Forum de l’Enfance libre


Psychohistoire et violences éducatives ordinaires


Une rencontre virtuelle avec Marc-André Cotton

 

 

Résumé : Ceci est une transcription de notre rencontre virtuelle avec Marc-André Cotton au Forum de l’Enfance libre, le 10 avril 2020. Marc-André nous avait fait parvenir un long document qui reprenait les différents thèmes que nous souhaitions aborder. Ce document contenait des éléments qui n’ont pas été traités pendant l’interview. De plus, notre interlocuteur s’est étendu plus longuement sur d’autres sujets. Nous avons donc préparé une « version augmentée » de cette rencontre qui, nous l’espérons, donnera une vue encore plus complète des thèmes abordés.

 

 


Jean-Guillaume Bellier : Ce soir, nous avons le plaisir de recevoir Marc-André Cotton, enseignant et psychohistorien, rattaché à l’Association internationale de psychohistoire (IPA) basée à New-York. Depuis une vingtaine années, vous avez animé avec votre compagne Sylvie Vermeulen le site Regard Conscient, dédié aux conséquences des empreintes de l’enfance sur nos comportements d’adultes. Vous écrivez également dans la revue PEPS, le magazine de la parentalité positive dirigé par Catherine Dumonteil-Kremer, et vous y animez des formations. Vous avez écrit un livre intitulé Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative. Pourriez-vous nous parler du projet Regard conscient ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au travail sur soi ?

Marc-André Cotton : Merci beaucoup de me recevoir ! C’est un peu un défi – et pour parler de quelque chose qui m’est très cher vous l’avez compris. Regard conscient a vu le jour au début de ce millénaire, nous avons concrétisé le site en 2002. Sylvie est malheureusement décédée, il y a tout juste un mois. Mais je poursuis évidemment ce travail et j’aurai l’occasion de revenir sur ce que cette disparition me fait découvrir sur moi-même.

Ce projet est issu d’une pratique d’écoute mutuelle – j’allais dire « tout simplement » ! Ce n’est pas si simple de s’écouter et surtout de se procurer cette écoute sans jugement qui est la base de ce qu’on a pu faire ensemble.

Nous faisions partie d’un groupe de parents dits « déscolarisants », pratiquant ce qu’on appelle aujourd’hui l’Instruction en famille – l’IEF. Ironie du sort, avec le confinement, tous les parents français font l’école à la maison, du moins pour l’instant. Mais à l’époque, c’était un choix exceptionnel, certainement pas facile à vivre et même très critiqué. Nous étions confrontés à des difficultés pédagogiques, à la pression de nos familles, de nos proches qui n’étaient pas en plein appui de ce que nous faisions, aux doutes sur nos choix de vie.

Et nous étions surtout confrontés, comme les parents actuellement, à nos propres enfants et donc dans des problématiques relationnelles plus ou moins reconnues. Quand vous pratiquez l’IEF, vous ne pouvez pas vous empêcher d’avoir des projets pour vos enfants, des attentes qui ne correspondent pas forcément à leurs élans. Avec en arrière-plan le rapport à l’autorité : Qui décide pour qui ? Et au nom de quoi ?

Le mérite de Sylvie Vermeulen a été de nous inviter à voir dans notre bagage éducatif l’origine de nos difficultés de parents, à mettre en cause notre éducation, et donc nos propres parents. Les clés de compréhension de ces difficultés, ce qui fait obstacle à la compréhension de vos enfants, sont dans votre enfance.

Et c’est là qu’a commencé le travail sur soi.

Toutes ces choses, vous allez les aborder en revenant sur votre propre enfance, car ce qui fait obstacle à votre relation avec vos enfants ce sont vos parcours éducatifs. Nous avions des précurseurs comme Alice Miller ou Arthur Janov[1] dont les livres m’ont beaucoup inspiré. Ce sont des personnes qui nous ont influencés.

Sans le savoir, nous nous inscrivions dans le courant de la psychologie humaniste dont firent partie des gens comme Carl Rogers – l’empathie, l’approche centrée sur la personne – ou Fritz Perls et sa Gestalt-therapie. Nous avons mis en œuvre, à notre façon, ce qui faisait écho.

Concrètement, Sylvie proposait de longues « séances d’écoute » au cours desquelles nous nous allongions dans la pénombre et laissions venir nos souvenirs, nous parlions de choses lointaines, de nos ressentis et bientôt des émotions surgissaient. « Je ne me souviens de rien... » Et peu à peu les choses revenaient.

Nous avons utilisé des albums de famille, nous sommes revenus sur des éléments biographiques pour voir ce qui était resté dans nos mémoires, et une reprise en main de nos biographies, de nos histoires s’est mise en place. Bien entendu, rapidement l’expression de certaines émotions.

Alors si j’en parle en détail, c’est parce que pour moi, ce fut vraiment une découverte. J’ai réalisé que je pouvais être entendu, aimé, confirmé dans ce que je vivais, alors que je ne l’avais pas été. C’était la première fois que je m’en rendais vraiment compte.

Cette écoute sans jugement m’a permis de me reconnecter à l’amour qu’il y avait en moi – donc à celui de mes enfants. C’est cette écoute inconditionnelle qui a tout changé. Dans un second temps, on a essayé de verbaliser, d’écrire. Par la suite, nous avons élaboré des outils qui sont au cœur du projet Regard conscient, pour partager ce que nous avions découvert. Ça a été le début de cette aventure qui a duré presque 25 ans.

Pour résumer, je dirais que ce qui fait obstacle à notre bonheur, à nos relations avec nos enfants et nos proches, eh bien c’est cette fameuse mémoire traumatique qui se met entre nous et les autres et nous invite constamment à revenir sur notre passé, nous pousse à reproduire des schémas de comportement douloureux.

Ça peut être fastidieux ou perçu comme tel. Il se trouve que c’est aussi libérateur et c’est cela que nous souhaitions partager avec Sylvie à travers ce site Regard conscient. Des outils qui permettent de travailler au quotidien sur nos mémoires traumatiques.

J. G. B. : Vous venez de parler de mémoire traumatique, nous en avons beaucoup parlé au cours de ce forum, ainsi que de violences éducatives ordinaires. Qu’avez-vous pu découvrir, en observant des parents, ou vous-même en tant que parent, par rapport à ces remontées émotionnelles, et qui, chez beaucoup de parents, peuvent mener à des violences éducatives ?

M. A. C. : Ce qui me paraît important dans un premier temps, c’est de réaliser que nous sommes encombrés par des réactions, des émotions, des comportements parfois inappropriés, et je me souviens très bien, démarrant cette fameuse Instruction en famille, que j’étais confronté, avec un certain désarroi, à ma propre froideur, à une absence d’empathie, à certaines réactions que je jugeai violentes rétrospectivement…. Et que cette prise de conscience a été difficile pour moi.

Comme chaque parent, et peut-être plus que d’autres, j’avais une certaine image de moi, des convictions, et au final, ce que mes filles me renvoyaient c’était que je n’étais pas aussi adéquat que je le pensais et donc que quelque part, je les faisais souffrir. Il y avait ce contraste douloureux entre l’image que j’avais de moi-même – l’image d’un « bon père » – et celle que me retournaient mes enfants.

C’est une chose qui m’a quand même interpellé, et je pense que c’est le cas de beaucoup d’entre nous, jusqu’à ce que je réalise que d’autres parents avaient fait un certain travail pour revenir sur leur propre enfance et qu’ils m’ont invité à faire de même. C’est le travail dont j’ai parlé tout à l’heure. Il m’a mené à réaliser que, contrairement à ce que je pensais, mon éducation n’avait pas été si « parfaite », contrairement à ce que laissaient entendre mes parents, mais violente et dirigiste. Qu’il y avait eu, pour moi, un certain nombre de sentiments extrêmement forts que j’ai pu, petit à petit mettre au jour et dont j’ai pu en grande partie me libérer. Que cela expliquait aussi ma difficulté à être en empathie, en dépit de mes convictions….

J. G. B. : Et cela va vous amener à observer le monde et à vous questionner sur l’origine des violences...

M. A. C. : J’ai eu l’occasion de lire un certain nombre de précurseurs et le travail que nous avons mené dans le cadre de Regard Conscient nous a amené à nous focaliser, trimestre après trimestre, car nous avons publié une petite revue, à nous focaliser sur divers aspects de la vie. Sylvie avait aussi un bagage de militance politique, donc ça m’a beaucoup aidé à voir le monde dans sa dimension sociale. Et puis j’ai croisé la psychohistoire, vers 2000-2001, j’y ai fait une formation et me suis plongé dans quelque chose qui m’était totalement étranger, à savoir l’histoire de l’enfance.

J. G. B. : Alors justement, la psychohistoire n’est pas quelque chose qui est très connu. En France, on connaît souvent l’histoire sous l’angle un peu rébarbatif, où il faut apprendre à l’école les dates par cœur et connaître des lignées de présidents ou de rois, d’autres courants historiques vont s’intéresser par exemple à l’histoire de la violence, mais dans ce cas l’auteur aborde cette question sans aller chercher ses causes psychiques. Il dira que ce n’est pas son travail d’historien, que ça ne l’intéresse pas, alors que la psychohistoire adopte un autre point de vue, qui n’est pas très connu, mais qui est passionnant, justement quand on s’intéresse aux questions de maltraitance, en l’occurrence sur les enfants. Qu’est-ce que la psychohistoire, en quoi est-ce que cela consiste ? 

M. A. C. : Effectivement, c’est une discipline qui allie une approche psychologique et l’histoire, c’est-à-dire qu’on essaie de faire des ponts, pour comprendre quelles sont les motivations humaines impliquées dans certains évènements historiques ou actuels et cela, en fonction de nos connaissances, mais aussi de biographies, parce que souvent les textes historiques omettent un certain nombre de choses, et notamment le vécu des enfants.

