leur clan et sur leur progéniture au nom d’un pouvoir patriarcal millénaire qui étaye encore largement les structures des sociétés humaines.
Depuis des siècles, les adultes utilisent la terreur de l’abandon et de la mort pour manipuler le comportement des enfants et tenter ainsi de gérer l’expression de leurs propres traumatismes refoulés. Sans le reconnaître et à diverses échelles, ils remettent ainsi en scène le pouvoir absolu que les Anciens exerçaient brutalement sur leur clan et sur leur progéniture au nom d’un pouvoir patriarcal millénaire qui étaye encore largement les structures des sociétés humaines. Devenus incapables de reconnaître la sensibilité et la conscience qu’incarne chaque enfant, ils s’enferment alors dans la reproduction de schémas relationnels destructeurs et contribuent malgré eux à différer l’avènement d’un monde plus paisible, qu’ils appellent par ailleurs de leurs vœux.
Une tragédie historique
Dans l’Antiquité, les nouveau-nés qui ne correspondaient pas à ce que la hiérarchie masculine attendait étaient souvent noyés, lancés du haut d’une falaise ou encore « exposés » afin d’être dévorés par les bêtes sauvages[1]. Tel devait être par exemple le destin du tout jeune Œdipe, le héros de la tragédie de Sophocle, que son père biologique Laïos fit lier par les pieds sur le mont Cithéron et que des bergers délivrèrent d’une mort certaine. La pratique de l’infanticide était alors légale et même recommandée par des philosophes tels que Platon ou Aristote. Dans La République par exemple, son ouvrage le plus célébré, le premier auteur recommande l’élimination des enfants indésirables en termes à peine voilés :
« Quant aux rejetons des hommes de peu de valeur, et chaque fois que chez les [hommes de valeur] naîtra quelque rejeton disgracié, ils les dissimuleront dans un lieu qu’il ne faut ni nommer ni voir, comme il convient. »
Aristote, qui fut un élève de Platon, ne s’oppose pas à son maître sur ce point. Pour lui aussi le droit de vie et de mort du père sur ses enfants va de soi ; il exhorte même qu’une loi défende de jamais prendre soin de ceux qui naîtront « difformes[3] ». Dans leur Histoire statistique et morale des enfants trouvés, deux chroniqueurs du XIXe siècle résument sans complaisance la domination que le patriarcat antique exerçait crûment sur le destin de sa descendance :
« Un grand principe réglait la famille, chez la plupart des peuples anciens, c’était la puissance absolue du père sur ses enfants. Elle ne souffrait pas de restriction ; le père pouvait vendre comme esclaves son fils et sa fille ; il était autorisé à les mettre à mort, et les mœurs lui permettaient d’abandonner ceux de ses enfants qu’il ne lui convenait point d’élever. Sa famille était une propriété dont l’État lui permettait de disposer à son gré ; son droit, il le tenait de sa qualité de père ; la vie qu’il avait donnée à un autre n’appartenait pas comme aujourd’hui à la société, elle était à lui parce qu’elle venait de lui, elle était un don qu’il avait octroyé et qu’à ce titre, il pouvait retirer. Telle était alors la loi naturelle[4]. »
Pénétrés de l’humanisme des Lumières, ces moralistes estimaient excessive la toute-puissance que « l’État » accordait alors au chef de famille et se félicitaient que la vie du nouveau-né appartienne désormais « à la société ». Ils ne réalisaient pas que cette dernière conception découlait simplement de la première et que les mœurs de leur époque étaient tout empreintes du même « grand principe » par lequel les hommes et la structure de pouvoir qui les représente disposaient des femmes et des enfants au gré de leurs compulsions. Les prérogatives des mâles s’exerçaient notamment par le biais des contraintes sexuelles que de nombreux employeurs et notables imposaient à leurs servantes et aux femmes de condition inférieure[5]. Bien que condamnée par la morale chrétienne et par diverses lois, « l’exposition » des nouveau-nés dont beaucoup étaient les rejetons de ces maîtres abuseurs constituait une pratique si répandue qu’au XVIIe siècle, le spectacle de leur calvaire faisait alors partie du quotidien des grandes villes :
« Très souvent des nouveau-nés abandonnés étaient trouvés morts sur le pavé ; d’autres expiraient de misère et de faim sous les yeux des passants. Il n’était pas de jour où les hommes de la police en retirassent des égouts ou des eaux de la Seine des cadavres d’enfants délaissés par leurs mères, et ces choses se passaient à Paris, au sein d’une société distinguée par l’exquise politesse de ses mœurs[6] […]. »
En France, les premiers hospices destinés à recevoir les nouveau-nés abandonnés plient sous le fardeau de leur nombre. Le pouvoir royal considère cependant leur conservation comme « avantageuse, puisque les uns peuvent devenir soldats, les autres ouvriers ou habitants des colonies[7] ». En 1811, un décret de Napoléon Bonaparte place les enfants trouvés hors du droit commun et les déclare propriété de l’État. Dès l’âge de douze ans, les garçons sont mis à la disposition du Ministère de la Marine et vivent une forme de servage militaire comparable à celui qui leur était réservé pendant l’Antiquité[8]. En Angleterre, la morale protestante s’oppose à la création d’institutions publiques pour les enfants abandonnés, arguant que ces dernières incitent à la débauche en offrant une issue trop facile aux filles de « mauvaise » vie. Pour disculper les mâles abuseurs, des lois réservent le crime d’infanticide aux mères célibataires et de nombreuses femmes pauvres, découvertes avec leur bébé mort, sont accusées d’office, condamnées et exécutées tout au long du XVIIIe siècle[9]. En 1739, quand le capitaine de marine et philanthrope Thomas Coram crée le Foundling Hospital [Hôpital des Enfants-Trouvés] parce qu’il ne peut plus supporter « la vue quotidienne de cadavres de bébés jetés sur les ordures de Londres[10] », les demandes d’admission excèdent vite les capacités de l’établissement de sorte qu’il y a fréquemment cent femmes à la porte là où vingt nouveau-nés seront acceptés[11]. Aux yeux des bien-pensants, les mères célibataires pauvres de surcroît et leurs rejetons conçus hors des liens sacrés du mariage personnifient l’infamie qui doit sanctionner l’insoumission aux règles de la morale chrétienne. Si la charité commande alors de donner à ces malheureuses une seconde chance en leur permettant de se débarrasser du fruit de leur péché, il n’en va pas de même pour leur progéniture qui portera la faute jusqu’à la fin de ses jours. Les enfants trouvés sont élevés à l’écart de la société et sortent rarement des grilles de l’institution où leurs éducateurs les instruisent aux fonctions les plus serviles[12]. Interviewé au soir de sa vie, un ancien pensionnaire du Foundling Hospital raconte :
