Résumé : Les projections parentales posées sur le nouveau-né expliquent la persistance, au cours des siècles, de la pratique controversée de l’emmaillotage. Si les motivations varient selon les époques, elles témoignent toujours d’une difficulté à reconnaître pleinement la conscience spontanée de l’enfant et l’importance de la relation d’attachement. Retour sur un rituel qui fut longtemps emblématique de la prime enfance.
Le maillot cette pièce de tissu dans laquelle on enroule fermement le nourrisson, les membres dans le prolongement du corps fait à nouveau parler de lui. Ses partisans lui prêtent la faculté d’apaiser le bébé qui retrouverait les repères du ventre maternel, améliorant son sommeil. « Un bébé emmailloté devrait, en général, retrouver son calme en quelques minutes » affirme le site Découvrir Montessori dans un article consacré à cette pratique[1]. Fin 2015, c’est la photo de sa fille emmaillotée que ses followers découvrent dans les bras de Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, aux côtés de sa femme Priscilla Chan (fig. 1). Et la récente présentation à la presse d’Archie, le nouveau-né du prince Harry et de Meghan Markle, montre qu’il s’agit également d’une tradition royale[2].
Fig. 1 : August, la seconde fille de Mark Zuckerberg et de Priscilla Chan, présentée sur les réseaux sociaux toujours soigneusement emmaillotée. (Facebook, 2017)
Disposer de l’enfant comme d’un paquet
Les critiques formulées à l’encontre de l’emmaillotage ne datent pourtant pas d’hier. Au XVIe siècle déjà, le chirurgien bâlois Felix Würtz dénonçait une coutume responsable de difformités[3]. Dans un essai publié deux siècles plus tard, le médecin anglais William Cadogan attribuait au maillot l’une des causes de l’effroyable mortalité qui frappait la moitié des enfants de moins de cinq ans : « Outre les méfaits causés par le poids et la chaleur de ces langes, ils sont ajustés si étroitement et restreignent l’enfant à un point tel que ses entrailles n’ont plus de place et ses membres pas de liberté pour s’exercer de manière naturelle[4]. »
Cette pratique était quasi universelle depuis l’Antiquité pour des raisons profondes qui seront examinées plus loin. En pratique, l’emmaillotage permettait aux adultes de ne prêter presque aucune attention à l’enfant : une fois ligoté, il pleurait beaucoup moins, dormait plus et l’on pouvait disposer de lui comme d’un paquet. Au Moyen Âge, les bébés étaient emmaillotés entre un et quatre mois (fig. 2). Après quoi, on délivrait leurs bras, mais le bas du corps restait emprisonné jusqu’à six ou neuf mois. Certains n’étaient détachés qu’une fois par semaine et sommairement nettoyés. Dans les pays anglo-saxons, la coutume de l’emmaillotage commença à décroître à la fin du XVIIIe siècle, dans les campagnes françaises et allemandes presque un siècle plus tard[5]. Mais en 1942, le « maillot dit français » était encore recommandé par le directeur de l’Institut de puériculture de la ville de Paris, dans un manuel où l’on pouvait lire : « Jusqu’à 2 ou 3 mois, il constitue la meilleure façon de tenir l’enfant au chaud[6]. »
Fig. 2 : Nourrisson emmailloté rendu à sa mère. (Bartholomeus Metlinger, Ein Regiment der jungen Kinder 1549)
Mort subite du nourrisson
Pour ses promoteurs actuels, la technique a bien évolué : plus souple, l’emmaillotage se limite aux membres supérieurs et intervient surtout la nuit. Dans un tutoriel de l’émission La Maison des Maternelles, la sage-femme Hafida insiste cependant sur l’importance de ne comprimer ni le bassin, ni la cage thoracique[7]. Une manière de répondre aux critiques de l’Académie américaine de pédiatrie qui souligne un risque accentué de dysplasie des hanches et de problèmes respiratoires. Les cas de mort subite du nourrisson seraient aussi plus élevés chez les bébés emmaillotés, d’après une étude publiée par sa revue Pediatrics[8].