Il a donc fallu aux psychohistoriens qu’ils reviennent, qu’ils tentent de restituer le vécu des enfants au cours de l’histoire : « Tiens, voilà comment cela se passait, quel était le rapport des adultes aux enfants de l’époque. » Et la découverte, c’est qu’au final nous avons effectivement une sorte d’évolution, si l’on peut dire, une psychogenèse, et plus on remonte dans le passé, plus les enfances se révèlent être traumatiques et traumatisantes. C’est une histoire dont on peine encore à se relever, je dirais.

Et ce qui caractérise le champ d’études de la psychohistoire, c’est de dire : « Eh bien, c’est le vécu de l’enfant, notamment face aux adultes qui tentent de le conditionner, qui va déterminer toute l’évolution de la société. » Entre parenthèse, je précise que notre discipline n’a rien à voir avec la psychohistoire qu’avait inventée Isaac Asimov et qui était une discipline fictive supposée prévoir par calcul les évolutions sociales.

Pour résumer, la psychohistoire est donc l’étude des motivations humaines – largement inconscientes – qui se cachent derrière les évènements historiques. Nous nous intéressons à l’enfance des personnages publics et à la manière dont leur personnalité fait écho à la vie émotionnelle d’un groupe donné, à un moment de l’histoire. Nous étudions l’évolution du rapport des adultes aux enfants au cours des siècles – donc l’histoire de l’enfance du point de vue de l’enfant.

Ce qui m’a tout de suite attiré vers cette discipline, c’est cette reconnaissance du vécu de l’enfant qu’on ne trouve que très peu dans les études strictement historiques. Comme j’étais en chemin vers moi-même à travers le projet Regard conscient, la convergence entre ce travail d’introspection et la démarche strictement académique m’a aussi convaincu. J’ai eu l’occasion de rencontrer mes collègues et de voir que nous formions une communauté de chercheurs, certes distants géographiquement, mais reliés par un même désir de vérité.

J. G. B. : Ce qu’on observe effectivement, c’est que la plupart des historiens ne vont pas s’intéresser à l’enfance, à la fois des dirigeants et des sociétés, et du coup ce trou noir dans les sciences sociales dont parle Olivier Maurel est vraiment béant, et vous, c’est comme, quand on vous lit, quand on lit Regard Conscient ou qu’on se plonge dans la lecture de vos livres, on plonge dans ce trou béant de comment la mécanique intérieure de chaque personne, notamment des dirigeants, va rentrer en lien avec les traumatismes de tout un peuple. Et c’est ça qui est passionnant, parce que c’est un détricotage de l’histoire individuelle avec la grande histoire, celle qu’on connaît, des dates de guerre, etc… et donc on a le lien de l’intime avec les grands moments historiques qui se déroulent sous nos yeux, on comprend l’articulation.

M. A. C. : C’est tout à fait juste, et c’est d’ailleurs l’un des objectifs de la psychohistoire que de mettre au jour ces dynamiques et de voir comment elles s’enracinent dans un certain inconscient, un certain non-dit, collectif généralement, et comment les traumatismes subis par tout un peuple, toute une société, finissent par se manifester à nouveau, un peu plus tard, et au fond permettent de comprendre certaines évolutions historiques.

J. G. B. : Quelle est la différence entre la psychohistoire et la psychogénéalogie, les transmissions transgénérationnelles ? Est-ce un domaine sur lequel vous vous êtes penché ?

M. A. C. : Oui, tout à fait, j’ai même fait ma propre psychogénéalogie. J’en parle dans une conférence disponible sur le site Regard Conscient.

La différence, je ne sais pas si on peut parler directement de différence, puisque l’objectif est le même, c’est de voir comment se transmettent les traumatismes,. La psychogénéalogie, autant que j’en sache, va surtout se pencher sur les lignées familiales, alors que la psychohistoire va mettre l’accent sur les dynamiques collectives, et bien entendu les deux se complètent.

Dans le cas de la dynastie Bush, on voit qu’il y a des éléments de psychogénéalogie qui ressortent, car certains traumatismes vécus par le grand père, par le père… se traduisent par une chose qui est chère à la psychogénéalogie, c’est de voir que les enfants portent un passé. Et le but de cette discipline, c’est de s’en libérer. Et donc là, on voit de manière particulièrement forte que les générations nouvelles portent les fardeaux non résolus des anciennes.

J. G. B. : Alors justement, avec votre ouvrage Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative, on fait une plongée dans cette histoire familiale des Bush, on suit une histoire, c’est un roman feuilleton sur plusieurs générations, et on remonte, à partir des sources que vous avez trouvées, et qui sont disponibles aux Etats-Unis sur la famille Bush, on fait ce décodage, ce détricotage de la famille Bush, et c’est passionnant. Alors pourquoi est-ce que vous avez choisi la famille Bush, et en quoi la famille Bush est-elle représentative de ce que font les Américains au niveau éducatif ?

M. A. C. : Tout d’abord, si je prends le titre de l’ouvrage en question, j’aimerais montrer qu’il parle au fond de la démarche. On a un individu, Georges Bush, et puis sa filiation, sa fidélité, sa loyauté à son père, on a une dimension religieuse également. On a une époque, celle de sa présidence marquée par la Guerre contre la terreur, et d’un héritage fait de violences intériorisées dès l’enfance. D’où le titre : Au nom du père – référence chrétienne également –, les années Bush et l’héritage de la violence éducative.

J. G. B. : Mais tout d’abord pourquoi parler de violence éducative ?

M. A. C. : Rappelons certaines choses qui ont été dites dans les précédentes émissions. La Convention relative aux droits de l’enfant, très récente historiquement, adoptée il y a un peu plus de trente ans, mentionne bien dans son article 19 que les États signataires doivent prendre les mesures appropriées pour protéger les enfants contre toute forme de violence… mais la violence éducative n’est pas mentionnée et tous les pays signataires n’excluent pas les châtiments corporels. Ce texte n’interdit pas explicitement les violences prétendument éducatives comme la fessée, la gifle ou certaines punitions.

On sait pourtant que les violences éducatives dites «ordinaires » compromettent le bon développement de l’enfant, qu’elles ont des répercussions sur l’estime de soi, sur la santé, la capacité à s’instruire et qu’elles impacteront sa descendance. Ce qui est important de voir, c’est qu’aux États-Unis le rapport à cette éducation est assez archaïque.

J. G. B. : Oui, c’est ce que vous expliquez, c’est-à-dire que dans les écoles les enfants sont battus régulièrement, dans les familles aussi, les enfants sont battus.

M. A. C. : C’est une chose qui peut étonner, effectivement. On s’imagine souvent qu’en termes d’éducation, les Américains sont plutôt tolérants, qu’ils imposent peu de contraintes à leurs enfants. Au contraire, les États-Unis n’ont toujours pas ratifié la Convention relative aux Droits de l’enfant !

Des conseillers très écoutés encouragent l’usage des châtiments corporels et dix-neuf des cinquante États que compte le pays autorisent le recours à la bastonnade dans les établissements scolaires – ce qu’on appelle le paddling. Une paddle, c’est un morceau de bois qui ressemble à une batte de baseball. Pour discipliner les enfants, on les tape sur le postérieur de manière assez rituelle.

Au début du troisième millénaire, les statistiques fédérales estimaient que 300 000 enfants et adolescents subissaient ce châtiment au moins une fois dans l’année. C’est un ordre de grandeur. Actuellement, un enfant serait frappé dans les écoles publiques américaines toutes les trente secondes.

Et d’après un rapport de Human Rights Watch, les raisons pour lesquelles ces jeunes sont battus sont anodines : transgresser le code vestimentaire, être en retard, parler en classe, courir dans les couloirs ou aller aux WC sans permission, par exemple.

On peut s’interroger sur le sentiment d’injustice que vivent ces jeunes et sur la manière dont ces sévices alimentent leur mémoire traumatique. Que vont-ils vivre et enregistrer ? Vraisemblablement de la colère, une rage contenue qui ne va pas pouvoir s’exercer contre leurs enseignants ou leurs parents, mais qui reste là, et va sans doute constituer une sorte de terreau pour de futures remises en scène de futurs passages à l’acte.

On peut s’interroger sur la tonalité assez spécifique des États-Unis : les tueries en milieu scolaire, qui ont fait un certain nombre de victimes, évidemment. Un nombre assez impressionnant de jeunes enfants ont été exposés à ces tueries, 150 ou 200 en sont morts ces 20 dernières années

Il y a 25 ans, les chercheurs estimaient que 85% des jeunes Américains avaient été molestés physiquement par leurs parents au cours de leur enfance, pour un quart d’entre eux, avec un objet – une cuillère en bois ou un cintre par exemple. Aujourd’hui, le soutien de l’opinion publique est encore important : 70% des adultes américains estiment que les enfants ont parfois besoin « d’une bonne vieille fessée », d’après une enquête de 2012.

J. G. B. : C’est aussi un des pays les plus meurtriers avec les armes à feu, contrairement au Canada voisin, qui n’a pas le même rapport avec la violence avec ses enfants.

M. A. C. : C’est ça. Donc je pense qu’on a là l’explication d’un certain nombre de comportements qui nous étonnent, par exemple le fait que les Américains tiennent à leurs armes à feu, peut-être au-delà du nécessaire. Cela peut être un élément explicatif. Bien entendu, il faut d’autres éléments pour comprendre ce qui se passe aux États-Unis, à savoir pourquoi en sommes-nous arrivés là, et cela nous ramène à une dimension religieuse.

On peut rappeler que les premiers Américains, ceux qui fondèrent les premières colonies de la Nouvelle-Angleterre, suivaient à la lettre les Proverbes de l’Ancien Testament. Olivier Maurel a aussi écrit un livre sur les violences dans l’église chrétienne. Eh bien, la Bible et l’Ancien Testament en particulier sont très clairs, les Proverbes sont très clairs : « Qui épargne la baguette hait son fils, qui l’aime prodigue la correction » ou encore « La folie est ancrée au cœur du jeune homme, le fouet de l’instruction l’en délivre. »

Cette tradition est encore très importante aux États-Unis. Aujourd’hui, une frange importante de l’électorat républicain estime toujours que « tout ce qui se trouve dans la Bible doit être pris littéralement, mot pour mot ». Les prédicateurs des Grands Réveils religieux que connut l’Amérique étaient tous empreints de cette morale biblique.