« Je ne me rappelle pas que quelqu’un me dise : “Tu es né en dehors du mariage”. Mais on nous faisait très, très clairement comprendre que nos mères avaient fait quelque chose de mal, et que c’était aussi de notre faute. Nous étions coupables et nous nous sentions coupables, et le plus remarquable c’est que la culpabilité vous suit toute votre vie elle ne disparaît pas[13]. »
Réactiver la terreur de l’abandon et de la mort
Tout au long de l’histoire, les femmes et les enfants ont été les objets de cette répudiation millénaire par laquelle les hiérarchies patriarcales assurent leur domination. Les hommes gèrent ainsi les conséquences d’idéologies éducatives gravement traumatisantes. Dans le livre de la Genèse, Yahvé Dieu une représentation suprême du pouvoir masculin punit Ève pour avoir désiré jouir avec Adam d’une conscience réalisée, symbolisée par le fruit de l’arbre du « discernement[14] ». Au XVIe siècle, la hiérarchie catholique verrouille cette condamnation en généralisant la doctrine du péché originel et le baptême des nouveau-nés, qu’elle considère comme des êtres dominés par le diable[15]. Le déni de la conscience de la femme se prolonge ainsi par la négation de celle de l’enfant. Dans un bréviaire longtemps réédité, le moraliste anglican Richard Allestree (1619-1681), un fervent royaliste qui fut prévôt du Eton College entre 1665 et sa mort, insiste en ces termes sur l’impérieuse nécessité du rituel baptismal :
« C’est un devoir que les parents ne doivent pas différer : eux qui, par leurs entrailles, ont transmis la souillure du péché à ce pauvre enfant, devraient s’appliquer à l’en faire purifier sans délai[16]. »
Ce genre de projections justifie les moyens répressifs auxquels les adultes ont recours pour maîtriser l’anxiété qui émerge en eux au contact de la vie de l’enfant. La pratique de l’emmaillotement est supposée préserver le nourrisson de malformations diaboliques. Les coups de fouet ou de bâton sont présumés chasser le démon hors de son corps. Parents et éducateurs font appel à toutes sortes de figures monstrueuses pour effrayer les jeunes et les contraindre à l’obéissance. Dans son ouvrage fondateur consacré à l’histoire de l’enfance, Foundations of Psychohistory, le psychohistorien américain Lloyd deMause décrit amplement les débordements auxquels les adultes souscrivent au fil des siècles pour gérer leur vécu traumatique en utilisant les enfants comme des exutoires. Cette compulsion découle de la nécessité de donner forme à des terreurs profondément enfouies dans leur mémoire et dont ils occultent simultanément l’origine parentale :
« La plupart des Anciens estimaient bénéfique que les enfants soient constamment en contact avec des images de sorcières [issues de la mythologie] afin de leur faire sentir la terreur que des fantômes les emportent au milieu de la nuit, les mangent ou les dépècent et sucent leur sang ou la moelle de leurs os. Au Moyen âge, bien sûr, les sorcières et les démons occupaient le devant de la scène […] tout comme les hordes de monstres et de croquemitaines que les nourrices adoraient invoquer pour les effrayer. Après la Réforme, Dieu lui-même […] devint la bête noire à laquelle les parents recouraient pour terroriser les enfants et des tracts [religieux] furent écrits en langage enfantin, décrivant les tortures que Dieu leur réservait en enfer[17]. »
Les adultes emmènent aussi les enfants aux exécutions publiques, au cours desquelles ils les accablent du sentiment de leur propre perversion. Possédés par le besoin de mettre en scène les horreurs qui marquèrent leur enfance, ils perpétuent ainsi le déni de conscience dont ils furent jadis les victimes. Dans une série de nouvelles évangéliques très populaires au XIXe siècle, The History of the Fairchild Family [L’histoire de la famille Bien Élevée], l’écrivaine anglaise Mary Martha Sherwood (1775-1851) décrit par exemple comment, après avoir surpris ses enfants en train de se chamailler, M. Fairchild les entraîna dans un bois, vers un gibet sur lequel pourrissait le corps d’un meurtrier enchaîné, afin qu’ils « prient plus sincèrement pour leur rédemption et s’aiment les uns les autres d’un amour divin et parfait[18]. » Bien que romanesque, cette scène que des parents liront à leurs enfants jusqu’au XXe siècle, reflète des pratiques de conditionnement éducatif alors largement répandues. L’actrice anglaise Frances Anne Kemble (1809-1893) raconte notamment dans ses mémoires qu’à peine âgée de huit ans, tandis qu’elle était en pension dans une école parisienne, ses maîtres la conduisirent à la « Grande Place », où un malfaiteur venait d’être exécuté, pour qu’elle « sache à quelle extrémité les mauvaises actions peuvent conduire les gens[19]. » En Nouvelle-Angleterre, les Puritains donnent libre cours à leur fanatisme et le clergé tire parti des exécutions publiques pour exhorter les foules à se soumettre aux Commandements de l’Église. En 1803 par exemple, devant près de dix mille personnes rassemblées pour assister à la pendaison d’un jeune meurtrier, un pasteur de Mansfield (Connecticut) s’adresse expressément aux enfants, que leurs parents ont entraînés sur les lieux du supplice, parce que ce drame devrait leur donner « une leçon d’une importance inconcevable » :
