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L’histoire secrète d’Alice Miller

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue PEPS No 31 (hiver 2020)

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Résumé : Infatigable avocate de l’enfance, Alice Miller nous a quittés il y a dix ans, laissant une œuvre qui a marqué la conscience de notre temps. Jusqu’à sa mort, elle a pourtant caché un lourd secret, que son fils Martin a fini par découvrir. Un documentaire retrace aujourd’hui le parcours de cet homme vers la vérité.

 

L’affaire fut portée à la connaissance du public lorsque Martin Miller révéla, dans un livre-témoignage, avoir été anéanti par l’insensibilité de sa mère et les violences que son père exerçait contre lui – des abus que la psychothérapeute et défenseure des enfants dénonçait justement dans ses nombreuses publications[1]. Considérant la renommée mondiale d’Alice Miller, ce dévoilement inattendu avait fait craindre un règlement de comptes et nourri brièvement l’argumentaire de ses détracteurs. Mais Martin partageait également de précieuses sources biographiques et osait un travail de conscience. Ses mises au jour n’ont fait que raffermir notre compréhension des mécanismes de transmission générationnelle des traumatismes, particulièrement en temps de guerre. Voyons plutôt !

 

Une cruelle mise à distance

À l’origine du questionnement de Martin, figure son propre vécu et ressenti d’enfant. Né en 1950, il fut placé pendant quinze jours en nourrice, puis passa six mois chez sa tante Irenka. À la naissance de sa sœur trisomique, quelques années plus tard, il séjourna deux ans dans un foyer sans contact avec sa famille. Tout au long de son enfance, les employés de maison lui servirent de substituts parentaux : « Mes parents restèrent pour moi des étrangers », explique-t-il dans Le vrai « drame de l’enfant doué[2] » (fig. 1).



Fig. 1 : Alice et Andreas Miller autour de 1950, dans l’opulence glacée de la bourgeoisie zurichoise. (Le vrai « Drame de l’enfant doué », PUF, 2014)


C’est la lecture de John Bowlby et de sa théorie de l’attachement qui fera office de pénible révélateur. Martin réalise alors que sa mère répondait à ses besoins de nourrisson par une cruelle mise à distance, comme si le bébé lui dictait sa conduite – ce que la jeune femme détestait. Est-ce la raison pour laquelle Alice Miller ne montra par la suite aucune compassion lorsque son fils subissait les violences quotidiennes d’un père humiliant et imprévisible ? Elle ne protestait pas non plus quand celui-ci le soumettait à des contrôles intimes en l’obligeant à se laver le matin avec lui. « Tu étais toujours dans la chambre à côté et tu étais pourtant si loin de moi », écrira Martin dans une lettre à sa mère[3].


Terreur de la trahison

À la mort de cette dernière, Martin entreprend de reconstituer l’histoire de ses parents pour comprendre le « mur de silence » dont ils s’étaient entourés, et prend contact avec deux cousines d’Alice Miller établies aux États-Unis – non sans un immense sentiment de culpabilité. Ce qu’il découvre défie son entendement : née Alicija Englard au sein d’une famille juive établie en Pologne, Alice n’a échappé à l’Holocauste qu’en fuyant le ghetto de Piotrków, puis en adoptant un patronyme polonais pour cacher sa véritable identité. Son père et ses grands-parents paternels n’y ont pas survécu et elle-même conserverait sa vie durant la terreur d’être trahie et déportée (fig. 2).

Alicija était la première née d’un mariage arrangé par son grand-père Abraham Dov Englard, un rabbin hassidique auquel son futur père n’osa pas désobéir lorsqu’il lui imposa une épouse froide et impassible. Un foyer qui ressemblait étrangement à celui que son fils Martin connaîtrait bien des années plus tard, dans l’opulence glacée de la bourgeoisie zurichoise. « La maison des Miller était en permanence le siège de disputes ou d’une tension pesante », écrira-t-il en ajoutant que sa mère projetait sur son père Andrzej Miller – un catholique polonais qui se révélera antisémite – la sensation de harcèlement qui l’avait dominée pendant la guerre, notamment à Varsovie où un maître-chanteur la menaça de dévoiler ses origines juives à l’occupant nazi[4].


Inversion de la relation du parent à l’enfant

Alice Miller reprochera à Martin devenu adulte de ressembler à ce père qu’il détestait, l’identifiant lui aussi à un persécuteur sans parvenir à se libérer de cette projection. Une évidence s’impose alors : l’incapacité d’Alice à être pour lui une mère aimante découlait de traumatismes solidement verrouillés dans ces années de persécution. « Plus ma mère s’efforçait d’échapper aux fantômes torturants de la guerre, constate-t-il, plus le passé se manifestait en tant que présent vécu[5]. »

Ayant fait les frais des rejouements maternels, Martin en vient à dénoncer l’inversion de la relation du parent à l’enfant, malheureusement fréquente chez les personnes qui ont souffert de graves blessures psychiques. Pour supporter les intrusions de ses souffrances au quotidien, le parent abuse du soutien émotionnel de son enfant et lui donne l’illusion d’une proximité réconfortante. Mais ce mode relationnel est un piège, un labyrinthe psychique dont le plus jeune n’a pas les clés – et qui devient parfois un champ de mines. C’est au travers de cette douloureuse prise d’otage que se transmet la charge traumatisante.