Cette mouvance a prospéré dès les années 1980, sous l’influence de télévangélistes comme le baptiste Billy Graham, décédé récemment – un proche conseiller de tous les présidents américains, démocrates et républicains, depuis l’après-guerre et qui a été l’un des acteurs prétendus, mais vraisemblable, de la conversion de Georges Bush, à l’évangélisme.

Pour la petite histoire, Graham disait que le plus vif souvenir qu’il gardait de son père était la sensation de ses mains qui le frappaient : « Elles étaient comme un fouet, décharnées, rugueuses. Il avait les mains si dures. »

J. G. B. : Alors justement, là on pourrait s’arrêter sur Georges Bush. Pour la question sur la psychogénéalogie, on renverra les personnes au livre parce que c’est toute une enquête que vous menez sur plusieurs générations, et les traumas dans la famille Bush, ça fait un moment qu’ils existent.

M. A. C. : Oui, c’est quelque chose qui s’est transmis.

Une petite parenthèse sur la méthodologie. On peut penser ce que l’on veut des Américains, personnellement c’est un peuple que j’apprécie, je les connais de près, j’ai vécu aux États-Unis dans mon adolescence, et ce sont des gens très attachés à une certaine vérité. Ils aiment aussi que l’on parle d’eux !

Pour le coup, ces grands hommes, politiciens, mais aussi leurs parents, ont tous leur biographie, voire une biographie complémentaire, une biographie controversée, une autre autorisée... Donc les sources sont très importantes et on va pouvoir assez facilement reconstituer, avec bien entendu un travail de recherche conséquent, ce qui s’est passé pour les lignées.

J’aimerais juste pour situer, puisqu’on parlait de psychogénéalogie, la manière dont le grand-père, le père et le fils se sont en quelque sorte emboités dans une logique de psychogénéalogie.

Le grand père de George Bush était Prescott Bush, c’était un banquier, un affairiste. Il s’était allié à une famille de banquiers, les Walker très exactement, et ce Prescott faisait des affaires, notamment avec l’Allemagne nazie, avant la guerre. Il a donc été pointé du doigt par l’administration de l’époque.

Je pense que son fils, donc le père de Georges Bush, Georges Herbert Walker Bush, (ils ont tous un petit peu le même nom !), et bien son fils, à 18 ans, a voulu d’une certaine façon laver l’honneur de son père, qui avait été mis à l’index pour ses transactions avec l’ennemi – et il s’est engagé dans la Navy.

Donc il avait 18 ans, était le plus jeune pilote de la Navy et a été décoré pour ses bravoures. Il a participé à une cinquantaine de missions aériennes dans le Pacifique et ça s’est « mal fini », puisque son avion a été abattu, que ses deux coéquipiers ont été tués et que lui a été repêché. On a des photos, ce sont des choses tout à fait documentées.

Alors la petite histoire, c’est que ce héros de guerre est resté avec un sentiment de culpabilité de ne pas avoir pu sauver ses coéquipiers et lorsqu’il a lui-même été élu président, le 41ème président des États-Unis, il a téléphoné aux parents de ses coéquipiers pour dire encore tout le sentiment de regret qu’il avait.

Son fils tentera de suivre ses traces, fréquentera les mêmes écoles que lui et deviendra pilote à son tour, mais il ne sera jamais à la hauteur de ses attentes. D’après des proches, cette relation douloureuse est l’une des clés pour comprendre la psychologie de George W. Bush. Un fils qui a dû être admiratif de son père faute d’être vu par lui.

Car de son côté, le père était un éternel absent tout absorbé par ses affaires, c’était un affairiste, il était très distant, très exigeant également, et pour combler cette distance la mère montrait à son fils des images de ce père et notamment de ses exploits dans le Pacifique, ainsi qu’un petit morceau du bateau en caoutchouc qui l’avait sauvé.

Le petit Georgie s’est construit un imaginaire autour de ce père inaccessible en feuilletant des albums de famille. Et on voit là, puisqu’on parlait de psychogénéalogie, la façon dont les messages, les fidélités se transmettent parfois à travers les romans familiaux qui sont véhiculés et repris par les parents

J. G. B. : On ne peut pas s’empêcher d’imaginer cette scène complètement surréaliste, vous parlez de pantalonnade, où on voit George W. Bush, qui dit : « J’ai sauvé les États-Unis ! » et atterrit sur un énorme porte-avions pour dire « la guerre est terminée ». J’imagine qu’il y a des parallèles à faire. Quand on connaît cette intimité, les actes de Bush prennent un sens presque pathétique.

M. A. C. : Je pense, qu’effectivement vous mettez le doigt sur quelque chose, c’est-à-dire qu’il devait se présenter en sauveur et que, dans sa guerre contre la terreur, il y avait quelque chose d’une mission, qu’on peut également ramener à celle que les Américains se sont donnée en créant ce pays, la fameuse destinée manifeste. Eh bien ces moments clés permettent de comprendre pourquoi on fait les choses.

Ce qui m’intéresse aussi en tant que psychohistorien poursuivant ma propre thérapie, c’est de me dire voilà, qu’est-ce que l’enfant fait ? L’enfant est porteur d’une problématique, d’une dynamique. Il est chargé de cette dynamique et il essaie de se débattre avec ça,

Et l’on constate, pour en revenir à George Bush fils, qu’il avait quasiment le prénom de son père, qu’il a essayé de faire tout ce que son père a fait sans jamais y parvenir. Donc quelque part, il n’a jamais été à la hauteur des attentes de ce père.

La seule chose qu’il ait fait de plus que lui, c’est d’avoir deux mandats présidentiels alors que son père n’en a eu qu’un ! Et peut-être d’avoir, comme vous le soulignez, « sauvé l’Amérique » de cette menace du terrorisme. Bien entendu, c’est tout à fait fantasmatique.

J. G. B. : Alors quand on vous lit il y a aussi un épisode d’intéressant par rapport à Bush, c’est sa conversion religieuse qui en réalité pour vous n’est pas du tout une réelle guérison, il se réfugie dans la prière, et vous en avez une lecture très particulière.

M. A. C. : Plusieurs choses à dire. Tout d’abord sa conversion elle-même, ensuite sur son effet supposé, et aussi la façon dont elle s’inscrit dans un réveil religieux qui est caractéristique des États-Unis de l’après 11-Septembre.

Tout d’abord la conversion en elle-même. Quand est-ce qu’elle intervient ? Nous avons une famille qui est, on l’a dit, relativement pieuse, ce sont des presbytériens mais ce ne sont pas des évangéliques convertis, ce ne sont pas ce qu’on appelle des « Reborn Christians », des chrétiens du renouveau.

Par contre Georges Bush à un moment donné, va décrire qu’il rencontre un certain Arthur Blessit, qui était un pasteur itinérant, dans la grande tradition des pasteurs itinérants encore active dans les années 70-80 du siècle dernier.

Il a des répliques qui sont marrantes et je vous en rapporte une de mémoire. Bush suivait des cours de lecture de la bible, et on lui demanda : qu’est-ce qu’un prophète ? Et lui a répondu d’une façon un petit peu cocasse, car il ne faisait que des blagues à cette époque-là : « Un prophète, c’est la différence entre les recettes et les charges, et, actuellement, on n’en a plus beaucoup de ces prophètes ! »

Si on connaît un peu l’anglais, on sait que « profit » et « prophète » se prononcent de la même manière, et donc il a joué sur le mot « prophète » pour parler des profits, parce qu’il était lui-même dans le business. Ça montre un peu la distance qu’il avait à cette époque par rapport aux textes bibliques.

Mais, il s’est passé quelque chose de très fort pour lui, à 40 ans. C’était un alcoolique et sa femme le poussait à sortir de ce moyen de gérer sa souffrance. Il s’est regardé dans la glace après une soirée d’anniversaire trop arrosée – son père était en train de faire campagne pour la candidature républicaine à la présidence des États-Unis – et il s’est dit qu’il finirait par lui faire honte, par faire échec à son projet. Il fallait qu’il s’arrête de boire et s’est tourné vers la prière, vers Dieu, pour devenir un « Reborn Christian ».

Et donc cette image d’un garçon – chacun savait que c’était un fêtard – qui se convertit en Jésus-Christ, il va en faire un fonds de commerce qui a profité à la fois à son père et à lui-même, dans son élection pour le poste de gouverneur du Texas, et ensuite bien entendu pour sa présidence. En termes d’influence politique, rappelons que 36% des Blancs de confession évangéliques votèrent pour George Bush lors de sa réélection en 2004.

Pour en revenir à la seconde partie de votre question, il se trouve que j’ai moi-même un bagage chrétien. J’ai baigné dans la culture catholique de mon enfance, notamment par ma mère qui nous obligeait à aller à l’église, qui était très croyante. Et j’ai vu que c’était pour elle un refuge. Je regardais de loin, j’étais obligé d’y aller, mais quelque part, je n’ai pas été dupe de ce qu’elle faisait dans sa façon à elle d’être bigote.

Et j’ai réalisé ce que cela représentait pour Georges Bush que de se livrer à la prière. Je suis tombé sur des études qui montraient que, lorsqu’on a une foi sincère, eh bien cela enclenche des endorphines qui vont se loger sur les mêmes récepteurs que les opiacées ou l’alcool.

Autrement dit, on a là un moyen de gérer sa souffrance, un autre moyen certainement moins dommageable que l’alcool ou d’autres substances, mais un moyen quand même d’éviter la souffrance.