« Vous êtes enseignés du grand danger de vous laisser aller au péché, de glisser, insensiblement, vers des habitudes vicieuses. Ce pauvre jeune homme vous est présenté ce jour en guise d’avertissement. Il s’est livré à l’insoumission, à la cruauté, au mensonge, au vol, au langage impie et a violé le saint Sabbat de Dieu. Il contemple aujourd’hui sa fin prématurée ! Nous voyons ici que se vérifie d’une manière saisissante la déclaration solennelle de Jehovah : “Les hommes de sang et de fraude n’atteindront pas la moitié de leurs jours” (Ps 55, 24). Ce pauvre jeune homme est maintenant mûr pour la potence, bien qu’il n’ait que dix-neuf ans. Il doit être éliminé au matin de sa vie et, par les mains de la justice publique, précipité devant son Juge éternel. Souvenez-vous, mes jeunes amis, Oh ! Souvenez-vous que les voies du péché sont douces à l’usage et que s’y aventurer conduit à la [20]. »
L’outrance des moyens mis en œuvre ici pour éradiquer chez la jeunesse toute velléité de se « laisser aller au péché » est à la mesure des projections diaboliques que les adultes lui ont préalablement infligées. La violence avec laquelle les représentants de la puissance paternelle légitiment leur prise de pouvoir sur la vie ravive en chaque enfant l’empreinte de sa propre condamnation, prononcée dès avant son baptême et sans cesse réactivée par la menace, toujours implicite dans l’acte éducatif, de l’abandon et de la mort. Devant le spectacle du supplice, et plus tard à la seule réminiscence du drame auquel il a été contraint d’assister, l’enfant réprime l’expression de sa sensibilité naturelle pour se soumettre entièrement aux exigences de ses éducateurs. Humiliée par la mise en actes de ce déni total, sa conscience est d’autant plus perturbée que la scène fait remonter en lui l’empreinte des traumatismes « éducatifs » que ses parents et ses maîtres lui ont déjà fait subir. La psychiatrie reconnaît aujourd’hui que le fait d’être exposé à de telles situations est particulièrement grave pour l’équilibre psychologique d’un enfant, bien que ce genre de sévices soit encore largement répandu dans le monde. Une étude iranienne publiée en 2006 par le Eastern Mediterranean Health Journal, portant sur deux cents enfants de sept à onze ans ayant assisté à une exécution par pendaison près d’Isfahan (Iran), montre que ceux-ci présentent de graves symptômes de stress post-traumatique trois mois après le drame. Ces derniers comprennent notamment des images intrusives et récurrentes du drame auquel ils ont assisté, des cauchemars nocturnes et des terreurs à l’idée qu’il se reproduise, des sautes d’humeur ou encore un désintérêt marqué pour les activités quotidiennes[21].
Syndrome de Stockholm
Dans ces mises en scène macabres, les parents utilisent une figure punitive extérieure pour brandir la menace du châtiment suprême parce qu’ils ne peuvent reconnaître que l’expression de la vitalité de l’enfant leur donne des envies de meurtres. N’étant pas à même de comprendre que ce n’est pas leur progéniture qu’ils veulent éliminer, mais les remontées émotionnelles qui les envahissent à son contact, ils reproduisent sur leurs descendants la terreur que leurs éducateurs leur ont infligée dans le même dessein inconscient. En l’occurrence, l’enfant doit sentir qu’une remise en cause de la structure névrotique que ses parents ont construite pour gérer leurs souffrances pourrait, à l’extrême, le conduire à la mort il doit donc faire taire l’expression de sa conscience pour garder la vie sauve. Au XIXe siècle, des humanistes commencent à dénoncer le recours à la terreur dans l’éducation de l’enfant, avançant notamment le risque que ce dernier « s’épuise en convulsions et tombe éventuellement dans l’épilepsie[22]. » Mais la compulsion des adultes à rejouer leur histoire pour conserver leur emprise sur les nouvelles générations l’emporte sur les recommandations de bon sens. La manipulation par la terreur permet en effet d’obtenir que l’enfant se range du côté du parent abuseur et lui exprime même une certaine gratitude, par un mécanisme psychologique connu aujourd’hui sous le nom de « syndrome de Stockholm ». Cette expression a d’abord été utilisée pour qualifier le comportement, apparemment paradoxal, des victimes d’une prise d’otages, survenue dans la ville suédoise en 1973, à l’égard de leurs ravisseurs. Bien que leur vie ait été menacée, les captifs montrèrent des signes d’attachement émotionnel envers les preneurs d’otages, allant jusqu’à défendre ces derniers à l’issue de leur séquestration. Depuis, l’appellation désigne plus largement une attitude de complaisance, voire de dénégation, que les victimes d’abus manifestent fréquemment à l’endroit de leurs persécuteurs. Pour certains psychologues, il s’agit d’une stratégie de survie qui répondrait à quatre conditions : (a) la présence d’une menace et la crainte que l’abuseur ne l’exécute, (b) la perception d’une certaine affection de la part de l’abuseur, (c) un isolement qui discrédite toute perspective autre que celle de l’abuseur et (d) la sensation de ne pouvoir échapper à la situation[23].
Ces spécialistes n’osent pas envisager que les critères qu’ils utilisent pour définir le syndrome de Stockholm décrivent exactement la situation que vit l’enfant soumis à la terreur « éducative » que lui imposent ses parents[24]. Comme nous l’avons vu, menaces et intimidations font partie du mode relationnel que les adultes reproduisent dans leur rapport aux enfants. Pour survivre, ces derniers idéalisent donc leurs éducateurs et particulièrement leurs parents. Dans la famille patriarcale, la doctrine parentale s’impose aussi comme une institution à caractère sectaire qui tend à écarter toute ingérence extérieure. Finalement, la perception de sa dépendance à l’égard de l’environnement familial une dépendance dont il est d’ailleurs souvent rendu responsable interdit à l’enfant d’entrevoir un destin différent. Dans cette perspective, l’attachement névrotique d’un otage à l’égard de son ravisseur, d’une femme abusée pour son mari violent ou d’un employé harcelé envers son supérieur sont l’expression du mode relationnel subi dans l’enfance, puis remis en scène et revécu à l’âge adulte dans toute l’intensité de sa dimension refoulée. Il en va ainsi de la loyauté que les partisans manifestent à l’endroit de leurs dirigeants politiques, de la vénération que les fidèles éprouvent pour leurs chefs spirituels ou encore de la crédulité de nombreux citoyens fascinés par le discours des médias dominants.