Ces constats ont conduit plusieurs États américains à interdire la pratique de l’emmaillotage dans les maternités et les crèches. Mais l’un de ses plus ardents défenseurs contemporains, le pédiatre Harvey Karp, prétend qu’un maillot serré suscite un « réflexe de calme » en mesure d’apaiser les bébés les plus difficiles. Bien que ce concept n’ait aucune base physiologique, l’Américain recommande jusqu’à vingt heures d’emmaillotage quotidien pour un bébé de deux mois et prolonge son usage nocturne jusqu’à l’âge d’un an[9].
Un manque d’interactions
On peut s’interroger, avec Rousseau, sur le sens d’une telle contrainte : « Leurs premières voix, dites-vous, sont des pleurs ? Je le crois bien : vous les contrariez dès leur naissance ; les premiers dons qu’ils reçoivent de vous sont des chaînes ; les premiers traitements qu’ils éprouvent sont des tourments[10]. » Comme le suggère le psychothérapeute Ralph Frenken dans un double article consacré à l’histoire de l’emmaillotage[11], le philosophe en fit bien malgré lui la base émotionnelle de son fameux dicton : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers[12]. »
Car contrairement à ce qu’avancent ses partisans, le maillot enserre le nourrisson bien plus que celui-ci ne l’était dans l’utérus et le prive d’interactions avec son entourage. Lorsque l’emmaillotage se prolonge, sa peau peut en être irritée une cause supplémentaire d’agitation pour lui. Le contact physique et les échanges psycho-affectifs lui manquent également. Il n’est donc pas interdit de penser qu’un enfant emmailloté aura plus de difficultés à établir des relations qui le sécurisent. Et cette empreinte déterminera par la suite son rapport à l’existence, dès lors marqué par les entraves qui lui furent imposées dans ses premières semaines de vie.
L’aspect d’un animal
Alors comment comprendre la survivance d’un mode de maternage dont l’Histoire montre qu’il était traditionnellement associé à un manque d’empathie pour l’enfant ? Bien que multiples, ces usages donnent tous une forme particulière aux peurs que les adultes projettent depuis des siècles sur la spontanéité naturelle du nouveau-né. Ils révèlent la mémoire traumatique d’une époque, d’une culture et la structure mentale que le groupe s’est construite pour s’en dissocier. À l’inverse, la lente transformation des pratiques d’emmaillotage nous renseigne sur le travail de conscience qu’il fallut faire pour nous émanciper de cet héritage.
Dès l’Antiquité, il paraissait impératif d’immobiliser le bébé pour que son corps grandisse bien droit parfois sur une planche de bois. Au premier siècle de notre ère, jugeant cette rigueur excessive, Soranos d’Éphèse prescrivait néanmoins l’enveloppement de chaque membre séparément, « car chaque partie du corps a sa forme spéciale à laquelle il faut adapter une déligation qui lui convienne[13] ». La sage-femme avait à l’époque tout pouvoir pour juger si le nouveau-né allait être élevé ou s’il devait subir l’infanticide. Dans le premier cas, elle l’emmaillotait pour lui donner une forme « humaine » et pouvoir le dresser sur ses jambes. Présenté à ses géniteurs, il n’offrait plus l’aspect d’un animal et pouvait recevoir d’eux un semblant d’attention.
Fig. 3 : Les peintres de la Renaissance italienne représentaient souvent des bébés figés dans leur maillot. (Giotto di Bondone, détail de La Nativité (1304-1306), chapelle des Scrovegni, Padoue)
Rituels masochistes
Ces considérations inspirèrent largement les érudits du Moyen Âge chrétien qui leur surajoutèrent la conviction que les nouveau-nés étaient possédés par le diable jusqu’au baptême. Un bébé hurlant et gesticulant pouvait être un changeling un démon ayant pris la forme de l’enfant. De telles croyances leur permettaient de justifier les contraintes qu’ils entendaient voir exercées sur lui. Ligoté et abandonné, le nourrisson ne pouvait se mouvoir d’aucune façon. Il subissait passivement l’échauffement de son corps, la compression de ses membres et l’irritation de sa peau autant d’outrages préjudiciables à son développement physique et psychoaffectif. Comme en attestent des témoignages, les mystiques médiévaux ravivaient l’empreinte de ce traumatisme dans leurs fantasmes et leurs rituels masochistes, à une époque où la période d’emmaillotage s’étalait souvent sur plus d’un an.
