Revue PEPS


L’autre Œdipe : vers une intégration de nos héritages transgénérationnels


Cette interview est parue dans la revue PEPS No 14 (printemps 2016).

 

 

Résumé : Thierry Gaillard est l’auteur d’une nouvelle thèse sur le mythe d’Œdipe dans laquelle ce dernier n’est plus réduit à son interprétation freudienne. En se risquant derrière les apparences, il révèle un sujet aux prises avec les aliénations de ses ancêtres et nous invite à comprendre de quelle manière s’en libérer. Il a bien voulu répondre à nos questions.

 

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PEPS : Pourriez-vous tout d’abord nous rappeler le rôle que joue le mythe d’Œdipe dans la pensée de Freud. En quoi sommes-nous concernés par son interprétation réductrice ?

Thierry GAILLARD : Le mythe d’Œdipe et son complexe jouent un rôle central dans la psychanalyse freudienne. Avec Œdipe, Freud pensait avoir trouvé une sorte de principe universel – à même de soulager le complexe des chercheurs en sciences humaines face aux sciences dites exactes, de la physique ou des mathématiques. Il s’est imaginé que chacun était habité par des pulsions d’amour envers sa mère et de rivalité ou de haine envers son père. Non seulement cela ne tient pas la route, mais c’est surtout une vision qui simplifie et réduit ce qui se joue dans les liens de filiation. Or ce qui lie pathologiquement l’enfant à ses parents, ce sont ses aliénations transgénérationnelles, ces histoires non terminées qui se transmettent sur plusieurs générations. Avec l’Œdipe freudien, la psychanalyse est restée interdite au seuil d’une aventure vers le véritable sens du mythe d’Œdipe, plus proche des sagesses traditionnelles de l’époque de Sophocle, et bien plus intéressante.

PEPS : Vous insistez au contraire sur l’importance de mettre des mots sur le passé, comme l’a fait Sophocle pour Œdipe, justement. En quoi est-ce nécessaire pour ce que vous nommez l’avènement du sujet en soi ?

Thierry GAILLARD : Dans les sociétés traditionnelles, celui qui devient un ancêtre respectable, c’est celui qui transmet son histoire et celle de ses aïeux. Vous pouvez léguer une grosse somme d’argent à vos descendants, mais si vous leur faites porter vos histoires non réglées, vous ne leur rendez pas service. Au contraire, nommer les choses, en parler, permet aux autres de prendre consciences de ce qu’ils savent inconsciemment, et donc de se construire de manière plus cohérente entre leurs intuitions, sensations et conscience. À l’inverse, lorsqu’on se refuse à leur parler de ce qui arrive, surtout lorsque c’est difficile, on leur transmet la charge inconsciente qui est le lit des héritages transgénérationnels et de la répétition des histoires non intégrées. Le verbe est ce par quoi l’adulte donne naissance au sujet dans l’enfant. Donner vie au corps n’est rien si l’on ne donne pas vie au sujet dans ce corps. Et pour cela la parole est magique. Ainsi la transmission de l’histoire, celle d’une civilisation, celle d’une famille, sont les gages de l’épanouissement de l’enfant.

PEPS : Vous avancez que la culture patriarcale a oublié la symbolique présente chez les Anciens, chez Sophocle par exemple. Qu’entendez-vous par là ?

Thierry GAILLARD : En effet, la naissance de notre civilisation, à Athènes, quelques siècles avant J.-C., marque l’abandon progressif des références de type mythologique et religieux, au profit du discours de la raison. C’est le fameux passage du « mythos » au « logos ». La même chose se produit pour la psychanalyse orthodoxe lorsqu’elle se retrouve face au mythe d’Œdipe. Au lieu de prendre le récit comme une métaphore, elle le dramatise comme s’il s’agissait d’une véritable histoire. C’est là le produit d’un conflit inconscient éludé. Pourtant la mythologie est la vie du symbolique, et l’on n’aurait pas idée de reprocher à Icare de voler comme il le fait sous prétexte que ce n’est pas réaliste. Pareillement, il fallait comprendre que les retrouvailles d’Œdipe et de Jocaste correspondent à une très ancienne tradition du retour dans la Terre-Mère suivie de l’initiation qui transforme les enfants en adulte. Après sa traversée du désert, dès lors qu’il reçoit l’hospitalité de Thésée, Œdipe est réintégré dans la communauté des hommes. Tout cela est ignoré lorsqu’on dramatise le mythe d’Œdipe et qu’on bute sur la transgression des tabous.

PEPS : Dans Œdipe-roi, Sophocle introduit le drame par une épidémie de peste, symbole de la malédiction qui pèse sur ses ancêtres. Mais son second volume, Œdipe à Colonne, se conclut sur la prospérité du royaume de Thésée. Comment comprendre cette symbolique dans l’optique d’une intégration de nos héritages transgénérationnels ?