La manipulation par laquelle les adultes conditionnent chez l’enfant une dépendance psychologique fondée sur l’apaisement d’une terreur qu’ils ont eux-mêmes suscitée est explicite dans cette scène du XVIIIe siècle, que relate la jeune Henrietta Frances Spencer (1761-1821), future comtesse de Bessborough. Son père John Spencer, un lointain ascendant de la défunte Lady Diana, est alors l’une des grandes fortunes d’Angleterre et sa manœuvre illustre la manière dont l’aristocratie extorque l’obéissance de ses enfants et les enferme dans la reproduction de schémas relationnels destructeurs. Dans son journal, la fillette de onze ans se souvient avoir vu des cadavres par centaines, sur des potences ou des roues de torture, tandis que son père l’emmène au fond d’une crypte pour en voir d’autres encore :
« Papa dit qu’il est ridicule et superstitieux d’être effrayée par la vue de cadavres, je l’ai donc suivi au bas d’un escalier sombre et étroit qui descendait en spirale un bon bout de temps, jusqu’à une porte qui s’ouvrait sur une grande caverne. Elle était éclairée par une lampe pendue au milieu et le moine portait une torche dans sa main. D’abord, je ne vis rien, et lorsque je pus, j’osai à peine regarder, car de chaque côté, il y avait d’horribles silhouettes noires, certaines grimaçantes, d’autres nous montrant du doigt ou semblant en souffrance, dans toutes sortes de positions, et si effrayantes que je ne pus m’empêcher de hurler, pensant les voir bouger. Lorsque Papa vit combien j’étais horrifiée, il ne fut pas en colère mais au contraire très gentil, et dit que je devais surmonter ma peur et toucher l’un d’entre eux, ce qui me choquait terriblement[25]. »
Après avoir combiné l’évènement de sorte qu’il produise sur sa fille l’effet le plus angoissant, John Spencer semble compatir aux frayeurs de l’enfant en se montrant charitable. Mais il ne fait que manipuler la terreur éprouvée par la malheureuse livrée corps et âme à son despotisme pour cacher la monstruosité de ses actes. Les promoteurs de la Pédagogie noire sont les ardents défenseurs de ce genre de mise en scène, arguant par exemple qu’en matière d’éducation sexuelle « la vue d’un cadavre impose le sérieux et la réflexion[26] ». Ils suggèrent maintes situations visant à éliminer le plus tôt possible chez l’enfant toutes tendances contraires à la volonté supérieure de l’éducateur et la manipulation des sentiments tient une place importante dans cette entreprise. Si celui-ci veut éveiller la crainte par l’arrangement de quelque évènement désagréable, il ne faut pas qu’il en trahisse l’origine et « dispose tout de telle sorte que ce soit l’effet de la nature et non de sa volonté arbitraire ou tout au moins que cela semble l’être[27] ». Dans son Levana ou la doctrine de l’éducation, l’écrivain allemand Jean-Paul Friedrich Richter (1763-1825) dénonce l’usage de la terreur et affirme que : « Les enfants qui ont été élevés sévèrement et disciplinés à l’aide d’images effrayantes tombent fréquemment dans la folie[28]. » Mais lui-même ne peut s’empêcher de remettre en scène les traumatismes d’une enfance assombrie par les superstitions de son père, un sévère prédicateur luthérien, en inventant pour son propre fils des « représentations amusantes de situations dramatiques » :
« Par exemple, je sors avec mon fils Paul âgé de neuf ans pour une promenade dans une épaisse forêt. Soudain, trois voyous armés et masqués surgissent et nous tombent dessus, parce que j’ai loué leurs services contre une petite récompense le jour précédent. Nous deux n’avons que nos bâtons, mais les voleurs sont armés d’épées et d’un pistolet chargé à blanc. […] tandis que je détourne le pistolet de sorte qu’il me manque, et qu’avec mon bâton je fais voler le poignard de la main de l’un d’eux, et m’en saisis pour attaquer le troisième, j’espère que la troupe de brigands puisse être vaincue et mise en fuite par un honnête homme avec l’aide de son fils[29]. »
Jean-Paul Richter se présente sous les traits favorables d’un « honnête homme » qui veut donner à son fils une leçon de courage tout en trompant celui-ci sur l’envergure de sa bravoure réelle. L’incohérence de son comportement et le traumatisme qu’il inflige à la conscience de l’enfant ne lui sont aucunement évidents parce qu’il refoule alors les sentiments qu’il éprouvait lorsque son propre père prenait prétexte à l’effrayer et qu’il refuse d’en mesurer les conséquences. Dans les chapitres autobiographiques de Levana, il décrit pourtant les angoisses qu’il traversait chaque soir à l’idée de s’endormir un calvaire dont il devine l’origine paternelle :
« [Ma] terreur des fantômes était certainement entretenue peut-être même créée par mon père. Il ne nous épargnait pas une seule des histoires de fantômes dont il entendait parler, et qu’il croyait parfois avoir vécues ; mais, comme les vieux théologiens, il opposait à cette croyance têtue un solide courage, et le Christ et la Croix étaient ses boucliers contre l’emprise des ténèbres[30]. »
Comme il vénère la mémoire de son père et ne dénonce pas la violence de son emprise sur lui, Richter reproduit sur son jeune fils le mode relationnel qui l’a fait souffrir. En l’occurrence, se posant en victime d’une embuscade qu’il a lui-même mise en scène, il commande à l’enfant de le considérer comme un sauveur et enferme celui-ci dans l’illusion de la bienveillance paternelle. Sa démarche « éducative » est un prototype de la stratégie inconsciente du preneur d’otages qui, après avoir provoqué chez sa victime la terreur de mourir pour la plier à sa volonté, obtient parfois qu’elle adhère à sa cause sous l’emprise du traumatisme qu’il vient de lui infliger. Ainsi, sans afficher la brutalité de ses prédécesseurs, l’auteur de Levana reste-t-il cependant fidèle à l’esprit (si ce n’est à la lettre) du catéchisme luthérien de son père où l’on peut lire que les enfants désobéissants méritent la mort[31] ce que la conscience de son jeune fils Paul ne manqua pas de saisir au-delà des mots.
