Résumé : Retranscription de l’interview par Ophélie Perrin de Marc-André Cotton, diffusée le 20 novembre 2021 dans le cadre du cycle de visioconférences Dans l’œil d’Alice Miller : enfance brisée, organisé par l’association L’Enfance libre du 18 au 25 novembre 2021. Toutes les interviews sont disponibles en replay sur la page Facebook de l’association.
Ophélie Perrin : Pourquoi Sylvie Vermeulen vous invite-t-elle à lire l’ensemble des œuvres d’Alice Miller?
Marc-Andreé Cotton : Quand j’ai rencontré Sylvie au début des année 1990, elle proposait déjà des accompagnements aux personnes intéressées par une démarche de travail sur l’enfance, essentiellement des jeunes parents qui pratiquaient l’instruction en famille.
Elle avait lu non seulement l’œuvre d’Alice Miller mais aussi celle d’autres précurseurs comme Arthur Janov, l’auteur du Cri primal, ou Alexandre Lowen, le père de la bioénergie.
Alice Miller était sa référence, une sorte de carte de visite.
Je me rappelle l’une de ses métaphores.
Sylvie disait que nous étions comme des cocottes-minute et que parfois nous « lâchions la pression » sous la forme de décharges émotionnelles pas toujours agréables pour nos proches.
Le mieux, disait-elle, serait d’éteindre le feu sous la marmite – elle faisait bien sûr référence au travail sur les blessures non résolues de l’enfance.
Je sentais bien ce qu’elle voulait dire, parce que j’étais moi-même quelqu’un de très inhibé, mais qu’il m’arrivait de « péter un câble » comme on dit.
Dans nos premières conversations, il était essentiellement question de cela : revenir sur certaines situations de l’enfance dont la charge émotionnelle était encore agissante dans mon existence présente.
Lire Alice Miller était alors la chose à faire pour comprendre les bases d’un travail que nous avons poursuivi pendant presque trente ans.
O. P. : Comment avez-vous vécu la lecture de ses livres ?
M. A. C. : Je les ai dévorés !
Pendant quelques mois, je ne lisais plus que cela.
J’étais déjà intéressé par les biographies des personnages publics qu’elle dévoilait.
Mais le plus important, c’est que j’y ai trouvé, comme des milliers de ses lecteurs, une confirmation de mon propre vécu.
Avec le recul, je pense les avoir lus d’une manière sélective : je ne pouvais pas tout assimiler.
J’ai donc « surfé » en retenant les choses qui me parlaient le plus sur le moment.
En relisant ses livres pour la préparation de cette semaine autour d’Alice et de Martin Miller, je me suis dit que pas mal de choses m’avaient échappées.
Il m’a fallu toutes ces années pour prendre la mesure de la révolution qu’elle proposait.
O. P. : Pourquoi l’œuvre d’Alice Miller a-t-elle été nécessaire dans votre rôle de père pour une relation bienveillante avec vos enfants ?
M. A. C. : Ce qui a bouleversé ma vie, c’est la rencontre avec Sylvie et son travail d’accompagnement.
Dès le début, les livres d’Alice Miller ont fait office de référence, de ligne directrice pour le travail que nous menions ensemble.
Nous en parlions constamment.
Je me rappelle avoir compris le mécanisme de la dissociation en m’observant violenter mes enfants.
Je ne comprenais pas pourquoi j’étais si froid, si coupé de mes propres sentiments.
C’est toujours une prise de conscience douloureuse.
Sans le savoir, j’étais au cœur de la reproduction des traumatismes subis.
Mais il fallut un long travail de reconnexion avec mon enfant intérieur pour peu à peu me dégager de mes remises en scène.
Il m’arrivait de replonger dans la lecture des textes d’Alice Miller pour chercher une compréhension.
Ou de téléphoner à Sylvie !
J’étais loin d’être un père idéal et plutôt que de bienveillance, je préfère parler d’un cheminement de conscience dont mes enfants ont été les témoins.
O. P. : Pourquoi était-elle une précurseure dans les mouvements de parentalité ?
M. A. C. : Le travail d’Alice Miller a bouleversé notre compréhension de l’enfant, il a contribué à nous ouvrir les yeux sur l’étendue des violences éducatives ordinaires – la fameuse « pédagogie noire » – et sur leurs conséquences.
Il a aussi participé à démocratiser l’idée qu’il fallait faire un certain travail sur soi pour mieux accompagner nos enfants dans leur besoins émotionnels, particulièrement.
Alice Miller a démonté un certain nombre de mécanismes conduisant à la reproduction de situations victimisantes dans les familles, mais aussi sur le plan collectif.
Nombre d’associations qui défendent les droits de l’enfant et une parentalité bienveillante se réclament de son héritage.