Thierry GAILLARD : Il y aurait beaucoup de choses à dire à ce propos. Sophocle montre un roi, Œdipe, qui ne se connaît pas, puisqu’il n’a pas conscience de qui sont ses véritables parents, et qui sans le savoir commet le parricide, puis l’inceste. Parce qu’il est aliéné par un manque d’intégration transgénérationnelle, Œdipe est la cause de la calamité qui frappe sa cité. Donc même si lui semble aller bien, ses aliénations inconscientes se manifestent autour de lui avec la peste. Là ou bien d’autres s’en accommoderaient, Œdipe désire vraiment aider son peuple, il est prêt à tout, et de fait il perdra tout. Mais en même temps, il se gagnera lui-même. C’est-à-dire qu’il pourra mourir à une fausse vie et advenir sujet. En chemin, il devra faire le deuil de son ancienne existence, c’est-à-dire finir d’intégrer cette première partie de son histoire. Une fois ses aliénations transgénérationnelles digérées, il est réintégré dans la communauté et, du fait de son expérience, devient un personnage sacré. Celui qui, comme lui, aura intégré ses héritages n’en fera plus peser le poids sur les nouvelles générations et pourra transmettre la richesse de son propre parcours.  

PEPS : Vous dites que le consentement de Jocaste à abandonner son fils, Œdipe, témoigne aussi d’un drame passé, non résolu. De votre point de vue, quel peut être le sens d’un passage à l’acte dans la découverte de nos origines ?

Thierry GAILLARD : En effet, Jocaste rejoue un premier matricide de l’histoire de Thèbes, lorsqu’Agavé tue de ses propres mains son fils, le roi Penthée, qu’elle a pris pour un lion alors qu’elle était en transe avec d’autres bacchantes. Je parle d’aliénation précisément pour monter à quel point nous rejouons des scénarios de nos ancêtres. Mais en même temps c’est une opportunité pour enfin intégrer les histoires restées en suspens. Donc oui, les folies, petites et grandes, les fantasmes aussi, peuvent nous mettre sur la piste d’héritages transgénérationnels qui nous habiteraient malgré nous.

PEPS : À l’image de Laïos et de Jocaste, on pourrait dire qu’en résistant à ce travail de mise à jour, les parents transmettent à leurs enfants un héritage qu’ils ne peuvent répudier. Comment voyez-vous la chose ?

Thierry GAILLARD : On perpétue une tradition de transmission sans même s’en rendre compte. Mais il faudrait peut-être dire qu’on perpétue l’oubli de notre histoire familiale, trop hantée qu’elle est d’événements non intégrés, comme si l’oubli et le refoulement pouvait empêcher le passé de ressurgir alors qu’au contraire, se sont ces systèmes de défense, érigés en lieu et place des processus sains d’intégration, qui sont responsables du retour des histoires de famille. C’est un problème culturel. Et cela s’aggrave lorsqu’on entend qu’aujourd’hui, des enfants de trois ans sont mis sous antidépresseurs. Non, il n’y a rien à chercher ou à changer dans l’entourage ! Non, ce n’est pas la mère qui a peut-être un deuil à faire ! Non, ce ne peut être à cause du père qui vient de perdre son travail ! L’enfant est dépressif, donc on va le médicamenter, comme ses parents si ça se trouve. Dans un article sur Camille Claudel, j’ai pu montrer comment un deuil non fait, celui d’une mère morte en couche, s’est répercuté sur Camille et amplifié dans sa propre vie. La leçon est toujours valable aujourd’hui.

PEPS : En d’autres termes, les enfants deviennent porteurs de l’incapacité de leurs parents à les accompagner dans leur chemin de vie. Mais alors, comment est-ce qu’on s’en sort ?!

Thierry GAILLARD : On s’en sort aussi grâce aux symptômes dans la mesure où ils nous obligent à grandir et à mieux nous connaître, et servent de boussole à l’introspection. Mais il faut parfois chercher une aide adéquate, particulièrement pour les analyses transgénérationnelles encore peu présentes dans la conscience collective. Et par exemple, comme j’ai cherché à le faire pour l’histoire d’Œdipe, en comprenant mieux comment fonctionnait la conscience du transgénérationnel pendant l’Antiquité : cela peut aider. Avec le transgénérationnel, il ne s’agit pas simplement de repérer tel ou tel événement qui « explique » un symptôme dont on aurait hérité. Il s’agit de lever le voile sur ces oublis pour permettre enfin une intégration. Un travail qui, simultanément, approfondit la connaissance de soi et du sujet en soi. Ainsi, pour le dire brièvement, l’on s’en sort en se rapprochant de soi-même.

Propos recueillis par Marc-André Cotton

 

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(05/2016)