De la terreur éducative aux mises en scène du pouvoir
Le mode relationnel intériorisé par l’enfant sous l’emprise de la domination parentale constitue donc la trame sous-jacente aux diverses interactions sociales. Les traumatismes infligés à la conscience de l’enfant provoquent l’éclatement de son unité intérieure et le fractionnement de son psychisme en compartiments plus ou moins étanches. À mesure que l’action éducative intensifie la fragmentation de sa pensée, l’enfant se forge une personnalité cloisonnée parce qu’il ne peut pas intégrer les diverses expériences de sa vie en un tout harmonieux. Par un mécanisme de sauvegarde qui s’apparente aux digues que l’on construit pour retenir les eaux d’une mer tempétueuse, il dissocie notamment ses émotions des circonstances qui les ont provoquées et se coupe peu à peu de son ressenti. Il projette alors sur le monde extérieur par exemple au travers de ses jeux les multiples parties de son moi divisé dans une tentative rarement reconnue de retrouver la jouissance de sa pleine conscience. Ces mécanismes de dissociations et de projections issus de l’enfance dynamisent la personnalité de l’adulte, entraînant ce dernier à remettre en scène de manière compulsive les schémas de comportement par lesquels sa conscience naturelle a été humiliée. Par transfert, l’autoritarisme de ses dirigeants réactive en lui l’empreinte de la violence parentale et il y répond par des marques d’allégeance ou de rébellion dictées par le mode relationnel que ses parents lui ont imposé. S’il peut exercer un pouvoir à un échelon quelconque de la hiérarchie sociale, il adopte d’autant plus strictement la posture d’une figure paternelle qu’il est davantage identifié à ce rôle et reproduit alors sur des cibles émissaires les violences dont il fut l’objet.
Ces dysfonctionnements caractéristiques d’une personnalité dissociée et leurs conséquences collectives ont été particulièrement bien étudiés par la psychothérapeute Alice Miller dans le contexte historique du Troisième Reich allemand. Dans C’est pour ton bien, elle observe que la sujétion absolue de l’enfant à la volonté de ses parents et de ses éducateurs est à l’origine d’une prédisposition ultérieure à se soumettre aux ordres des dirigeants politiques, dans lesquels l’adulte reconnaît inconsciemment un mode relationnel familier :
« Quand survenait quelqu’un comme Adolf Hitler qui prétendait, à l’instar du père, savoir exactement ce qui était bon, juste et nécessaire pour les autres, il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans leur nostalgie de soumission, tant de gens aient fêté la venue d’un tel personnage et l’aient aidé à conquérir le pouvoir. Tous ces jeunes gens avaient enfin trouvé pour la suite de leur vie un substitut de cette figure du père sans laquelle ils étaient incapables de vivre[32]. »
Les chefs nazis eux-mêmes étaient pétrifiés de terreur à la seule vue du Führer dont les explosions de colère ravivaient le souvenir du despotisme de leurs pères. Leur attachement à ce transfert leur permettait de disposer à leur guise de la machine répressive du Reich et de l’utiliser pour terroriser des individus ou des groupes sociaux incarnant les parties de leur moi que leurs éducateurs avaient éradiquées sans pitié au cours de leur jeunesse. Hermann Göring, fondateur de la Gestapo et commandant de la Luftwaffe, disait par exemple être saisi de frayeur en présence de Hitler et déclarait ouvertement : « Ce n’est pas moi qui vis, mais Hitler qui vit en moi[33] ! » Cette identification totale à la figure punitive du Führer fit de lui le personnage le plus redoutable du régime après Hitler qui le désigna comme son successeur potentiel. Président du Reichstag dès 1932, il fut le premier à dénoncer « un complot communiste » derrière l’incendie criminel qui détruisit ce bâtiment en 1933 et justifia la suppression des libertés civiles. Nommé Ministre de l’Intérieur pour la Prusse la même année, il dirigea la force de police la plus importante du pays et la dressa contre les opposants politiques. Commandant en chef des forces aériennes en 1935, il suggéra encore à Hitler de tester les capacités destructrices inédites de ses bombardiers Stuka contre la ville basque de Guernica, le 26 avril 1937, inaugurant le concept meurtrier de bombardements stratégiques intentionnellement dirigés contre les populations civiles pour démoraliser l’adversaire[34]. Voilà pourquoi Göring pouvait affirmer :
« C’est seulement avec le Führer et derrière lui que l’on détient le pouvoir et les puissants moyens dont dispose l’État. Si l’on agissait contre sa volonté ou même simplement sans lui, on se trouverait immédiatement réduit à l’impuissance[35]. »
Paradoxalement, le goût des nazis pour les mises en scène grandioses était une expression de ce sentiment d’impuissance remontant de l’enfance. La stricte observance des solennités du régime et l’exaltation que procurait toute démonstration de la puissance du Reich offraient aux Allemands une compensation psychologique au désespoir d’avoir été livrés aux mises en scènes « éducatives » par lesquelles leurs parents et leurs maîtres réactivaient en eux la terreur de l’abandon et de la mort afin de les soumettre à leur volonté. Nul autre plus que Hitler n’incarnait cette compulsion maladive à théâtraliser l’exercice du pouvoir, à organiser le spectacle de son omnipotence pour susciter un effet dramatique maximal, à manœuvrer en coulisse pour obtenir que les évènements suivent un scénario étudié tout en laissant croire à une évolution nécessaire. Les intrigues qui jalonnèrent son ascension vers la domination absolue de l’Allemagne étaient autant de représentations par lesquelles les citoyens reconnaissaient l’implacable dessein de leurs éducateurs et y répondaient par une forme d’hébétude caractéristique du syndrome de Stockholm. L’incendie criminel du Reichstag une mise en scène radicale qui permit à Hitler de s’emparer des pleins pouvoirs fournit une illustration éloquente de cette dynamique collective.
Le retour à l’ordre du Père
Le 25 février 1933, alors qu’Adolf Hitler est chancelier du Reich depuis moins d’un mois, le quotidien nazi Völkischer Beobachter divulgue l’existence d’un « gigantesque plan de subversion mondiale[36] » prétendument découvert lors d’une perquisition du siège du parti communiste. Le 27 au soir, le palais du Reichstag où se réunissent les députés du Parlement allemand s’enflamme de manière aussi inattendue que spectaculaire. Le président du Reichstag Hermann Göring accourt rapidement, bientôt rejoint par Hitler, pour dénoncer la marque d’une insurrection communiste devant un parterre de journalistes. Un jeune anarchiste hollandais vient justement d’être appréhendé dans le bâtiment en possession de matériel inflammable. Bien que celui-ci affirme avoir agi seul, Göring fait aussitôt arrêter tous les députés du Kommunistische Partei Deutschlands (KPD) qui fait campagne en vue des élections anticipées devant se tenir le 5 mars. Le lendemain, le président du Reich Paul von Hindenburg signe l’Ordonnance de l’incendie du Reichstag, un décret qui suspend jusqu’à nouvel ordre la plupart des droits démocratiques notamment la protection des citoyens contre la détention arbitraire pour « contrer les violences communistes[37] ». Le 24 mars, cédant aux intimidations de Hitler, le nouveau Parlement accepte la Loi des pleins pouvoirs qui confère à ce dernier le droit de diriger par décrets, sans plus en référer au Reichstag. En quelques semaines, des milliers d’opposants sont internés dans les premiers camps de concentration comme Oranienburg ou Dachau qui viennent d’être mis en service. Parmi eux figurent quatre-vingt-seize députés du centre et de la gauche[38]. Situé près de Munich (Bavière), le camp de Dachau est doté d’un règlement d’exception dicté par le nouveau « droit révolutionnaire » du parti qui consacre la suppression des droits fondamentaux et le règne de l’arbitraire. Ce cadre permet aux miliciens de la Schutzstaffel, la SS dirigée par Heinrich Himmler, d’infliger aux ennemis du régime la même terreur systématique qui leur fut infligée, enfants, quand ils étaient livrés sans défense à l’impitoyable arbitraire de leurs éducateurs. Dès leur arrivée, les nouveaux détenus subissent une bastonnade de routine et plusieurs sont exécutés pour l’exemple ; ayant perdu toute dignité, ils sont traités en esclaves[39]. Dachau devient bientôt le modèle de « l’ordre » que le Troisième Reich veut imposer à l’Europe.
