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Quand le ciel nous tombe sur la tête

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue PEPS No 26 (automne 2019)


Résumé : Il y a des circonstances de l’existence particulièrement dramatiques – accident, maladie grave, décès d’un proche – qui font douter du sens de ce que nous vivons. Il est pourtant possible de retrouver la cohérence dans laquelle nous baignons en restant à l’écoute de nos remontées émotionnelles et en faisant des liens avec les vécus non résolus de notre enfance. Témoignage.


En mars dernier, ma compagne a été opérée d’une tumeur au cerveau. Elle en a gardé de lourdes séquelles neurologiques et se trouve toujours dans une situation de dépendance qui nécessite de ma part une disponibilité quasi permanente. J’ai vécu cet évènement comme une tragique injustice, avant de réaliser peu à peu le sens qu’il avait pour moi. Sans présager de ce qu’elle-même pourra peut-être en dire, j’aimerais partager quelques-unes de mes découvertes parce qu’elles me permettent de vivre ce drame plus sereinement, dans l’accueil du tumulte qu’il suscite en moi.


Une terrible sensation d’impuissance

Pendant des semaines, j’ai eu le sentiment de vivre un cauchemar dont j’espérais vainement me réveiller. Avant l’intervention chirurgicale déjà, je m’affolais de voir ma compagne refuser de manger, perdre ses facultés motrices et s’affaiblir au point de ne plus bouger de son lit. Les médecins consultés ne parvinrent pas à établir de diagnostic avant qu’une imagerie ne détecte la présence d’une grosseur située sous son cervelet. En moi dominait une terrible sensation d’impuissance, accentuée par la perplexité des spécialistes.

Dans la période de sa convalescence, ma fatigue n’aidant pas, je me sentais encore victime de la situation. « Tu es dans le refus ! » me dit-elle en substance lors d’une visite à la clinique. Une remarque difficile à entendre, tant je faisais « pour elle » depuis des semaines... « Dire oui » à ce que je vivais impliquait de voir en quoi ce drame me concernait, les échos qu’il réveillait chez moi – et donc le sens qu’il avait pour moi.


« Sauver ma sœur »

Dans mon travail de conscience, j’essaie d’être à l’écoute de remontées émotionnelles qui me permettent de connecter le présent au passé, de manière à me libérer de leur emprise et de retrouver la jouissance de l’instant. Qu’en était-il en l’occurrence ? De quoi cette situation « me parlait » ? À dix-huit mois, ma sœur cadette avait failli mourir d’une broncho-pneumonie, moi-même ayant alors trois ou quatre ans. Mais je ne gardais pas souvenir de ce moment dramatique. Les circonstances ravivaient-elles ce traumatisme ? D’abord posé comme hypothèse, ce ressenti s’est révélé très fructueux.

L’impuissance tout d’abord. L’enfant témoin de l’affliction de ses proches s’imprègne des inquiétudes que ces derniers ne travaillent pas. Seul, il ne peut mettre de mots sur ce qu’il vit et « prend sur lui ». Notre mère se sentait d’autant plus impuissante qu’elle n’avait su établir avec nous un rapport affectif sécurisant – une carence que révélait la maladie de sa fille. Avec toute l’ardeur dont est capable un jeune enfant, il me fallait donc « sauver ma sœur » !


Accueillir l’intensité des émotions

Au fil des semaines qui suivirent, j’eus maintes fois l’occasion de sentir l’empreinte de cette résolution dans mes rapports à ma compagne malade. La recherche effrénée de remèdes susceptibles de la sortir d’affaires renvoyait par exemple aux efforts de notre médecin de famille pour dénicher l’antibiotique qui guérirait ma sœur. Mon insistance à ce que l’une mange ramenait au spectacle insoutenable d’avoir vu la seconde dépérir. Ces liens faits, la surprise fut toujours d’accueillir l’intensité des émotions qui remontaient de mon enfance, me donnant une mesure de la détresse qui m’avait alors saisi.

L’importance de ce travail pour ma compagne m’est apparue progressivement. « Si tu sélectionnes les moments où je suis le plus mal, avait-elle résumé non sans contrariété, tu te construis une image déformée de ce que je vis. C’est toujours ta sœur que tu projettes sur moi ! » Je la prenais en otage de ma souffrance, lui faisais jouer un rôle pour donner corps à des émotions qui hantaient ma mémoire traumatique. Car toutes ces obsessions me ramenaient à ma sœur malade : son regard vide, sa perte de poids, sa mort possible…


Une tâche trop lourde pour un enfant

À l’origine de mon anxiété, j’ai vu aussi l’empreinte d’un message parental : ma mère m’a sans doute demandé de prier pour elle et confié son destin par quelques phrases irréfléchies. « Prend soin de ta sœur ! Tu es grand et elle est si petite ! » Par un transfert sur ma compagne, je vivais dans l’instant l’épreuve d’avoir été chargé, petit, d’une tâche trop lourde pour moi, la peur de ne pas être à la hauteur de cette mission. Ce sont des injonctions qui restent gravées dans l’esprit d’un enfant.

Grâce au travail émotionnel, l’anxiété de « sauver ma sœur » m’a peu à peu lâché, me permettant d’être plus juste dans ma position de proche aidant. Surgit alors une autre souffrance : la profonde solitude ressentie dans la relation à ma mère. Mon désarroi fut tel qu’il fallut me penser capable de prouesses inouïes, comme celle d’être un « sauveur » justement. Tout mon rapport aux autres est empreint de ce manque d’attachement – et dans la situation présente, ma relation à ma compagne malade.