On l’évite, mais elle nous rattrape pour des raisons qu’on pourra évoquer un peu plus tard. On l’évite car la prière ne résout pas la mémoire traumatique, et celle-ci va montrer le bout de son nez. Ces personnes qui se sont arrêté de boire, mais n’ont pas fait le programme d’Alcooliques Anonymes par exemple, qui implique quand même un changement de comportement, ces personnes-là souffrent parfois d’un syndrome d’ivresse mentale, qui se caractérise par une folie des grandeurs, un déni de la réalité. Des choses qui, pour un président, peuvent devenir gênantes.

J. G. B. : Ça nous fait penser au président actuel…

M. A. C. : Bien entendu, car qu’est-ce que nous avons chez lui. Il ne boit pas une goutte d’alcool parce qu’il a vu son frère détruit par l’alcool et dans l’enfance, par les humiliations de leur père. C’est une autre histoire, mais effectivement le résultat est le même, c’est-à-dire que la personne qui n’a pas résolu son histoire va nier ce qui la remet en cause. On peut le voir chez Trump, un menteur incontinent qui refuse constamment de voir qu’il peut s’être trompé. Et donc il y a des gens qui font des calculs pour savoir combien d’erreurs, combien de mensonges il a prononcé. Ce sont des chiffres faramineux.

J. G. B. : Donald Trump. Alors dans Regard Conscient, il y a toute une analyse de Trump qui est passionnante, pour ceux que ça peut intéresser et qui voudraient aller plus loin.

M. A. C. : Chez Donald Trump, nous avons une compétition féroce pour la reconnaissance du père, qui est un affairiste inflexible et dur à la tâche.

C’est un foyer où règne la Pédagogie noire dont parle Alice Miller. Le jeune Donald est témoin des humiliations subies par son frère aîné et veut être un « killer » que le père admire tant.

Il y a des origines allemandes du côté paternel, mais qui sont tues. Le grand-père a quitté sa terre natale à l’âge de 16 ans, pour faire fortune en Amérique.

De l’autre côté, la mère de Trump était une immigrante extrêmement pauvre, originaire de l’île de Lewis, au large de l’Écosse. Les parents de cette jeune femme étaient des paysans sans terre, au début du XXe siècle ! Elle ne pouvait qu’envier la place du baron de l’opium qui possédait toute l’île – comme au Moyen Âge.

Chez Donald Trump, nous avons un exemple caricatural de cette fidélité de l’enfant aux attentes parentale, car il va offrir à sa mère des châteaux sur l’île de Manhattan, sous la forme de ses fameuses Trump Towers !

Je ne dirai rien sur sa présidence ! Si cela vous intéresse, vous trouverez plusieurs études sur la question en consultant notre site Regard conscient.

On ne va pas pouvoir tout traiter effectivement.

J. G. B. : On pourrait passer le reste de la soirée à en parler, il y a un mécanisme que vous expliquez très bien, c’est le mécanisme de dissociation qui se produit chez ces personnes-là, qui permet de comprendre comment le cerveau fonctionne lorsqu’on est submergé par un évènement traumatisant. Est-ce que vous pourriez nous en parler.

M. A. C. : Oui bien sûr, et je dirais que ça nous concerne tous, que cela concerne aussi les parents qui nous regardent. Ce mécanisme, on peut le voir fonctionner en soi.

J’ai souhaité le montrer  à l’échelle d’un pays, voire du monde, car effectivement, en se coupant de sa souffrance, l’enfant, car c’est souvent de là que ça part, va se couper également de sa sensibilité.

Et donc dans des situations où on a besoin de sa sensibilité pour agir correctement, pour être juste dans nos projets, dans nos propositions, et notamment à des endroits de responsabilité, en tant que parent, en tant que président, et bien cette sensibilité nous fait défaut. Et donc on va peut-être, à ce moment-là, être plutôt dans la reproduction.

Ce mécanisme de dissociation est important pour comprendre comment notre cerveau fonctionne quand nous sommes submergés par un évènement traumatisant.

Alors pour dire quelques mots de la dissociation, c’est un mécanisme qui est aujourd’hui bien étudié par les neurosciences, un mécanisme de survie. Face à de trop fortes charges émotionnelles liées au traumatisme, liées à la violence éducative, liées à des privations, eh bien l’enfant n’a pas les moyens discursifs d’analyser les situations. Il ne va pas se dire : « Voilà, là je souffre, c’est la galère, mais ça va se terminer ! » Non l’enfant est dans un présent et s’il vit une situation difficile, il ne peut pas imaginer qu’il s’en sorte. Et l’enfance peut être interminable, infinie !

Donc à ce moment-là, on a des mécanismes qui sont prévus pour ça par la nature, et qui nous font geler toutes ces émotions dans l’amygdale cérébrale. Par ce mécanisme, on va « mettre le couvercle » pour prendre une métaphore simple, et ce couvercle est là pour nous protéger. Et en même temps, et c’est cela qui est important, jamais ce couvercle ne va être totalement étanche, ce serait vraiment dommage, car en fait, encore une fois, il y a une coupure de notre sensibilité, une anesthésie émotionnelle.

C’est une fonction de survie, car un excès d’adrénaline ou de cortisol pourrait mettre en danger l’organisme, provoquer un arrêt cardiaque par exemple. Mais la charge émotionnelle ne s’efface pas pour autant : elle ressurgit périodiquement à la faveur d’un déclencheur, d’un stress intense par exemple.

Donc, on va avoir un processus, sur lequel on pourra évidemment revenir, qui nous pousse par des remises en scène, par des situations de vie, à nous interroger sur cette dissociation. Et petit à petit, à nous pousser à faire le travail que nous aurions pu faire si nous avions été en pleine possession de nos moyens, à savoir mettre des mots, ressentir des émotions, c’est-à-dire utiliser notre cortex associatif, si vous voulez, pour pouvoir intégrer pleinement cet évènement de notre biographie qui était très douloureux.

J. G. B. : Alors en lien avec Bush, comment cela s’est-il manifesté ?

M. A. C. : Plus largement, l’enfant hérite donc d’une problématique qui est celle de sa famille, du couple de ses parents, mais aussi de ses grands-parents et arrières grands-parents. On peut très justement parler d’une dynamique qui va s’inscrire durablement dans le collectif.

J’aimerais quand même dire quelques mots de l’enfance de Bush, car la question s’est sans doute posée à nos auditeurs : est-ce qu’il a été violenté, est-ce qu’on le sait ? Et alors oui, on le sait. Il a subi des violences en particulier de sa mère, et comme sa mère elle-même a écrit une autobiographie, qu’une autre personne a écrit une biographie sur la mère de Bush, eh bien on sait que la mère en question a été l’objet de violences, que sa propre mère la frappait avec un cintre, et elle en parle de façon tout à fait explicite.

Elle a donc remis en scène cette violence avec son fils, avec ses garçons qui la considéraient comme « l’exécutrice », c’est-à-dire qu’elle avait un tempérament extrêmement explosif. Et Bush disait qu’il savait comment « allumer la mèche ». C’était un hyperactif souffrant probablement de dyslexie. Mais d’après plusieurs témoignages, sa mère ne songeait qu’à réprimer ce qu’elle considérait être des effronteries. S’il la provoquait, elle lui réglait son compte. S’il était obscène, elle lui savonnait la bouche. Il a lui-même parlé des violences éducatives qu’il a subies, tout en les minimisant.

Nous parlions de l’estime de soi tout à l’heure. Enfant, le futur président n’a pas pu jouir de ce sentiment si important. Nous verrons que ça ne sera pas sans conséquence.

On parlait aussi de paddling. Et là je suis tombé sur un truc étonnant ! Mais d’abord une petite parenthèse. Dans ce travail psychohistorique et de liens, eh bien j’ai souvent l’impression d’être devant une mine d’or : plus je creuse, plus le filon est là, et les choses se complètent, les éléments viennent, c’est une découverte à chaque instant.

Et donc j’ai découvert qu’un homme, le proviseur de Georges Bush dans son école élémentaire, s’était vanté de l’avoir frappé. C’était dans les années cinquante, Elvis Presley était en tournée dans la ville où Bush habitait à l’époque, et un jour en classe, il devait avoir dix ans, à un cours de musique, il se grime le visage pour imiter Elvis en se dessinant des favoris sur le visage.

Ses camarades rigolent, mais la prof de musique l’emmène chez le proviseur où il reçoit une bastonnade. Cet homme, un certain John Bizilo, s’en est vanté dans une interview réalisée pendant la campagne présidentielle de 2000 et  cela montre combien ce châtiment est banalisé aux États-Unis ! « Quand je l’ai frappé, qu’est-ce qu’il a pleuré ! Il a hurlé comme s’il avait été blessé par un coup de feu. Mais il a compris la leçon. »

La leçon retenue par l’enfant fut sans doute que la raison du plus fort est toujours la meilleure, comme disait La Fontaine, que la violence ritualisée est l’un des privilèges du pouvoir. Et donc qu’en position de force, il pouvait faire la même chose…

En tant que gouverneur, il a confirmé un nombre incroyable de condamnations à mort, et quand il deviendra président, c’est lui qui a conduit cette fameuse guerre contre la terreur, en tant que chef des armées...

J. G. B. : Oui justement, on va aller sur cette guerre de la terreur qu’il a menée, mais il me semble qu’il y a aussi un épisode traumatique dans son enfance, c’est la mort d’une de ses sœurs. Ça a l’air d’avoir, dans son histoire, une importance fondamentale, à la violence s’ajoute un évènement traumatisant particulier.

M. A. C. : Qui montre d’ailleurs l’aveuglement de ses parents à l’époque, sans vouloir leur faire de reproches, c’était comme ça à l’époque. Les circonstances sont les suivantes : Georges Bush est né en 1946, juste après la guerre, ses parents étaient encore presque « dans la guerre », et ils ont eu une petite fille trois ans après.

Dans son autobiographie, George Bush mentionne la leucémie et la mort de cette petite sœur, Robin, comme le plus vif souvenir de son enfance. Georgie avait alors sept ans. Lorsque la maladie fut diagnostiquée, les Bush firent de nombreux voyages vers New York avec leur fillette pour des thérapies alors expérimentales. Mais Georgie n’était  pas informé de la maladie de sa sœur, ni de la raison de ses absences. Il avait l’interdiction de jouer avec elle.