Dans cette rapide dégringolade d’une république fragile vers l’enfer concentrationnaire, l’incendie du Reichstag joue le rôle d’un sinistre catalyseur. En effet, sa mise en scène à des fins de propagande est l’amorce d’un processus rigoureusement planifié que les nazis eux-mêmes désignent par l’euphémisme de Gleichschaltung ou « synchronisation ». Formé de gleich (semblable, identique) et de Schaltung (connexion, couplage), cette politique implique une coordination autoritaire et quasi mécanique de l’appareil étatique, à tous les échelons des institutions, avec pour objectif d’unifier le pays autour de la seule idéologie nazie. Par exemple, faisant suite à l’adoption par le Reichstag de la Loi des pleins pouvoirs, le ministre de la Justice Franz Gürtner se référa explicitement à la Gleichschaltung pour supprimer pareillement la souveraineté législative des Länder, les provinces allemandes, et nommer à leur tête des proconsuls nazis. Ces derniers purent alors éliminer par décrets tous les fonctionnaires qui ne leur prêtaient pas allégeance et étendre ces mesures d’épuration aux associations culturelles et sportives. Les partis politiques prononcèrent finalement leur propre dissolution et une nouvelle loi fit du Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei le parti d’Adolf Hitler la seule force politique autorisée dès juillet 1933.
Dans le contexte d’une telle coordination, il est difficile de penser que l’incendie du 27 février relevât d’un simple concours de circonstances que le pouvoir nazi aurait habilement exploité à son avantage. C’est pourtant la thèse que défendent plusieurs historiens convaincus que l’anarchiste hollandais Marinus van der Lubbe, arrêté sur la scène du crime alors qu’il venait d’allumer plusieurs foyers avec ses habits, aurait agi de sa seule initiative afin de dénoncer le régime de terreur que voulaient imposer les nazis[40]. Leur conviction s’appuie essentiellement sur les aveux du jeune pyromane et sur le témoignage du chef de la police prussienne Rudolf Diels qui fut chargé de l’interroger. Outre le défaut de reposer sur des sources peu fiables, cette présomption néglige le fait que le bâtiment du Reichstag ne symbolisait pas le nazisme, mais le système parlementaire que Hitler s’était précisément juré de détruire parce qu’il y voyait le « fossoyeur de la nation allemande et de l’empire allemand[41] ». Suggérant un bûcher que l’on dresse contre des hérétiques, l’embrasement de l’édifice devait donner corps aux imprécations que les nazis proféraient depuis longtemps contre les institutions de la République. Loin de dresser le pays contre ses oppresseurs, une telle mise en scène aurait pour effet de pétrifier les dirigeants de l’opposition démocratique et d’étouffer toute velléité de révolte en ravivant en chacun le traumatisme provoqué jadis par la violence du châtiment paternel infligé à l’enfant. Cette perspective justifiait que les nazis eux-mêmes missent le feu au Reichstag tout en se présentant publiquement comme le dernier bastion d’une nation désormais livrée aux affres de l’anarchie.
En 2001, fondées sur des archives nazies découvertes à Berlin-Est après la réunification allemande, de nouvelles recherches vinrent confirmer cette version des faits. Réunies dans un livre de plus de huit cents pages, elles débouchent sur une compréhension plus complète de la manière dont les dirigeants nazis ont planifié l’attentat contre le siège du Parlement allemand[42]. Le chef de la police Rudolf Diels, nommé à ce poste depuis moins d’une semaine, avait de bonnes raisons de mettre en cause la seule responsabilité du Hollandais van der Lubbe puisqu’il était lui-même compromis dans l’organisation de cette machination imaginée par Joseph Goebbels futur ministre du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande et supervisée par Göring. Dans un télégramme radio envoyé à tous les commissariats de Prusse trois heures avant l’incendie, Diels écrivit :
« Nous sommes informés que des communistes préparent des attaques systématiques contre des brigades de police et des membres d’associations nationalistes dans le but de les désarmer. […] Des contre-mesures adéquates doivent être prises immédiatement et les fonctionnaires communistes placés en détention préventive lorsque cela s’avère nécessaire[43]. »
Ainsi, suivant la logique projective qui dynamise toutes les mises en scène inspirées par la Pédagogie noire, les arrestations de militants communistes opérées dès le lendemain avaient-elles été ordonnées par Rudolf Diels avant même que n’advienne l’évènement qui servirait à les justifier. En se fondant sur de nombreux documents versés au procès de Marinus van de Lubbe, condamné à mort et guillotiné pour « haute trahison[44] » le 10 janvier 1934, les auteurs relèvent également que tous les experts du feu appelés à la barre s’accordaient pour dire que ce dernier n’avait pu agir seul[45]. Les nazis n’étant pas parvenus à prouver la responsabilité des autres accusés communistes, ceux-ci furent acquittés et le jeune anarchiste demeura le seul coupable présentable en dépit de l’inconsistance des charges retenues contre lui. Outre l’intérêt d’absoudre les véritables commanditaires de l’incendie du Reichstag, son supplice devait illustrer le sort que les nouveaux maîtres de l’Allemagne réservaient à ceux qui se dresseraient contre leur volonté de rétablir coûte que coûte l’ordre du Père.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 01.2014 / regardconscient.net / L’Instant présent, 2014
La Pédagogie noire
Dans un recueil de textes sur l’éducation allemande des XVIIIe et XIXe siècles, publié en 1977 sous le titre de « Schwarze Pädagogik », Katharina Rutschky fit un inventaire des techniques de conditionnement éducatif auxquelles recouraient à l’époque les adultes pour briser la volonté de l’enfant sans que ce dernier ne soit jamais en mesure de retrouver par lui-même l’origine d’une telle répression.