Dépendance pesante

Sa dépendance finit par me peser et, là aussi, je me demandai de quoi cela me parlait. « J’ai l’impression que par nécessité tout tourne autour de toi, lui dis-je un jour un peu sèchement, je n’ai pas d’espace pour le moindre désir. Je sens que c’est lourd tout d’un coup ! » Depuis plusieurs semaines, je m’occupais d’elle « comme d’un bébé » et le lien m’apparut rapidement. Quel rapport ma jeune mère avait-elle avec moi lorsque j’étais un nourrisson ? Elle avait quitté un travail valorisant pour se consacrer à son premier enfant – mais le cœur n’y était pas. Mes besoins lui pesaient ; elle n’était pas « dans le oui » !

Ces sentiments ambivalents – un sens du sacrifice, mais une colère retenue –, je les vivais maintenant dans mon rapport au handicap de ma compagne. Ils me rendaient vindicatifs, injuste certainement. Il me fallait « rendre à ma mère » la croyance d’être captive des besoins de son bébé. Pour cette raison, elle n’avait eu aucune patience dans le maternage et j’étais moi-même impatient des progrès de ma protégée. Une voie sans issue dans la mesure où cette dernière vivait mon empressement comme une forme de harcèlement.


Une précipitation coupable

Il m’est encore difficile d’accepter que, jeune enfant, mon quotidien ait été à ce point centré sur les priorités de ma mère dont les nécessités accaparaient tout mon espace de vie. Peut-être avait-elle peur que ses enfants lui volent les meilleures années de sa vie ? En conséquence, elle a voulu que « tout aille vite » – une précipitation coupable que je ressens aujourd’hui face à ma compagne. « Jusqu’à quand faudra-t-il que je m’occupe de toi ? lui confiai-je anxieusement. Tout cela prend tellement de temps ! »

À force de me confronter à ce genre de remontées émotionnelles, j’ai appris que souvent, le pire n’est pas devant soi, mais derrière – c’est-à-dire dans l’enfance. Je sais que l’inconscient interprète chaque situation en fonction d’un vécu traumatique, ce qui fournit aussi des pistes pour s’en libérer. Profitant d’un trajet en voiture vers le supermarché, je m’adresse à ma mère en pleurant : « Tu m’as chargé du bien-être de ma petite sœur, mais c’était trop lourd pour moi ! C’est toi qui devais prendre cette responsabilité ! » Dans l’espoir d’obtenir d’elle un peu de reconnaissance, j’ai foncé dans le panneau tête baissée – mais à quel prix ! Le poids de cette charge indue, je le sens vivre en moi dans le présent. Et c’est effectivement très lourd.


Dynamique névrotique

Une nouvelle crise d’angoisse me donne la chance de défaire en conscience le nœud qui m’enserre la poitrine. L’anxiété de ne pouvoir répondre aux exigences de ma mère a engendré en moi un sentiment de désespoir : « Je n’y arriverai jamais ! » Ne pouvant éviter les violences qu’elle exerçait sur moi, j’ai refoulé cette détresse en m’activant compulsivement pour la satisfaire. Ce que je sens monter maintenant, c’est l’épuisement de toute une vie et la peur de m’abandonner à cette fatigue !

Pression éducative, angoisse et abattement sont donc les trois rouages de cette dynamique névrotique. Ce sont ces injonctions intériorisées dans l’enfance, que je dois mettre en cause au quotidien plutôt que de m’y soumettre. Ce faisant, mes crises d’anxiété se résorbent, la peur panique de ma fatigue aussi. « Je te sens différent, me dit ma compagne. Tu ne te précipites plus comme avant ! »


L’accueil qui libère

Au fil des semaines, à mesure qu’évoluent les symptômes de sa maladie, l’idée que ma compagne n’y survive pas fait son chemin dans mon esprit. Pour tenir à distance le vide immense que je pressens devoir accueillir, j’ai rempli mon quotidien d’activités frénétiques. Il faut maintenant m’ouvrir à l’éventualité de me retrouver seul.

À l’occasion d’une hospitalisation qui me sépare d’elle, je contemple les objets qui m’entourent : lit médicalisé, perche à perfusions ou simples vêtements de nuit, tous sont chargés du vécu que nous avons partagé, des affects dont je les ai investis. Comment reprendre pour moi cette énergie qui s’est révélée vaine ?

En ouvrant le tiroir dans lequel sont stockés les nombreux compléments alimentaires achetés au cours des derniers mois, je sens monter l’émotion : « Tout cela n’a servi à rien ! Ma chérie ne guérira pas ! » Ce tiroir, c’est la remise en scène de tout ce que j’ai fait, petit, pour délivrer ma mère de son inconscience – mais sans succès. Je sens combien mes anxiétés tournent autour de cette souffrance qui me renvoie encore à ma solitude d’enfant. Puissante expression de ma détresse, un torrent de larmes me rassérène. Encore et toujours l’accueil qui libère !

L’avenir reste à écrire, le chemin à parcourir au plus proche de ce qu’il dira de nous et de nos histoires. « Tant que je suis vivante, répète-t-elle volontiers, je ne suis pas morte ! » Une évidence et une invitation à vivre chaque instant dans le présent, comme un cadeau sur la voie de notre réalisation.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 11.2019 / www.regardconscient.net