Une émouvante quête de vérité

Nominé pour le Prix de Soleure 2020, le film du réalisateur bâlois Daniel Howald – Whos Afraid of Alice Miller » – retrace le voyage de son fils sur les traces de leur histoire familiale. Il débute avec la rencontre, aux États-Unis, des deux protagonistes : Martin Miller, devenu à son tour psychothérapeute, et Irenka Taurek, une cousine chez les parents de laquelle la jeune Alicija aimait se réfugier pour fuir les agressions de sa propre mère. Dans l’une des premières scènes, Martin confie à Irenka le fort ressentiment qu’il éprouve envers l’infatigable avocate de l’enfance pour avoir condamné publiquement des violences qu’il a lui-même subies. « Dans cette interview, s’écrie-t-il furieux, ma mère décrit exactement ce qu’elle m’a fait, et commande de ne pas le faire ! Ma tragédie, c’est ça ! »

À Berlin, Martin s’entretient avec Oliver Schubbe, qui fut le thérapeute d’Alice Miller et lui confirme l’intensité des sentiments négatifs que la mère projetait sur son fils. « Ces sentiments étaient en lien avec sa propre expérience de la persécution, explique-t-il, mais n’avaient rien à voir avec vous, je peux vous le dire ! » L’on reste cependant sans voix devant la virulence de certaines des lettres qu’elle envoya à son fils, alors adulte. Le périple de Martin et Irenka se poursuit vers Varsovie, Lódz – où le duo consulte les archives de l’université fréquentée par les futurs parents de Martin – puis Piotrków. L’une des scènes les plus émouvantes montre Irenka retrouvant la forêt où elle fut séparée d’Alicija, tandis que leurs familles fuyaient l’avancée des nazis. Elle serait déportée vers la Sibérie, puis l’Ouzbékistan, la mère de Martin s’échappant par le train, vers Varsovie[6].



Fig. 2 : Alice Miller a conservé sa vie durant la terreur d’être trahie et déportée. (Déportation des juifs du ghetto de Varsovie, avril 1943, © Wikimedia Commons)

Dans la capitale polonaise, Martin découvre l’immeuble où Alicija vécut entre 18 et 22 ans, au milieu des Allemands, sous le pseudonyme d’Alice Rostovska. C’est là que sa mère fut confrontée à l’intense persécution des szmalcownik – ces Polonais qui tiraient profit de la dénonciation des juifs – et refoulé les souffrances qu’elle devait projeter sur son fils. Martin s’interroge brièvement sur l’identité d’un délateur portant le même nom que son père, sans parvenir à démêler le vrai du faux. Le problème des enfants de la seconde génération, suggère-il, c’est d’avoir ressenti par transfert ce qu’avaient éprouvé leurs parents, mais sans avoir pu faire le lien avec la réalité de leurs traumatismes. Et de conclure, en parlant à sa mère : « Il y a toujours un mur entre nous, mais j’en perçois mieux les contours. Je comprends mieux qui tu étais. Pièce après pièce, une autre image de toi m’apparaît. »

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 12.2020 / www.regardconscient.net

 




« Martin Miller a été une victime indirecte de l’Holocauste ! »



Le réalisateur bâlois Daniel Howald a bien voulu répondre à nos questions à propos de son film Who is Afraid of Alice Miller. Il montre que la guerre poursuit ses ravages dans les familles sur plusieurs générations.

PEPS : Comment vous êtes-vous intéressé à la controverse opposant Martin Miller à sa mère Alice ?

Daniel Howald : J’ai lu les livres d’Alice Miller alors que j’étais étudiant en philosophie. Et un jour, devenu réalisateur, j’ai entendu une interview de son fils à la radio. Je ne savais pas qu’elle avait un fils ! Le jour suivant, j’ai envoyé un courriel à Martin pour lui demander ce qu’il pensait d’en faire un film.

Quelle a été sa réaction ?

Je n’étais pas encore au clair sur le concept, donc nous nous sommes vus plusieurs fois sur une période d’un an environ. Je ne voulais pas simplement d’un documentaire destiné à la télévision. Martin était un peu sceptique au départ, parce qu’il ne savait pas comment tout cela allait s’organiser. Nous avons cherché un second protagoniste et ce fut Irenka Taurek, une cousine d’Alice Miller établie aux États-Unis.

Quel a été son rôle dans ce projet ?

Irenka s’est révélée être un personnage très positif, et même fascinant par son charisme. Comme on le voit dans le film, sa taille contraste avec celle de Martin, ce qui donne à leurs échanges une portée symbolique. Elle est restée en contact avec Alice Miller et la connaissait bien, puisque les deux femmes ont grandi ensemble. Irenka avait donc un autre point de vue sur sa cousine, qui n’était pas d’un caractère facile. C’était aussi la source des informations que Martin révèle dans son livre. Je l’ai d’abord rencontrée chez elle, en Californie, puis l’ai invitée à faire avec nous ce voyage en Pologne. Malgré les difficultés, Irenka avait aussi le désir de replonger dans ses souvenirs. Comme elle était malade, nous avons dû reporter le tournage à plusieurs reprises.