(01/2014)
Notes :
[1] J.-F. Terme et J.-B. Monfalcon, « Histoire de la condition des enfants trouvés chez les Anciens », in Histoire statistique et morale des enfants trouvé, éd. J.-B. Baillière, Paris, 1837, p. 27.
[2] La République, V, 460 b et c.
[3] « Pour distinguer les enfants qu’il faut abandonner, et ceux qu’il faut élever, il conviendra de défendre par une loi de prendre jamais soin de ceux qui naîtront difformes. » Politique, IV (7), ch. 14, § 10. Lire également la note du § 10.
[4] J.-F. Terme et J.-B. Monfalcon, Histoire statistique et morale des enfants trouvés, op. cit., p. 27.
[5] Ces moeurs perdureront jusqu’au XXe siècle. Lire Marie-Victoire Louis, Le Droit de cuissage. France, 1860-1930, éd. de l’Atelier, 1994, pp. 47-66.
[6] J.-F. Terme et J.-B. Monfalcon, Histoire statistique et morale des enfants trouvés, op. cit., p. 96.
[7] D’après une lettre patente délivrée au mois de juin 1670, instituant l’Hôpital des Enfants-Trouvés de Paris. Citée par J.-F Terme et J.-B. Monfalcon, ibid., p. 100.
[8] Décret impérial du 19 janvier 1811, reproduit in extenso par J.-F Terme et J.-B. Monfalcon, op. cit., pp. 110-113. Entre 1824 et 1833, on évaluait officiellement à plus de trente-trois mille la moyenne annuelle des admissions d’enfants trouvés dans les hospices français, ibid, p. 180.
[9] Selon l’Act to Prevent the Destoying and Murdering of Bastard Children [Loi pour prévenir la destruction et le meurtre des bâtards] de mai 1624, le fait de dissimuler l’accouchement d’un enfant illégitime mort-né ou trouvé mort était légalement considéré comme un meurtre et puni de mort. Ce texte s’appliquait aux « femmes déshonorées qui ont donné naissance à des bâtards » et ont disposé de ces enfants illégitimes « pour échapper à la honte et se dérober à la punition. » Lire Jennifer Thorn, Stories of Child-Murder, Stories of Print, in Writing British Infanticide, Child-Murder, Gender, and Print, 1722-1859, University of Delaware Press, 2003, pp. 27-28.
[10] Cité par Jennifer Thorn, ibid, p. 14.
[11] John Brownlow, The History and Object of the Foundling Hospital, C. Jaques, London, 1863, p. 7.
[12] Le Conseil d’établissement du Foundling Hospital de Londres estimait inutile d’enseigner l’écriture à ses pensionnaires « car en dépit de leur innocence enfantine, comme ils ont été exposés et abandonnés par leurs parents, ils doivent accepter le statut le plus bas et ne pas être instruits de telle sorte à pouvoir se hisser au même niveau que les enfants dont les parents ont eu l’humanité et la vertu de les entretenir, et le zèle de subvenir à leurs besoins. » Rapport cité par Gillian Pugh, London’s Forgotten Children, The History Press, 2007, p. 40.
[13] John Caldicott, cité par Gillian Pugh, ibid., p. 129.
[14] D’après la Genèse, Ève manifeste bien un élan de conscience et de réalisation immédiatement sanctionné par la figure paternelle : « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir. Et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. » (Gn, 3 6) Yahvé prononce ensuite contre elle la fameuse imprécation : « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi. » (Gn, 3 16).
[15] Concile de Trente, 1545-1563. Le baptême actuel comprend toujours une prière d’exorcisme. Lire L’histoire du baptême catholique.
[16] Richard Allestree, The Whole Duty of Man. With Private Devotions [Tous les devoirs de l’homme ou la pratique des vertus chrétiennes], Society for Promoting Christian Knowledge, London, 1841, p. 240. L’ouvrage a été publié pour la première fois en 1664 et réédité jusqu’à la fin du XIXe siècle.
[17] Lloyd deMause, Foundations of Psychohistory, Creative Roots Pub, 1982, p. 11.
[18] Mary Martha Sherwood, The History of the Fairchild Family, Part I, London, 1822, p. 54-61. L’édition originale date de 1818.
[19] L’auteure rajoute : « J’ai vu la guillotine, et des caniveaux devenir rouges de ce qu’on me dit (à tort ou à raison) être du sang, et un homme à l’air triste, affairé autour de l’horrible machine, dont il fut dit qu’il était le fils du bourreau ; autant d’images lugubres qui, sans nul doute, eurent [sur moi] l’effet escompté, avec un bénéfice hautement discutable pour ma moralité. » Frances Ann Kemble, Records of a Girlhood, Henry Holt & Co, New York, 1880, pp. 27-28.
[20] Allocution du Rvd Moses C. Welch, A Sketch of the Circumstances of the Birth, Education, and Manner of Caleb’s Life ; with practical Reflections, delivered at the place of Execution, 29.11.1803, disponible sur http://calebadams.org/address.htm. À noter que l’auteur du site, mis en ligne en 2003, est favorable à la peine capitale prescrite par la Bible (Rm 13, 1-7).
[21] A. Attari, S. Dashty et M, Mahmoodi, Post-traumatic stress disorder in children witnessing a public hanging in the Islamic Republic of Iran, Eastern Mediterranean Health Journal, Vol. 12, Nos1 & 2, janvier-mars 2006.