Je pense à l’Observatoire des violences éducatives ordinaires fondé par Olivier Maurel, au mouvement pour une Parentalité consciente initié par Catherine Dumonteil-Kremer parmi d’autres.
Le projet Regard conscient que j’ai fondé avec Sylvie s’en inspire également, tout comme des personnalités comme les Dr Catherine Gueguen, Edwige Antier et Muriel Salmona qui ont œuvré pour l’abolition des violences éducatives dans la loi française.
Les plus récentes découvertes en neurosciences affectives confirment les travaux d’Alice Miller, notamment notre compréhension de la mémoire traumatique et des symptômes de stress qui lui sont associés.
Ce qui m’a aussi surpris, c’est de voir qu’elle s’est très tôt inscrite dans la mouvance de la psychohistoire, saluant notamment les recherches menées par l’Américain Lloyd deMause dès les années 1970.
Le succès de son œuvre se comprend, selon moi, par son message universel, par les clés de compréhension qu’elle nous offre pour nous-mêmes et pour l’ensemble de nos sociétés.
O. P. : Comment a-t-elle fait concrètement bouger les lignes ?
M. A. C. : Je pense qu’il faut revenir sur son parcours de vie.
Avant la parution du livre de Martin Miller, Le vrai drame de l’enfant doué, sorti en français en 2014, nous n’en avions qu’une vague idée.
Comme il a été dit, Alice Miller était une philosophe de formation, puis une psychanalyste et c’est dans les cercles psychanalytiques de Zurich qu’elle fit ses premières armes dès la fin des années 1950.
Son fils écrit qu’elle y a même trouvé une famille de substitution et que, tout comme avec sa propre famille, elle a fait preuve d’une originalité mal comprise et a fini par prendre ses distances.
En effet, du fait de son histoire et d’une personnalité très critique, elle s’est vite confrontée aux limites de la pensée freudienne et a rompu avec ce mouvement.
Elle s’intéresse alors à des auteurs écartés de la communauté psychanalytique, comme l’Allemand Heinz Kohut ou les Anglais Donald Winnicott et John Bowlby, à l’origine de la théorie dite de l’attachement.
C’est à partir de là qu’elle se distingue dans son travail analytique et qu’elle publie ses deux premiers livres : Le drame de l’enfant doué : à la recherche du vrai soi, en 1979, suivi de C’est pour ton bien : racine de la violence dans l’éducation de l’enfant, un an plus tard.
Des ouvrages qui ont donc une quarantaine d’années et dont je me suis aperçu qu’ils étaient peu connus des jeunes parents et même de certains professionnels.
Pour en venir à la relation d’Alice Miller avec la psychanalyse, disons qu’elle a très vite mis les pieds dans le plat !
Je pense que c’est sa mise en cause des dogmes qui a fait, comme vous le dites, bouger les lignes.
O. P. : Comment Alice Miller arrive-t-elle à cette ouverture de pensée dans sa réflexion ?
M. A. C. : Dans le cadre de sa formation, Alice Miller a suivi deux analyses didactiques sans pour autant réaliser qu’elle avait elle-même été une enfant maltraitée.
Sa seconde analyste, qu’elle remercie dans la préface de C’est pour ton bien, lui a cependant ouvert les yeux sur la véritable nature de l’éducation.
Cette personne n’a jamais cherché à l’éduquer ou à lui faire la leçon, mais n’est pas pour autant parvenue à ébranler la version de l’enfance heureuse qu’Alice Miller pensait avoir vécue.
C’est la pratique spontanée de la peinture qui lui a permis un premier accès à sa vérité, dès 1973.
Elle écrit qu’elle a trouvé dans ses tableaux la terreur de sa mère à laquelle elle fut soumise pendant des années.
Cette pratique l’a aussi aidée à se libérer des contraintes intellectuelles et conceptuelles dans lesquelles son éducation et sa formation l’avaient enfermée.
Y compris celles de la psychanalyse qu’elle critique ouvertement dans L’enfant sous terreur : l’ignorance de l’adulte et son prix, son troisième livre publié en 1981.
Alice Miller dit aussi devoir beaucoup à son fils Martin, avec lequel elle a eu d’innombrables conversation dans la préparation de ses deux premiers ouvrages.
Il l’a contrainte à se confronter à son éducation et, sans doute pour la première fois, aux violences qu’elle avait reproduites sur lui.
O. P. : Expliquez-nous comment Alice Miller apporte concrètement un changement de regard sur l’enfant ?
M. A. C. : Je dirais qu’il y a d’abord un changement de regard sur l’adulte.
Alice Miller montre les conséquences de notre cécité émotionnelle.