Diriez-vous que les deux personnages partageaient la même quête ?

Martin était intéressé en tant que thérapeute, mais voulait aussi travailler sa biographie pour confirmer l’approche thérapeutique qu’il partage avec ses clients. Car en dépit de son conflit avec Alice Miller, il reste persuadé du bien-fondé de ses théories. Figurez-vous qu’Irenka était aussi une psychothérapeute d’obédience jungienne ! Je dirais qu’ils se sont soutenus mutuellement. Martin n’aurait sans doute pas pu faire cette démarche sans elle, ni elle sans lui.

Alice Miller avait une personnalité apparemment très imposante... et très secrète !

En effet ! Vers la fin de sa vie, elle a débuté une psychothérapie avec Oliver Schubbe, un spécialiste du traumatisme. Il a travaillé avec elle sur les persécutions vécues pendant la guerre à Varsovie. Alice Miller lui a donné le droit d’en parler après sa mort. J’ai contacté ce thérapeute, qui intervient aussi dans mon film. Il m’a confié que les personnages de Margot et Lilka, qu’elle a fait parler dans son sixième livre Chemins de vie, sont en réalité deux expressions d’elle-même. C’est la seule trace de son passé qu’elle ait abordé publiquement avant sa mort.

Dans le film, on voit Martin faire des recherches pour retrouver les traces d’une possible implication de son père Andreij Miller avec la Gestapo. S’agit-il d’une réalité ou d’un fantasme de sa mère ?

Eh bien, nous ne saurons peut-être jamais la vérité ! En faisant des recherches, nous avons retrouvé un homonyme d’Andreij Miller qui avait travaillé pour la Gestapo et fut l’un des persécuteurs d’Alicija à Varsovie. Elle en avait d’ailleurs fait part à son fils et Martin s’était dit que son père cachait aussi un secret. Il en est resté convaincu, mais en tant que réalisateur je ne peux pas l’affirmer. Comment donner un sens à de telles coïncidences ?

De votre point de vue, quelle importance ce périple a-t-il eue pour Martin ? Diriez-vous que vous avez un peu été son témoin secourable ?

Ça n’était pas le but de ce projet. Mais oui, ce voyage l’a conduit à certaines conclusions. Il a rencontré des personnes qui, comme lui, étaient aussi des enfants de survivants. Je pense que ces conversations lui ont apporté un certain réconfort. Il m’a dit avoir mieux compris ce que sa mère avait vécu, mais c’est resté difficile émotionnellement. Au début du film, on le voit exprimer sa colère d’entendre Alice condamner publiquement des violences qu’il a lui-même subies.

Qu’en est-il de la question du traumatisme ? Diriez-vous que nous en minimisons les conséquences aujourd’hui encore ?

Ce que j’ai essayé de faire, c’est de rendre visible une réalité qui généralement ne l’est pas. J’ai vu la souffrance de Martin, lorsque je l’ai rencontré pour la première fois. C’est une victime indirecte de l’Holocauste et son histoire, celle de son illustre mère, est un exemple montrant que la Seconde guerre n’est pas terminée. Qu’elle se poursuit à notre insu dans les familles. Mais on ne veut pas le voir ! Imaginez l’avenir de tous ces réfugiés, qui arrivent aujourd’hui avec des traumatismes de guerre et qui auront des enfants ! Ce film parle d’une réalité très actuelle.

Et si Alice Miller avait parlé à son fils de sa terrible histoire, pensez-vous que cela aurait changé quelque chose pour lui ?

J’en suis persuadé, mais elle ne le pouvait pas ! Elle devait se protéger de son expérience d’une manière ou d’une autre. C’est d’ailleurs ce qu’elle dit dans ses livres. Mais c’est peut-être aussi ce qui l’a poussée à écrire, car c’était une femme intelligente. Dans les quelque deux-mille lettres que Martin a reçues de sa mère et dont j’ai pris connaissance, il y a des moments de grâce où Alice comprend ce qui se passe. Puis leurs échanges redeviennent conflictuels. Mais au moins, ils étaient en relation, au contraire de son père qui est resté quelqu’un de très mystérieux jusqu’à sa mort.

Propos recueillis Marc-André Cotton


 


Notes :

[1] Lire l’article que j’avais consacré à cette polémique. « Entre Alice Miller et son fils Martin, une relation dramatique », Regard conscient, janvier 2015, https://regardconscient.net/archi15/1501martinmiller.html.

[2] Martin Miller, Le vrai « drame de l’enfant doué », la tragédie d’Alice Miller, Presses universitaires de France, 2014, p. 124.

[3] Lettre du 6 janvier 1994, ibid., p. 131.

[4] Ibid., pp. 67-78.

[5] Ibid., p. 148.

[6] Dans son livre Chemins de vie (Flammarion, 1998), Alice Miller raconte cette fuite et d’autres épisodes tragiques de la période de guerre, en faisant parler Margot et Lilka, deux expressions d’elle-même.