[22] Georg Friedrich Most, Der Mensch in den ersten sieben Lebensjahren, Lehnhold, Leipzig, 1839, pp. 116-117. Page 118, l’auteur déclare aussi : « Il est extrêmement dommageable et condamnable d’emmener un enfant à une exécution, de lui faire voir la dépouille d’un ami ou d’une personne sans lien de parenté. Cette coutume funeste règne dans maintes familles. On croit à tort qu’il y a là matière à inspirer une contemplation édifiante et bienheureuse, à donner une leçon que la présence du cadavre rendra plus pénétrante. Mais l’enfant, par nature, n’y est pas disposé et cela ne conduit qu’à la peur, à l’horreur, au dégoût et à l’affadissement de l’instinct que la nature inspire à tous les hommes à l’endroit des cadavres, dès lors qu’ils peuvent nuire à la santé. ». C’est moi qui traduis de l’allemand.
[23] Lire notamment Dr Joseph M. Carver, Love and Stockholm Syndrome: The Mystery of Loving an Abuser.
[24] Ce point de vue est également développé par Olivier Maurel, Attachement et syndrome de Stockholm, in Oui, la nature humain est bonne !, Robert Laffont, 2009, pp. 113-116.
[25] Harriet Bessborough, Lady Bessborough and Her Family Circle, Murray, London, 1940, pp. 22-24. Cité par Lloyd deMause, Foundations of Psychohistory, op. cit. p. 15.
[26] J. Oest, 1787, cité par Alice Miller, C’est pour ton bien, op. cit., p. 63. En allemand, lire Katharina Rutschky, Schwarze Pädagogik, op. cit., p. 329.
[27] Kajetan Weiller, Versuch eines Lehrgebäudes der Erziehungskunde [Essai pour une théorie de l’art d’éduquer], München, 1802-1805, cité par Alice Miller, C’est pour ton bien, op. cit., p. 62. En allemand, lire Katharina Rutschky, Schwarze Pädagogik, op. cit., p. 470.
[28] Jean-Paul Friedrich Richter, Levana or the Doctrine of Education, Bell & Sons, London, 1891, p. 319. La première édition allemande date de 1811.
[29] Ibid, p. 320. Cet exemple est cité par Lloyd deMause, Foundations of Psychohistory, op. cit., p. 14.
[30] J.-P. Richter, Levana, op. cit., p. 29. Dès son plus jeune âge, la mort et la superstition planent sur la vie de Richter. À cinq mois, son père le dépose sur le lit d’agonie de son propre père, afin que l’enfant reçoive la bénédiction du mourant. Richter écrit : « Ô pieux grand-père. Si souvent j’ai pensé à ta main me bénissant tandis que la mort la rendait déjà froide, lorsque le destin m’a conduit d’heures sombres en jours meilleurs ; et moi aussi j’ai pu m’en remettre à ma foi dans ta bénédiction en ce monde tout imprégné de Miracles et d’Esprits. » Ibid., p. 6.
[31] Dans le Grand Catéchisme, Martin Luther écrit au chapitre du Quatrième commandement : « Si, maintenant, tu ne veux pas obéir à ton père et à ta mère et te laisser éduquer, obéis au bourreau, et si tu n’obéis pas à celui-ci, obéis à celle qui allonge nos jambes, c’est-à-dire à la mort. Car voici, en bref, ce que Dieu veut avoir : ou bien, si tu lui obéis, si tu l’aimes et le sers, il te le rendra surabondamment, en te comblant de biens ; ou bien, si tu l’irrites, il t’enverra, à la fois, la mort et le bourreau. D’où viennent tant de vauriens que l’on est, journellement, obligé de pendre, de décapiter et de rouer, sinon de cette désobéissance [aux parents] ? » Marc Lienhard, André Birmelé et al., La foi des églises luthériennes, Confessions et catéchismes, éd. du Cerf, 1991, p. 351.
[32] Alice Miller, C’est pour ton bien, op. cit. p. 89.
[33] Cité par Joachim Fest, Les maîtres du Troisième Reich, Grasset, 1965, p. 93.
[34] D’après son témoignage au procès de Nuremberg où il déclara : « Je conseillai [à Hitler] d’apporter son soutien [à Franco] en toutes circonstances, tout d’abord, afin de prévenir la propagation du communisme dans cette région et, d’autre part, par cette opportunité, pour tester ma jeune Luftwaffe. » Sur le concept de bombardements stratégiques, voir également le chapitre 2 du présent ouvrage.
[35] Cité par Joachim Fest, op. cit., p. 94.
[36] Lire François Delpla, « Le terrorisme des puissants : de l’incendie du Reichstag à la nuit des Longs couteaux », in Un siècle de terrorisme, Guerre et Histoire No 7, 9.2002.
[37] « Verordnung des Reichspräsidenten zum Schutz von Volk und Staat », Reichsgesetzblatt I, 1933, S. 83, 28.2.1933.
[38] Un mémorial leur est consacré devant l’actuel Reichstag de Berlin.
[39] Lire Stanislav Zámecnik, Le camp de concentration de Dachau dans le système de la dictature nazie, in Le camp de concentration de Dachau entre 1933 et 1945, Comité international de Dachau, 2005. Le chef de camp disait aux nouveaux détenus : « Vous êtes sans droits, sans honneur et sans défense. Vous êtes un tas de merde, et c’est bien comme ça aussi que vous allez être traités. » Cité par Zámecnik, ibid., p. 61.
[40] Il s’agit notamment de Fritz Tobias, Der Reichstagsbrand, Legende und Wirklichkeit, Grote Rastatt, 1962, et plus récemment de Ian Kershaw, Hitler, 1936-1945, Paris, Flammarion, 2001. C’est aussi la thèse que défendent Yves Pagès et Charles Reeves, Carnets de route de l’incendiaire du Reichstag, Verticales, 2003.
[41] Adolf Hitler, Mein Kampf, traduction J. Gaudefroiy-Demombynes et A. Calmettes, La Bibliothècute;lectronique du Québec, Tome I, p. 477.
[42] Alexander Bahar et Wilfried Kubel, Der Reichstagbrand Wie die Geschichte gemacht wird, Quintessenz Verlag, Berlin, 2001. Pour un résumé de ce livre, lire “The Reichstag Fire, 68 years on”, World Socialist Web Site, July 2001.
[43] A. Bahar et W. Kubel, op. cit., p. 71.
[44] La condamnation de van der Lubbe a été officiellement jugée « illégale » le 10 janvier 2008, les services du procureur fédéral allemand ayant estimé que le verdict reposait sur des « prescriptions injustes spécifiquement national-socialistes ». Lire « Incendie du Reichstag : peine nazie annulée », Agence France Presse, 10.01.2008.
[45] A. Bahar et W. Kubel, op. cit., p. 321.