Résumé : Le mythe de la cruauté innée de l’homme a été forgé au XIXe siècle. Selon de récentes recherches anthropologiques, les origines de la violence et de la guerre remonteraient aux débuts de l’agriculture et de l’élevage. De nombreux exemples montrent au contraire que nos ancêtres préhistoriques pratiquaient l’altruisme.
Nous avons presque tous dans l’esprit la formule : l’homme est un loup pour l’homme. Elle a été reprise par beaucoup d’auteurs, notamment par le philosophe anglais Hobbes (1588-1679) dans son livre De Cive, et par Freud, pour qui cet adage « dévoile dans l’homme la bête sauvage, à qui est étrangère l’idée de ménager sa propre espèce ». (Malaise dans la civilisation, 1929).
Par sa forme proverbiale, cette formule s’imprime facilement en nous quel que soit notre niveau d’éducation. C’est comme un implant dans notre esprit qui y diffuse en continu l’idée que l’homme est cruel comme l’animal que nous considérons comme la cruauté incarnée.
Un mythe forgé à la fin du XIXe siècle
Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai déjà écrit dans ma chronique du n° 10 de PEPS concernant les remarquables capacités relationnelles innées des enfants qui remettent complètement en question cette supposée cruauté innée. Je parlerai plutôt d’un livre récent : Préhistoire de la violence et de la guerre, de la préhistorienne Marylène Patou-Mathis (Odile Jacob, 2013). Elle y a entrepris de remonter aux origines de la violence et de la guerre pour savoir si l’homme, avant qu’il ne devienne un être civilisé, était par sa nature, un être violent et cruel. Or, ce qui ressort de son étude très savante, c’est que « la prétendue sauvagerie des Préhistoriques n’est qu’un mythe forgé au cours de la seconde moitié du XIXe et au début du XXe siècle ».
Avant les débuts du néolithique, c’est-à-dire au cours des 200 000 ans d’existence de l’homo sapiens, et des deux millions d’années si on remonte à l’homo erectus, notre ancêtre, les marques de blessures consécutives à un acte de violence sur des ossements humains sont extrêmement rares : un peu moins d’une douzaine, et encore plus rares celles qui ont été la cause de la mort du sujet. Quant à la violence collective, autrement dit la guerre, ce n’est qu’à la fin du Paléolithique entre 13 140 et 14 340 avant le présent que la preuve la plus convaincante d’un conflit meurtrier entre deux communautés a été retrouvée à la frontière nord du Soudan, sur la rive droite du Nil. Cinquante-neuf squelettes portant des marques de blessures provoquées par des armes. En Europe, les conflits semblent plus tardifs. Seuls quelques sites, datés entre 12 000 et 11 000 ans avant le présent, ont livré des squelettes humains avec une ou des pointes d’armes de jet fichés dans le corps. Quant au cannibalisme chez l’Homo sapiens, sa plus ancienne trace remonte à 60 000 ans, sans qu’on puisse savoir s’il ne s’agissait pas d’un rite funéraire consistant à consommer les corps des ancêtres pour assurer en quelque sorte leur survie. (Dans les sociétés où se pratique ce rite, une des pires menaces qu’on puisse faire à quelqu’un est de lui dire : « Quand tu mourras, je ne mangerai pas tes cendres ! »).