Lorsque les parents sont indisponibles à leur enfant, nous dit-elle, celui-ci n’est pas en capacité de vivre ses propres sentiments, comme la colère, le sentiment d’abandon ou d’impuissance.
L’enfant s’adapte alors à leurs attentes d’autant qu’ils cherchent à l’éduquer de façon à ce qu’il réponde à leurs souhaits.
En bref, il finit par renoncer à exprimer sa propre détresse – il la refoule – et se construit une personnalité fictive qu’Alice Miller décrit comme le « faux Soi », à la suite des travaux de Donald Winnicott.
C’est un être aliéné – au sens premier d’étranger à lui-même.
Je crois que nous n’avons pas fini de mesurer l’impact de cette révolution dans le travail thérapeutique, mais aussi pour l’accompagnement de nos enfants et la compréhension de leurs difficultés.
Nous souhaitons tous que nos enfants développent leur « vrai Soi ».
Mais dans le même temps, nous avons des attentes, des idées préconçues sur ce que devrait être un enfant, notre enfant.
Il y a des choses qu’on ne dit pas, des sentiments qu’on n’exprime pas.
Nous ne sommes pas conscients de l’impact de cette volonté éducative sur l’équilibre intérieur d’un enfant et même sur sa future vie d’adulte.
Par la suite, nous dit Alice Miller, celui-ci provoquera inconsciemment des situations dans lesquelles ces sentiments autrefois interdits pourront refaire surface sans pour autant qu’il en comprenne la véritable origine.
C’est tout le mécanisme de la reproduction de la violence subie qu’elle a particulièrement étudiée dans ses ouvrages ultérieurs, en s’intéressant notamment à l’enfance de personnalités publiques.
O. P. : En quoi est-ce une révolution de « se mettre à hauteur de l’enfant » ?
M. A. C. : La révolution que propose Alice Miller est de réaliser qu’on ne peut pas se mettre « à hauteur de l’enfant » sans s’être soi-même reconnecté avec l’enfant que nous avons été.
On peut bien sûr s’informer des besoins d’un enfant, apprendre à communiquer avec lui en respectant ses rythmes et sa physiologie.
Mais cela ne nous empêche pas de reproduire avec lui des problématiques familiales qui restent non résolue.
Ni de recourir à certaines formes de manipulations à caractère éducatif.
La révolution, c’est cette reconnexion à notre vécu d’enfant – donc de dire oui à un certain travail d’introspection allant dans ce sens.
Alice Miller parle d’une « conscience émotionnelle ».
L’enfant a le besoin fondamental d’être pris au sérieux, d’être considéré pour qui il est, comme le centre de sa propre activité.
C’est une reconnaissance légitime.
Elle parle de respect et de tolérance pour les sentiments du bébé, puis de l’enfant, comme d’une condition à la formation du sentiment de soi, de son identité.
Elle dit que les parents qui n’ont pas connu cet amour lorsqu’ils étaient enfants vont chercher toute leur vie ce que leurs parents ne leur ont pas donné.
Notamment auprès de leurs enfants qu’ils peuvent utiliser comme des parents de substitution.
C’est un mécanisme que Martin Miller décrit très bien dans le film.
Alice Miller suggère d’ailleurs que l’analyste se trouve aussi dans cette situation, que sa faculté à comprendre les autres découle souvent d’une enfance où sa sensibilité a été utilisée par des adultes ayant eu des besoins psycho-affectifs insatisfaits.
S’il ne s’est pas libéré de son désespoir d’avoir été ainsi abusé, il risque de le transférer sur ses patients, qui sont parfois aussi dépendants de l’analyste que des enfants.
O. P. : Pourquoi dans les années 1980, est-ce une dimension de l’enfant qui échappe à la société ?
M. A. C. : Il faut se replacer dans le contexte.
La Convention internationale pour les droits de l’enfants, la CIDE, n’a été adoptée par l’ONU qu’en 1989 après dix ans d’âpres négociations.
Les châtiments corporels sont alors largement répandus et l’on peut dire que la quasi-totalité des adultes les ont subis.
Il y a aussi la toute-puissance de la psychanalyse freudienne.
Alice Miller aborde la difficile question de nos souffrances refoulées et doit faire face à beaucoup de scepticisme.
Elle développe une nouvelle théorie dite du traumatisme.
C’est une révolution copernicienne dans la mesure où le vécu de l’enfant est mis au centre et non les justifications parentales
Elle a certes eu des précurseurs, à commencer par Freud dans sa première théorie dite de la séduction, mais elle fut la première à faire de la vérité de l’enfant une base de travail incontournable.