Ralph Frenken cite le cas du dominicain Heinrich Seuse (1295-1366) qui s’attachait à son lit la nuit et se laissait dévorer par les insectes une expérience qu’il comparait à une « mort lente[14] ». La moniale allemande Margaretha Ebner (1291-1351), qui fut canonisée par Jean-Paul II en 1979, a décrit de longs états de transe où lui revenaient des sensations d’engourdissement et de mort puis celles d’une « délivrance » supposément donnée par la grâce divine. Plusieurs mystiques, dont Sainte Gertrude d’Helfta (1256-1302), eurent des visions de l’Enfant Jésus « emmailloté dans le lin blanc de l’innocence » (fig. 3).
En l’occurrence, une innocence perdue à tout jamais pour ces êtres suppliciés qui ne pouvaient remettre en cause les projections que leurs parents avaient posées sur eux. Si nous comprenons mieux aujourd’hui l’importance de la relation d’attachement, il reste beaucoup à parcourir pour reconnaître pleinement la conscience spontanée de l’enfant et les peurs qu’elle suscite en nous. Dans un prochain article, je m’interrogerai sur la persistance des pratiques d’emmaillotage dans les sociétés traditionnelles contemporaines et leur incidence sur les populations issues de l’immigration.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 03.2020 / www.regardconscient.net
Être né(e) par césarienne : quelles conséquences psychologiques ?
Grâce aux travaux d’une discipline encore méconnue, l’impact d’une naissance par césarienne sur le développement de l’enfant est aujourd’hui mieux compris. La psychologie prénatale et périnatale peut aider les parents à progresser vers une meilleure intégration de ce vécu difficile. Elle parle aussi aux adultes qui s’interrogent sur l’empreinte d’un tel traumatisme dans leur vie quotidienne.
(03/2016)
Notes :
[1] Fanny, éducatrice Montessori, « Les points positifs et négatifs de l’emmaillotage », Découvrir Montessori, article non daté.
[2] Becky Pemberton, “Meghan Markle continues 70-year royal tradition by swaddling baby Archie in iconic blanket”, The Sun, 08.05.2019.
[3] Publié en 1563, son ouvrage The Childrens Book of Felix Würtz, fut traduit en anglais en 1656. Lire Peter M. Dunn, “Felix Würtz of Basel (1518-75) and clubfeet”, Archives of Disease in Childhood, October 1992, Vol. 67, No 10 Spec, pp. 1242-1243.
[4] Lire Peter M. Dunn, “Dr William Cadogan (1711-1797) of Bristol and the management of infants”, Archives of Disease in Childhood, January 1992, Vol. 67, No 1 Spec, pp. 72-73.
[5] Lloyd deMause, “The Evolution of Childhood”, in Child Welfare, Major Themes in Health and Social Welfare, Routledge, 2005, pp. 56-57.
[6] Pierre Lereboullet, Manuel de puériculture, Masson, 1941, pp. 151-158, cité par Marie-France Morel, « Histoire du maillot en Europe occidentale », in Doris Bonnet et Laurence Pourchet, Du soin au rite dans l’enfance, éditions Éres, 2007, 2014.
[7] « Comment emmailloter mon bébé », La Maison des Maternelles, 13.09.2016.
[8] Anna S. Pease et al., “Swaddling and the Risk of Sudden Infant Death Syndrome: A Meta-analysis”, Pediatrics, May 2016.
[9] Dr Harvey Karp, Le plus heureux des bébés, Varennes, 2003.
[10] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, 1762, édité par les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande, p. 29.
[11] Ralph Frenken, “Psychology and History of Swaddling, Part Two: The Abolishment of Swaddling From the 16th Century Until Today”, The Journal of Psychohistory, Vol. 39, No 3, Winter 2012, p. 229.
[12] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, 1762, édité par les Bourlapapey, bibliothèque numérique romande, p. 7, https://ebooks-bnr.com/ebooks/pdf4/rousseau_du_contrat_social.pdf.
[13] « L’emmaillotement », in Soranos d’Éphèse, Traité des maladies de femmes, traduction F.-J. Herrgott, 1895, p. 91, https://archive.org/details/BIUSante_21157/page/n91.
[14] Lire Ralph Frenken, “Psychology and History of Swaddling, Part One: Antiquity Until 15th Century”, The Journal of Psychohistory, Vol. 39, No 2, Fall 2011, p. 103.