Lorsqu’elle meurt, les Bush lèguent son corps à la science et n’organisent pas de funérailles. Georgie n’apprendra la nouvelle qu’au retour de ses parents, sans pouvoir éprouver son chagrin ni faire le deuil de cette précieuse relation. 

Il se souvient d’un moment particulièrement dramatique, c’est de voir l’Oldsmobile familiale arriver, devant le parvis de l’école élémentaire où il était. Il se précipite en pensant voir sa sœur sur le siège arrière : elle n’y est pas, elle est décédée et les parents pleurent.

C’est la première fois qu’il voit ses parents pleurer, et qu’est-ce qu’ont fait les parents ? Eh bien, en bons presbytériens, ils ont « avancé », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas fait de funérailles pour leur fillette, ils ont interdit à Georgie de pleurer, et bien entendu le deuil a frappé toute la famille. Et là je trouve aussi qu’il y a des choses importantes pour l’accueil des émotions de l’enfant.

Georges Bush n’a pas été accueilli dans ses émotions, pour des raisons qu’on peut comprendre encore une fois, liées au contexte de l’époque. Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il s’est mis à faire le clown ! Il s’est dissocié des sentiments qu’il lui était interdit d’exprimer et s’est forgé une carapace.

Un camarade de classe rapporte qu’il faisait des cauchemars, que son sommeil était perturbé. Il est devenu hyperactif, il avait aussi vraisemblablement des symptômes de dyslexie et un peu plus tard, faisant le clown, il s’est fait remarquer pour sa drôlerie. C’était quelqu’un de très sociable et c’était pour avoir fait le clown qu’il a été bastonné. En fait, plutôt que d’accueillir cet enfant, ses parents ont continué de le réprimer.

Il s’est enfermé dans le rôle d’un clown, et qu’est que fait le clown ? Il divertit son entourage et c’est aussi intéressant, si on fait un plan plus large sur ce qui s’est passé après le 11-Septembre. Son rôle comme chef de l’État, sur un plan psychologique, ça a aussi été de divertir les Américains de leurs souffrances liées à cet attentat, et il les a divertis en les emmenant dans une aventure guerrière qui s’est finalement retournée contre eux.

J. G. B. : Quel regard portez-vous sur la « guerre contre le coronavirus » du point de vue de la psychohistoire ? Quels liens voyez-vous entre les postures politiques face à la situation sanitaire, et les tendances éducatives ?

M. A. C. : Alors une première chose, il est difficile de parler d’une situation de crise quand cette crise est encore en marche, car nous sommes tous pris par des remontées émotionnelles, par des peurs, sans doute aussi sécurisés par les mesures qui sont prises. Mais si je peux dire quelques mots, et je ferai aussi le lien avec mon vécu. Ça me permettra de parler un petit peu de moi !

En tant que psychohistorien, je m’intéresse aux dynamiques collectives. Dès que le coronavirus a été déclaré, les psychohistoriens américains ont mis en place un forum pour en discuter, et une chose qui nous intéresse, c’est de voir que nous, citoyens du monde d’aujourd’hui, partageons tous une même peur, celle de la contagion, celle de la maladie, celle de la mort peut-être. Et ça, c’est intéressant sur un plan psychohistorique.

D’ailleurs nos gouvernements y répondent, ils répondent à nos peurs de manière plus ou moins similaire, par un confinement, par un isolement des personnes, par une paralysie de nos économies.

Là, il ne s’agit pas de juger, de savoir ce qui est juste et ce qui n’est pas juste, mais de voir que nous nous trouvons dans une situation tout à fait inédite que chacun vit aujourd’hui, qui est de l’ordre de l’isolement et du confinement.

Je pense, je n’ai pas étudié la question, mais il me semble que cette peur a ravi la vedette à toutes les autres, même celle du terrorisme a été occultée depuis.

Alors une autre chose m’intéresse, on n’a pas eu l’occasion d’en parler, mais c’est une chose qui intéresse les psychohistoriens, c’est la façon dont les dynamiques de groupe se mettent en place, et donc là on a une dynamique de groupe.

On sait que nous sommes largement coresponsables de la diffusion et de l’émergence de ce nouveau virus, nos sociétés, nos modes de vie. Par exemple, on sait que la déforestation précipite aussi l’émergence de virus, les animaux se croisent entre eux, les pollutions, les particules fines, favorisent leur dissémination. On sait également que nous sommes plus ou moins immunisés en fonction de nos alimentations, de nos façons de vivre, et puis la mondialisation, dont nous sommes largement partie prenante, eh bien, tout cela participe.

C’est la raison pour laquelle les pays les plus touchés sont les premiers acteurs du commerce international, Chine, Europe et États-Unis.

Même ce que nous vivons comme urgence sanitaire dans les hôpitaux, on sait que c’est aussi le résultat de certaines politiques visant à un certain démantèlement de ces structures.

Donc, quelque part, nous sommes co-acteurs de cette crise, qu’on le veuille ou non, ça ne veut pas dire directement responsable, mais en termes de conscience, je dirais qu’il s’agit d’une remise en scène collective dont nous allons certainement tirer de grands enseignements pour nous-même.

On ne peut que présager de ce qui va en émerger, mais j’aimerais partager deux ou trois choses avec vous parce que, encore une fois, le psychohistorien va chercher dans son histoire, dans son vécu. Et là, comme vous l’avez compris, mon vécu de ces dernières semaines ça a été la perte de Sylvie, juste avant le confinement, et j’ai été confronté, très simplement et vraisemblablement comme beaucoup d’autres personnes, à une frustration de tout contact physique, alors que j’aurai souhaité faire un deuil en étant entouré.

Donc j’en ai « profité » pour ressentir ce qui remontait en moi, et il y avait, bien sûr, la perte de l’être cher, il y avait aussi le vécu de la relation ou plutôt l’absence de relation à ma mère. J’ai senti vraiment hurler en moi le manque de cette présence maternelle, indispensable, mais encore aujourd’hui méprisée, et je me suis dit qu’il y avait bien des contemporains qui devaient être dans cette solitude, dans ce revécu, sans pour autant mettre des mots dessus.

Alors, pour en revenir au « sens » de cette remise en scène collective, je crois que cela nous ramène à l’importance de la relation et de l’attachement. Nous sommes confrontés à des remontées émotionnelles où l’attachement n’a pas eu lieu, car dans ma génération – encore aujourd’hui, bien entendu –, on séparait très majoritairement les bébés de leurs jeunes mères, les enfants de leur maman, etc… Chacun doit avoir son autonomie, et on commence seulement maintenant à voir l’importance de cet attachement sécurisant. Et c’est une occasion assez incroyable, on sait que de nombreux parents se réunissent sur Facebook, ne sachant pas que faire de leurs remontées émotionnelles. Des personnes, bienveillantes, par exemple l’équipe de Catherine Dumonteil-Kremer, font en sorte que ces personnes puissent trouver des façons de se confronter à ce vécu.

On a des moyens pour accueillir ces remontées émotionnelles, et je pense qu’on a aussi des moyens pour ne plus passer la « patate brûlante », de ne plus séparer les enfants de leurs mamans, comme on a pu le faire par le passé. Quelque part, cette crise a au moins un avantage, c’est de pointer dans cette direction.

J. G. B. : On y reviendra peut-être, si on a encore un peu de temps, mais dans votre livre il y a tout un passage dans lequel vous expliquez les mécanismes historiques par lesquels la psychologie a appris à dresser les gens à ne plus s’occuper de leurs enfants. Vous montrez avec brio, en reprenant des exemples, que tel ou tel psychologue invite, et montre, comment il faut couper les parents des enfants.

Revenons sur Bush, parce qu’il y a une analogie intéressante, Bush après le 11-Septembre, met en place une réponse qui est une réponse à la peur, au trauma que vivent les Américains. Là vous avez toute une analyse, et vous allez peut-être essayer de nous la résumer, qui peut éclairer ce qu’on est en train de vivre. Le 11-Septembre, c’est comme une répétition, avec des variantes.

M. A. C. : C’est vrai, ça date déjà de vingt ans et je me suis rendu compte, face à mes élèves, que petit à petit, cet impact perdait de son importance et que nos jeunes ne savent pas forcément l’ambiance dans laquelle on a vécu.

Effectivement le 11-Septembre a été traumatisant pour les Américains, on a mesuré l’incidence de ces traumatismes. On sait par exemple qu’à l’époque, les images des tours qui tombaient passaient en boucle sur les écrans. On sait que plus les gens regardèrent ces tours tomber, encore et encore, plus ils eurent des symptômes de ce qu’on appelle le stress post-traumatique (SSTP). Un certain nombre de personnes autour des lieux des attentats ont été traumatisées, on peut le comprendre, mais aussi toute la population américaine à travers les médias. Et ce traumatisme, il fallait le gérer.

Quand notre mémoire traumatique se rappelle à nous, elle peut être extrêmement dérangeante. On peut avoir la peur de mourir, car cela nous ramène à des moments où nous étions dans l’impuissance totale et livrés à des parents maltraitants. Lorsqu’un évènement comme celui-ci ravive ces peurs, eh bien il y a une demande collective pour faire quelque chose d’extrêmement fort, pour rassurer.

Ça a été le rôle de George W Bush, et je pense qu’il l’a joué. En tout cas, cette demande-là il l’a remplie, car dès lors que les attentats eurent lieu, et qu’il a dit qu’il s’agissait d’une guerre contre la terreur, sa côte de popularité a dépassé les 90%. Tous les Américains étaient d’accord pour une réponse guerrière, qui bien entendu n’était pas sans arrière-pensée, ni sans malice, de la part de Bush.