L’homme préhistorique pratiquait l’altruisme
La guerre serait donc, comme le pensaient certains anthropologues évolutionnistes du XIXe siècle, non pas le produit de notre nature mais le produit de la « civilisation », au début de l’agriculture et de l’élevage. Pour Marylène Patou-Mathis, la raison très simple de cette absence de guerre serait qu’« une bonne entente entre ces communautés était indispensable à leur survie, en particulier pour assurer la reproduction, donc la descendance ». Et à l’inverse, on trouve dans la préhistoire, près de 500 000 ans avant les premières traces de violences, de nombreux exemples qui prouvent que l’homme préhistorique loin d’être « plus cruel et plus mauvais que d’autres animaux », comme le croyait Freud, pratiquait l’altruisme comme de nombreux animaux sociaux. On a ainsi découvert dans le site d’Atapuerca (nord de l’Espagne) un Homo heidelbergensis, daté d’environ 500 000 ans. Les déformations de son squelette montrent qu’il n’a pu survivre jusqu’à environ 45 ans que grâce aux soins que lui ont prodigués les siens. Plusieurs squelettes avec fracturations, amputations thérapeutiques, pathologies handicapantes, blessures cicatrisées montrent également que les Néanderthaliens possédaient des notions médicales et de pharmacopée et prenaient soin de leurs blessés et malades.
Pour Marylène Patou-Mathis, il faut chercher la base des comportements moraux bien davantage dans nos émotions primaires qui sont les mêmes que celles qu’éprouvaient les premiers hommes que dans les philosophies et les religions qui leur sont bien postérieures. A la compassion et au remords qui auraient été, selon trois archéologues de l’université de York, des points clés de la réussite évolutive de notre espèce, elle ajoute la coopération et la solidarité, conditions essentielles de survie. Si l’humanité avait été aussi violente à l’égard d’elle-même que le croyaient Hobbes et Freud, elle n’aurait tout simplement pas survécu à sa propre cruauté.
Une phrase sortie de son contexte
Pour le primatologue Frans de Waal, l’empathie dériverait de l’attention maternelle et serait donc vieille comme l’humanité elle-même. Pour lui, c’est lorsque l’Autre est infériorisé, voire déshumanisé par une croyance ou une idéologie quelconque, que l’empathie permet aussi la malveillance et la cruauté, parce qu’elle se limite aux proches et fait de l’autre un étranger, voire un ennemi. « Pour éviter cette dérive, il faut agrandir notre cercle empathique en y incluant de nouvelles personnes », et peut-être, comme il le suggère, « retrouver l’animal empathique qui sommeille en nous ».
L’adage latin Homo homini lupus est donc loin d’être une vérité philosophique en ce qui concerne l’homme. L’étude scientifique des loups montre d’ailleurs aussi que le loup lui-même n’est pas « un loup pour le loup ». Les combats entre mâles s’achèvent par la défaite du vaincu mais pas par sa mort : l’agressivité du plus fort est inhibée par l’attitude de soumission du vaincu.
Mais pour en revenir à la formule sur laquelle se sont appuyés Hobbes et Freud, il est amusant de noter que primo ce n’est pas un adage populaire qui représenterait en quelque sorte la « sagesse des nations ». En effet, cette formule est tirée en réalité d’un texte littéraire, une pièce de l’écrivain latin Plaute intitulée Asinaria, soit La Comédie des ânes (195 av. J.-C). Et secundo elle n’y a absolument pas le sens qu’on lui prête. En effet, elle est prononcée dans la pièce par un marchand à qui un nommé Léonidas réclame une somme d’argent qu’il est censé transmettre à son maître. Mais le marchand se méfie car il ne connaît pas Léonidas et il lui répond : « Possible ; mais vous ne m’amènerez pas à vous remettre cet argent sans vous connaître. Quand on ne le connaît pas, l’homme est un loup pour l’homme. » Autrement dit, cette phrase traduit simplement la méfiance qu’on éprouve face à quelqu’un qu’on ne connaît pas, la vision déformée qu’on en a (un loup et pas un homme). Méfiance accrue quand s’y mêle une question d’argent et d’intérêt.
Bref, Hobbes et surtout Freud, deux représentants du pessimisme philosophique, auraient mieux fait de réfléchir un peu plus avant de mettre dans tous les esprits une formule qui donne de l’humanité et donc des enfants et aussi des loups ! une idée manifestement erronée.
Olivier Maurel
© O. Maurel – 10.2016
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