En désignant un coupable, le réseau islamiste Al-Qaida et son chef Oussama Ben Laden, il détournait de sa personne la colère que ses concitoyens devaient ressentir face à l’impuissance de son gouvernement à prévenir ces attaques, et donc il s’est proposé en sauveur, et il a permis à ses concitoyens de gérer cette situation et soutenir la réponse belliqueuse conçue par leur gouvernement comme une expédition punitive.

Il a orienté sa propre agressivité vers une cible émissaire sur laquelle il pourrait reproduire les violences de son éducation. Vous vous rappelez peut-être de cette scène où, sur les décombres des Tours Jumelles trois jours après les attentats, le président Bush lançait par mégaphone : « Je vous entends, le reste du monde vous entend. Et ceux qui ont détruit ces tours vont bientôt entendre parler de nous ! »

Un sondage du 13 septembre indiqua que 93% des Américains soutenaient une intervention militaire. La cote du président passa de 51% d’opinions favorables la semaine précédant les attaques, à 90% quinze jours plus tard, soit le taux d’approbation le plus élevé de ses deux mandats. Dans cette posture, ils reconnaissaient une figure parentale familière, celle d’un Père autoritaire qui punit avec une extrême rigueur. On retrouve donc la dynamique émotionnelle existant entre un groupe donné et ses représentants, à un moment particulièrement dramatique de leur histoire.

Alors si on se place maintenant dans d’autres situations où l’on a aussi des traumatismes qui ressurgissent, pensons effectivement à la crise sanitaire actuelle, eh bien, on peut comprendre que nos contemporains soient d’accord avec les mesures qui sont prises, des mesures qui restreignent nos libertés. On l’accepte parce que cela nous rassure, même si c’est contraignant.

Et encore une fois, je ne juge pas, je pense que c’est aussi la raison pour laquelle les réponses – gestes barrière et politiques de confinement plus ou moins strictes selon les pays – sont acceptées, car, quelle que soit la réalité de la crise sanitaire, nous avons besoin d’être rassurés.

J. G. B. : Actuellement l’État français traite son peuple comme les adultes traitent les enfants, à coups de réprimandes, menaces et répressions… et surtout sur les personnes des dits « quartiers ».

M. A. C. : Oui, les phénomènes collectifs ne font jamais l’unanimité.

C’est une question intéressante, comment revenir sur des choses qui se sont passées sur un plan collectif ? J’aimerais prendre encore une fois l’exemple de Georges Bush, et pourquoi pas de Donald Trump.

Ce sont deux présidents qui n’ont pas été élus par une majorité du peuple. En 2000 et en 2016, le vote populaire allait au candidat démocrate, mais pour des raisons qui tiennent à l’organisation de ses grands électeurs, la majorité a basculé en faveur du clan républicain dans les deux cas.

Et donc on s’aperçoit que parfois, quand un État ou un groupe donné est coupé en deux, très en opposition sur des valeurs, on a une sorte de retour en arrière, comme si nous n’avions pas réglé, eh bien ces violences éducatives, ce rapport extrêmement dur à l’enfant. On va faire un retour en arrière, peut-être pour mieux repartir, pour mieux voir quelles sont les conséquences de ce rapport extrêmement autoritaire à l’enfant. Je pense que ça fait aussi partie de la réponse à la question. Il est vrai que même si une partie de la population française se pose des questions, la peur gagne quand même l’ensemble et les leaders sont à l’écoute de nos peurs.

Je trouve très intéressant d’avoir étudié les dessous de la présidence Bush du point de vue des décideurs. On n’a pas ces moyens en France, actuellement en tout cas, mais beaucoup de choses ont été déclassifiées aux États-Unis, des insiders ont publié des livres et je pense en particulier à The Terror Presidency de Jack Goldsmith (non traduit en français), qui parle des décideurs comme étant des gens sous terreur. Et de la difficulté pour eux de trouver l’endroit juste entre la peur d’être poursuivis pour certaines violations des droits humains et celle d’être jugé pour ne pas en avoir fait assez.

J. G. B. : Vous donnez des exemples très précis, Bush a toute son équipe de faucons, Cheney, Wolfowitz, etc… qui l’alimente en permanence de notes pour lui indiquer tous les dangers qui vont attaquer les Etats Unis. Tous les jours il reçoit des notes et des notes qui le mettent dans cet état de terreur lui aussi.

M. A. C. : Et je trouve que c’est très intéressant d’un point de vue psychologique, car ça le réactive constamment dans sa terreur, et il va avoir des réponses liées à ce que j’appelle le mécanisme d’adaptation de l’enfant, le sien en particulier, qui consiste essentiellement à refouler et transformer sa tristesse, de la perte de sa petite sœur notamment, en une rage. Il va devenir un enfant enragé et bien entendu que l’enragé va se tourner vers des réponses belliqueuses. Lors des attentats du 11-Septembre, il sera incapable de prendre la mesure de la tragédie et d’exprimer publiquement sa douleur. Il passera directement à la rage.

Petite chose puisqu’on parlait de Trump. Je trouve intéressant que cet homme communique à trois heures du matin. C’est-à-dire qu’il envoie ses tweets, qui aujourd’hui font la pluie et le beau temps. Bon, ces derniers temps on parle beaucoup moins de lui, mais qu’est-ce qu’on peut avoir comme vécu intérieur au milieu de la nuit ?

Mon sentiment, je ne sais pas si je pourrai un jour le confirmer, c’est que c’est le moment où il est le plus en contact avec sa mémoire traumatique au travers du sommeil, du rêve. Il dort certainement un peu et prend ensuite des décisions au moment où il est le plus en contact avec sa mémoire traumatique. Et ces décisions, il les communique au monde à travers ces tweets.

Et je trouve que c’est quelque chose d’assez dingue, ça peut faire peur, mais en termes de conscience, ça nous parle aussi. « Tout sera révélé ! » – on trouve ça dans les Évangiles. Tout va nous être montré, tout nous est déjà montré par nos enfants, qui sont là devant nous et nous disent : « Papa, ça ne va pas ! »,  « Maman, je fais le clown parce que tu ne m’a pas écouté ! » – pour reprendre l’exemple de tout à l’heure.

Et donc, on ne va peut-être pas avoir le temps aujourd’hui, mais j’aurais aimé rentrer dans les mécanismes qui font que l’enfant va prendre sur lui la problématique des parents, d’abord la manifester, et puis finalement l’intégrer, s’identifier à cette problématique. Et au final la mettre en scène dans sa vie d’adulte et la faire passer à ses enfants. Donc tout ce mécanisme qu’on a bien étudié et dont on trouve des exemples sur le site Regard Conscient. Je pense que c’est important.

J. G. B. : On a l’impression que les républicains en prennent pour leur grade, mais Obama est passé à la moulinette de votre analyse aussi !

M. A. C. : Effectivement je ne me suis pas contenté d’analyser des républicains. L’histoire d’Obama est touchante, on est beaucoup plus proche de ce président-là que de son prédécesseur ou de son successeur.

Il est le premier président noir – eh bien en fait non ! C’est un président métis comme chacun le sait, et il a une histoire qui l’a prédisposé à la fois à être président, à convaincre, charmer les Américains, et puis ensuite à faire, à poser des actes qu’on va au final lui reprocher.

Alors, j’essaie de schématiser rapidement. L’enfance de Barack Obama a été marquée par un mensonge et son adolescence par l’abandon maternel. Il est né au début des années soixante d’une mère blanche, hawaïenne, mais blanche, et d’un père africain. Ce père était un étudiant en provenance du Kenya, c’était un séducteur, qui a eu une relation avec sa future mère, qui était mineure, elle est tombée enceinte et ils se sont mariés.

Sauf que, ce qui n’a pas été dit par le père en question, qui s’appelait aussi Barack Obama, c’est qu’il était déjà marié et avait deux enfants au Kenya. Il était héritier d’une culture animiste polygame de l’ethnie des Luo, mais ce secret ne fut jamais révélé au futur président.

Et donc quand la jeune mère a appris ce fait, elle s’est sentie trahie, elle a mis 4000 km de distance avec le père de son enfant. Elle est partie avec son bébé et l’a élevé en tant que mère célibataire, tant bien que mal, parce qu’elle était un peu ambivalente par rapport à cet enfant qui était manifestement celui du mari qui l’avait trahie.

Ce qu’on peut dire, et vous découvrirez des compléments soit dans le livre, soit sur le site Regard Conscient, c’est qu’il avait une colère contre son père, et en même temps un sentiment d’abandon à l’égard de sa mère qui a fini par le placer chez sa propre mère, une banquière et femme d’affaires très conservatrice qui fut vice-présidente de la Bank of Hawaï. Elle a « assuré », comme on dit, lui a payé des études. Ce fut une référence stable.

Sa mère lui racontait des histoires à n’en plus finir sur la grandeur de cette culture africaine que représentait son père. Elle a donc cultivé des mythes et Obama a été nourri de ces histoires. Lorsqu’il a voulu accéder à la présidence, on a vu en lui cette capacité assez incroyable à se fondre avec ses auditoires, c’était un Noir pour les Noirs, c’était un Blanc pour les Blancs, un musulman pour les musulmans, etc… Car il avait eu aussi une expérience dans le monde musulman, puisque son beau-père était musulman et qu’il a vécu en Indonésie.

Alors comment cette biographie a-t-elle marqué sa carrière politique ?

La campagne d’Obama pour la présidence ressemble au mythe que sa mère construisit autour du père absent – pensons au fameux « Yes, we can ! ». Mais devenu président, il ne pourra pas s’empêcher de trahir ceux qui ont cru en lui – de rejouer sur eux les abandons subis.

Par contre, en lui-même, il y avait ce besoin d’un père, il y avait cette colère envers le père, et on sait qu’à la tête des États Unis, Obama a poursuivi la politique d’assassinats ciblés de Bush au Moyen-Orient, consistant à faire tuer des extrémistes avec des drones, avec des commandos. Et ça a été le cas en 2011 avec Oussama Ben Laden qui aurait pu être capturé et jugé. On aurait appris plein de choses, mais on l’a éliminé sans jugement et on a balancé son corps dans l’océan.

J. G. B. : Et on a assisté à l’exécution de Oussama Ben Laden en direct, là on peut imaginer, que c’est un musulman, le père qu’il n’a pas connu, qu’il tue une 2ème fois, il y a quelque chose qui se rejoue ?

M. A. C. : C’est ce que je suggère et c’est ce que nous avons en nous. Lorsque nous sommes portés par un pouvoir, des gens qui nous disent « Vas-y, vas-y ! », on est aussi porté par une problématique qui n’est pas résolue. Et en ce qui concerne Obama, beaucoup lui ont reproché d’avoir abandonné les pauvres. Il y avait 50% de plus de pauvres aux États-Unis à la fin de sa présidence.

Pourquoi a-t-il abandonné les pauvres, eh bien je pense – ce n’est pas une chose que l’on peut prouver, mais c’est une invitation à prendre conscience –, je pense c’est un homme qui s’est lui-même senti abandonné, trahi. Sa mère était toujours en galère au niveau financier. Et donc par réaction à l’égard de cette mère, et par rapport à ses propres abandons, il n’a pas pu assurer aux pauvres une sécurité, si ce n’est dans le cadre de son assurance maladie, mais en toute fin de mandat.

Il s’est même d’ailleurs retourné contre les pauvres. On se souvient du mouvement Occupy Wall Street où des gens ont planté leurs tentes et ont été dispersés par les chevaux du FBI[2].

Et donc l’administration Obama a réprimé ces mouvements. Et qui a été soutenu par l’administration Obama ? Eh bien, ce sont les établissements financiers de Wall Street, le White Establishment ! Si on pense à la personne dans son histoire qui a été la figure de référence, ça a été sa grand-mère, une personne terre à terre et la vice-présidente de la Bank of Hawaï. Donc, elle était dans la finance, et c’est elle qui a assuré la sécurité financière et certainement affective de Barack Obama.

Donc voilà quelques éléments pour montrer, encore une fois, qu’on a des empreintes, un passé, une charge qui pèsent sur les épaules de Barack Obama, en l’occurrence, et qu’il va les remettre en scène au niveau collectif. Ce sont à chaque fois des remises en scène.

J. G. B. : Pourrait-on maintenant aborder ces processus de réparation?

M. A. C. : Alors la première chose à dire peut-être, c’est que mieux vaut ne pas transmettre ses traumatismes à ses enfants, mieux vaut s’en occuper ! Il est vrai qu’on passe souvent une partie de sa vie à les nier, à nier leurs conséquences, et l’autre partie à essayer de s’en dégager. On peut bien sûr le faire dans une certaine mesure, mais certains traumatismes sont difficiles à déraciner. D’où la question : comment ne pas passer la « patate chaude » à nos enfants ? Cela concerne tous les parents.

Alors peut-être insister, puisque vous en avez parlé, sur l’existence d’un processus de réparation, d’un processus de réalisation. Parce que nos enfants sont là, et quelque part ils nous font le cadeau de nous donner un retour sur nous-mêmes. Quand nous ne sommes pas adéquats, ils nous le disent souvent de diverses manières. Ensuite, se rappeler que nous sommes tous porteurs d’une histoire, de son lot de blessures non travaillées, et que nous avons dû, dans nos familles respectives, c’est souvent le cas, mettre la poussière sous le tapis, et qu’il s’agit en fait de dissonances.

Nous sommes des personnes qui vivons avec ces mécanismes de dissociation et qui ne sont pas dans la fluidité de l’écoute, car les pleurs d’un enfant peuvent nous déstabiliser, nous ramener aux pleurs que nous n’avons pas pu exprimer nous-mêmes, donc par exemple si on dit à l’enfant : « Maintenant arrête de pleurer ! » Eh bien qu’est-ce que l’adulte peut faire ? L’adulte qui souhaite justement se libérer.

Il peut se demander : « Quel message est-ce que j’ai reçu ? » Revenir sur lui-même et réaliser qu’il est en train de dire à son fils ou à sa fille exactement ce que ses parents lui ont dit : « Arrête de pleurer, maintenant ça suffit ! »

Et alors à ce moment-là il y a un processus de retour sur soi qui va prendre du temps, qui peut nécessiter aussi de dire : « Pouce, je pète un câble !  Je vais m’isoler et surtout m’écouter. Qu’est-ce que j’écoute ? Eh bien ce sont mes remontées émotionnelles ! Pour moi c’est très important, c’est une expression-clé. Une remontée émotionnelle, c’est ce que je vis lorsque je sens que je suis possédé par quelque chose qui me remonte. Ce quelque chose est déclenché par le présent, mais le présent ne justifie pas son intensité.

On peut petit à petit affiner sa sensibilité et par exemple, à un moment donné, dire à son enfant : « Attends un instant, je m’extrais ! » À son compagnon ou à sa compagne : « Je suis dans une remontée ! ». Quand je dis ça, je te dis à toi qui es en face de moi, que je ne vais pas passer à l’acte sur toi. Je te dis que je ne vais pas me mettre en colère contre toi et te rendre responsable de mon émotion. Je suis en train de te dire que je suis conscient d’avoir un travail à faire.

Alors, ça peut être un début. Avec les mois et les années, on va se rendre compte que des personnes autour sont d’accord de faire ce travail. « Qu’est-ce que tu vis ? » Et la personne peut dépasser cette peur d’être prise en faute : « Eh bien, je sens une tristesse, ça me rappelle ceci ou cela… » Et petit à petit faire un travail de déconstruction, qui va prendre pour base la fameuse remontée émotionnelle. Et de ces remontées je peux dire qu’on en a des quantités tous les jours, mais qu’on a appris à les gérer, à les mettre de côté.

Ça peut devenir une clé pour se comprendre et, au final, faire ce travail de déconstruction, parce que ce qui a déterminé la nécessité d’une dissociation, c’est l’intensité des charges émotionnelles. Donc, si je me demande de quoi cela me parle, eh bien à un moment donné, je peux être en face d’une énorme charge émotionnelle. Que je vais pouvoir libérer dans un coin, par une écoute appropriée.

Petit à petit, on peut s’habituer à accueillir et à être accueilli. Et puis à ce moment-là, avoir pour ça des moments réguliers, prendre sur soi de travailler cette mémoire traumatique.

Et se souvenir également que la verbalisation peut ne pas être suffisante, parce que nous avons toute une série de traumatismes qui se sont engrammés en nous à une époque où nous n’avions pas de mots, c’est aussi une mémoire corporelle[3].

Quand on fait ce travail sur un certain temps, il est utile de pouvoir reconstituer les conditions dans lesquelles on a vécu. Ça rejoint la psychogénéalogie, parce qu’en reconstituant le contexte dans lequel nous avons passé nos premiers mois, en reconstituant le rapport de nos mères à l’allaitement, à la proximité physique par exemple, on peut mieux comprendre certaines réactions du corps et puis se dire « Ah, bien, là, c’est ça que je vis ! ».

Et ça c’est ce que j’appelle le travail de conscience.

J. G. B. : Vous parlez d’un processus de réalisation, est-ce que vous voulez qu’on montre la manière dont vous le décrivez ?

M. A. C. : Quelques mots sur ce tableau dont l’ambition est de résumer ce que l’enfant porte et ce que l’adulte va porter en incluant le rôle du social et de la famille.

Voyez d’abord le personnage central : c’est un enfant dans son élan de vie, confiant et engagé dans son existence.

L’enfant est naturellement capable de sentir ce qui est juste pour lui, d’exprimer ses besoins, de développer sa conscience réflexive avec l’acquisition du langage. Par exemple tout de suite sorti de l’utérus, il va trouver le sein, il se guide par l’odeur, il va se guider jusqu’à apprendre, sans manuel, comment parler.

Dans le nuage orange, vous avez l’héritage familial qui se transmet par les transferts et projections des adultes sur l’enfant. Comment se passe la reproduction de ces non-dits. Une hypothèse est qu’il y a une interface entre le parent et l’enfant, entre la mère et l’enfant en particulier, et cette interface est faite de non-dits. Des non-dits se transmettent, car le parent est réactif à des endroits précis de son histoire, ce que l’enfant perçoit. L’enfant perçoit des tabous, des choses dont on ne parle pas, ça n’est pas fluide. Rappelons que le parent vit constamment des remontées émotionnelles, il est réactivé dans son vécu non résolu. L’enfant apprend à ses dépens qu’il y a des sujets sensibles...

Je me souviens d’avoir vraiment titillé ma mère pour mettre le doigt sur des problèmes qui étaient, je m’en suis rendu compte, d’énormes problèmes. Et je vais juste vous en citer un. Espiègle, je disais à ma mère : « Mais maman, pourquoi est-ce qu’il y a des prises mâles et femelles ? » Je voulais l’entendre parler de sexualité. Et elle me disait : « Eh bien, c’est comme dans la nature ! » J’ai mis cinquante ans à réaliser qu’il y avait un problème d’enfant naturel dans la famille, dont ma mère n’avait pas connaissance, et je pense que ma question portait à cela.

Le parent va donc transférer sur l’enfant toute une série d’affects : des peurs, des attentes, des exigences, une impatience à l’endroit de ses besoins. Notez que je ne parle pas seulement de traumatismes, mais de dissonances relationnelles.

Plaçons-nous maintenant du point de vue de l’enfant : sur la flèche verte. Sa sensibilité enregistre des dissonances, il exprime sa souffrance – mais n’est pas entendu. Il garde en mémoire ces dissonances et il les manifeste dans ses pleurs, dans ses colères, puis dans ses jeux. Il n’est pas identifié à son jeu, il exprime son incompréhension et finit par renoncer à son besoin.

Le jeune adulte, par contre, s’est déjà construit une « image de soi » – par exemple celle d’un grand garçon qui n’a pas besoin de sa mère. On parle alors d’identification. Sa mémoire a conservé tout un catalogue de situations non résolues, plus ou moins traumatisantes, qui interpellent sa conscience : ce sont les dossiers vert fluo.

Ces situations vont nourrir ses fantasmes et ses remises en scènes. Chacune d’elles est porteuse d’une prise de conscience qui ramène aux dissonances dont j’ai parlé. Un besoin essentiel n’a pas été satisfait et les conséquences de cette frustration pour l’enfant n’ont pas été entendues. Par le travail sur soi, l’adulte peut revenir sur les circonstances de son enfance et rendre à ses parents la responsabilité qui leur revient : c’est la flèche bleue. En d’autres termes, il peut résoudre son histoire. 

C’est là qu’interviennent les interdits sociaux et parentaux. La mise en cause des parents implique en effet d’accueillir un vécu refoulé, d’en vivre l’intensité, de lever le voile. Or toute la structure familiale s’y oppose, toute la société s’y oppose. Elle s’est construite autour d’un équilibre névrotique fait de non-dits et de compromissions, justement. Il y a donc souvent une réaction au dévoilement de ce vécu refoulé – autour de nous, mais aussi en nous. C’est ce qu’on appelle des résistances.

Sur le plan familial elles peuvent prendre la forme d’un roman, c’est-à-dire une réécriture de l’histoire familiale qui évite certaines mises en cause. Sur le plan collectif, il peut s’agir de ce qu’Alice Miller appelait une « théorie bouclier » qui innocente les abuseurs. Toute une série de constructions sociales qui vont participer à refouler cette vérité à peine dévoilée. C’est ce que j’ai fait figurer en rouge.

J. G. B. : Alors je pense qu’il y a un crochet, ou une digression à faire, c’est que dans vos ouvrages, dans le site  Regard Conscient , vous arrivez à faire ce que faisait Alice Miller, à savoir la critique des théories psychologiques quand elles sont basées sont des fondements, sur des refoulements en réalité, de leur auteur, et notamment le comportementalisme ou behaviorisme est passé à la moulinette de votre analyse. Piaget y passe aussi, Skinner y passe, la psychologie positive aussi. On ne va peut-être pas tout voir, mais est-ce que vous pouvez donner un ou deux exemples ?

M. A. C. : Avec plaisir. Je parlerai surtout de Skinner. Skinner est le père du behaviorisme. C’est un homme qui est né au tout début du 20ème siècle, c’est quelqu’un qui voulait devenir écrivain. Donc encore une fois, il a beaucoup écrit sur lui, avant de mettre en place sa théorie et ses fameuses expériences sur les rats et sur les pigeons. En lisant et en écoutant Skinner parler de lui dans ses biographies, ce qu’il a fait de façon très large, j’ai pu me rendre compte de ce qu’avait été sa prime enfance.

Elle est caractérisée par le fait que sa mère a failli mourir quand elle l’a mis au monde. C’était une mère puritaine, extrêmement distante, voire cassante. Skinner en a beaucoup souffert, il l’a dit et a donné d’ailleurs un petit exemple. Il l’a surprise un jour disant à une amie : « Si je voyais mes enfants se masturber, je les écorcherais vifs ! » Et quand on sait que Skinner, leur patronyme, veut dire le pelletier ou l’écorcheur, on voit bien la violence de la répression que la mère leur imposait.

Et donc Skinner s’est littéralement réfugié dans sa bulle. Pour se détendre, pour se distraire, il se fabriquait des petites maisons en carton, dans lesquelles il se réfugiait et lisait. Il s’est réfugié dans sa tête, ce qui est aussi une façon de se distancer de sa souffrance.

On s’aperçoit qu’au fil de ses recherches, il s’est focalisé sur ce que l’on appelle aujourd’hui le conditionnement opérant, c’est-à-dire un conditionnement qui nécessite que le petit animal, en l’occurrence, soit frustré, mal nourri, affamé, etc... Et une fois qu’il est frustré, on va modifier son comportement en associant la prise de nourriture avec un certain nombre de petits gestes. On va pouvoir dresser des pigeons à faire n’importe quoi et on va dire que c’est un conditionnement opérant.

En fait, ce que cache cette expérience, c’est qu’à l’origine du conditionnement, il y a la frustration. Et moi j’ai beaucoup réagi, j’ai beaucoup travaillé en étudiant Skinner, car j’ai réalisé que j’avais été un pigeon, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire que ma mère m’avait frustré de choses essentielles comme l’allaitement à la demande. Elle respectait ce que les médecins disaient à l’époque, notamment l’allaitement toutes les trois heures. Du coup, elle m’a éduqué par des récompenses. Et quand je parle de récompenses, je parle concrètement de bons points, de petites choses qu’on recevait, enfants, quand on faisait une corvée, quand on lui obéissait. Et donc mon éducation a été empreinte de ce conditionnement opérant.

Alors, chose incroyable et difficile à imaginer aujourd’hui, c’est que Skinner a mis en place son édifice du comportementalisme, du behaviorisme, et qu’il a élevé sa seconde fille, Deborah, en l’isolant dans une petite boîte, une sorte de cage, dans laquelle il y avait de l’air climatisé, devant laquelle il y avait une vitre. Bébé, elle était donc séparée de sa mère, et est restée dans cette boîte jusqu’à un âge relativement avancé. On a des photos, qui ont d’ailleurs été publiées dans le dernier numéro hors-série gratuit du magazine PEPS.

Pendant neuf mois, elle est restée dans cette boîte. Cela montre que le conditionnement opérant, et donc le comportementalisme, est fondé sur le mépris des besoins essentiels de l’enfant, ou de l’être. Que c’est la condition par laquelle on peut le manipuler par la récompense. On peut bien entendu faire des liens entre punitions et récompenses.

Des gens disent que la récompense, ce n’est pas comme la punition. Mais en réalité, la récompense est aussi une punition ! Pour qu’un enfant soit sensible à la récompense, encore faut-il qu’il soit frustré, par exemple d’affection, etc... Un enfant comblé n’est pas sensible à la récompense.

Et comme nous avons tous été récompensés par des notes ou des prix, par exemple, cela m’a permis de voir qu’aujourd’hui, toute notre société est mue par cette idée de conditionnement opérant. Combien de fois on vous promet quelque chose, un lot, un avantage pécuniaire – toute notre société se fonde sur la récompense. Le fait d’avoir un statut, oui mais sur quelle base ? Eh bien sur la frustration de besoins essentiels.

Et ces besoins sont extrêmement simples : l’allaitement à la demande, donc le besoin de nourrissage, la proximité physique, l'accueil des émotions, le partage parent-enfant jusqu’à ce que l’enfant souhaite par lui-même partir vers le vaste monde. La frustration de ces besoins essentiels fait fonctionner notre société de consommation.

Et je trouve très intéressant, pour en revenir à ce qui a été dit tout à l’heure par rapport au Coronavirus, qu’une des données qui a permis la propagation de ce virus, c’est la mondialisation. Et qu’est ce qui est à l’origine de la mondialisation, eh bien ce sont nos frustrations, donc on va chercher à compenser en faisant venir des produits de l’autre bout du monde, en allant nous-même à l’autre bout du monde, on vit constamment sur des compensations. Nous sommes donc perméables à ces compensations, à ces promesses de rêve de grandeur, de célébrité. Aujourd’hui, nous sommes face aux limites de ce système de compensation. Je trouve ça extraordinaire.

J. G. B. : Merci pour la digression sur Skinner, elle nous amène à prendre conscience de l’importance d’analyser les systèmes thérapeutiques dans lesquels on est, et vous l’avez brillamment fait dans Regard Conscient et dans votre ouvrage.

Je pense que nous avons couvert de nombreux thèmes. Nous allons nous en arrêter là. Mais j’aimerais terminer par les mots qui concluaient votre document initial et que je trouve particulièrement judicieux dans la crise sanitaire actuelle :

« Le confinement auquel nous sommes contraints nous confronte à de grosses remontées émotionnelles.
Mais nous avons désormais les moyens de les accueillir.
Elles nous ramènent à la nécessité d’offrir à nos enfants l’attachement sécurisant qui nous a souvent fait défaut.
Voici venir le temps d’un regard conscient ! »




Notes :

[1] Arthur Janov, psychologue, chercheur américain, qui avait une thérapie appelée « le cri primal », invite à revenir à l’origine de ses souffrances les plus anciennes, aller dans les tensions corporelles et les souffrances accumulées (précision de J.G. Bellier).

[2] Occupy Wall Street était un mouvement visant à contester l’hégémonie de la finance, qui a émergé en 2012, après la crise des subprimes de 2008- 2009, et on va retrouver dans toutes les grandes capitales financières des gens qui se rassemblent pour dénoncer la finance meurtrière qui fait fi de l’humain.

[3] Note de Jean-Guillaume Bellier : oui, et cela va tout à fait dans le cadre des formations que je propose, la nécessité de se sentir accueilli dans ses propres blessures, et de ne pas avoir peur de les sentir au quotidien, et que c’est au moment où on est face à ses enfants, ou ses amis, face une difficulté que ça remonte, et c’est là qu’on a besoin de suivre le processus que vous décrivez, pour aller sentir ses émotions, ne pas s’identifier à elles, et ne pas rentrer dans la colère, ou la dépression, mais rester conscient de ce qu’il se passe, et les processus corporels peuvent être très forts. Quand j’accompagne des personnes, parfois il y a de grandes secousses, des tremblements qui échappent, inconscients, et le corps vit quelque chose qui lui échappe. Un de mes formateurs appelait ça Alchimie Emotionnelle, il faut bien préciser que c’est une transformation alchimique d’un processus corporel. Je cite mon formateur comme ça, je lui rends : c’est Yann Thibaut, mais d’autres, comme Peter Levine, d’autres thérapeutes, ou Janov, ont bien compris qu’il y avait un mécanisme naturel. Et c’est ça qui est intéressant dans ce que vous décrivez, c’est que c’est ce mécanisme naturel qu’il suffit de laisser faire.