Même les principes éducatifs d’un Jean-Jacques Rousseau, auquel on attribue souvent la vision idyllique d’un enfant innocent, sont manipulatoires au plus haut degré.
L’enfant a des besoins correspondant à son développement organique et psycho-affectif – et ceux-ci sont rarement satisfaits, mais plutôt exploités par les adultes d’une manière inconsciente.
Ces dynamiques psychotraumatiques ont été récemment corroborées par les neurosciences affectives.
La découverte des neurones miroirs dans les années 1990, par exemple, permet de mieux comprendre la perméabilité de l’enfant aux émotions de ses parents.
La notion de mémoire traumatique fait encore l’objet de controverses, mais l’amnésie traumatique est un phénomène aujourd’hui bien étudié, de même que les processus dissociatifs découlant de troubles de stress post-traumatique.
Les critères de l’état de stress psychotraumatique sont détaillés dans le DSM-5, le dernier manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, datant de 2015
Toutes ces informations sont aujourd’hui accessibles au grand public, mais elles ne l’étaient pas à l’époque.
Alice Miller voyait dans ce déni collectif une manière de nous protéger de nos propres souffrances d’enfants, notamment par l’élaboration de ce qu’elle appelait des théories boucliers – des constructions intellectuelles qui justifient de reproduire ce que nous avons subi, comme le schéma pulsionnel issu de la pensée freudienne.
O. P. : À l’époque de la publication de ses livres, comment ses idées sont-elles reçues dans le monde de la psychanalyse ?
M. A. C. : Assez mal, pour dire les choses ainsi, puisqu’elle a éprouvé le besoin de s’en distancer.
Dans L’enfant sous terreur : l’ignorance de l’adulte et son prix, paru en 1981, elle explique les travers de la théorie des pulsions.
Elle garde pourtant l’espoir qu’une psychanalyse réussie puisse contribuer au développement d’une personnalité créatrice, comme le montrait la romancière Marie Cardinal qui témoigna de son analyse dans Les Mots pour le dire, paru en 1975.
En 1986, Alice Miller n’a plus cet espoir et finira par renoncer à l’accompagnement thérapeutique pour se consacrer à ses écrits.
O. P. : Pourquoi le vécu de l’enfant ne rentre-t-il pas dans le cadre psychanalytique de la théorie des pulsions et du complexe d'Œdipe ?
M. A. C. : D’après Freud, l’enfant aurait des pulsions sexuelles propres qui lui feraient désirer ce qu’il appelait « l’objet maternel » pour la satisfaction de ses besoins essentiels comme l’alimentation ou les contacts physiques.
L’enfant serait « narcissique » jusqu’à ce qu’il résolve ce que Freud appelait le « complexe d’Œdipe » et se sépare de l’objet maternel.
La thèse qu’avance Alice Miller est en totale contradiction avec cette conception qui n’a d’ailleurs reçu aucune validation scientifique.
Dans le Drame de l’enfant doué, elle commence par mettre en doute le concept de « narcissisme ».
Ce mot est devenu si ambigu, nous dit-elle, qu’il est pratiquement inutilisable dans sa pratique analytique.
Pour Alice Miller l’étiologie du « trouble narcissique » doit être cherchée dans l’adaptation du nourrisson aux besoins narcissiques insatisfaits de ses parents.
Il y a là un renversement fondamental dans la mesure où elle pointe du doigt la responsabilité des parents dans le mal-être de l’enfant, alors que la théorie des pulsions fait l’impasse sur cette responsabilité.
Freud s’est inspiré de la mythologie grecque pour forger certains de ses concepts en y ajoutant une interprétation très personnelle.
Dans le mythe, Narcisse était un chasseur d’une grande beauté, insensible à l’amour.
D’un caractère très fier, il repoussait ses nombreux soupirants – hommes et femmes.
Un jour, alors qu’il s’abreuvait à une source, il aperçut son reflet dans l’eau et en tomba amoureux.
Frustré de ne pouvoir atteindre ce reflet sublime de lui-même, il finit par mourir de désespoir.
Freud va faire du narcissisme une étape du développement sexuel de l’enfant, sur la base de l’analyse d’un seul cas de paranoïa – le cas Schreber, un magistrat allemand réputé à l’époque.
Entre parenthèses, le père de cet homme, Daniel Moritz Schreber était un médecin adepte de la Pédagogie noire, ce dont Freud n’a tenu aucun compte.
Dans la phase narcissique de son développement, l’enfant prendrait son propre corps pour objet d’amour et, s’il restait fixé à ce stade, pourrait développer une « névrose narcissique » – toujours selon Freud.
Je parlais tout à l’heure d’une interprétation très personnelle.
Il se trouve que sa mère, Amalia Freud, vouait à son fils premier né un culte sans borne.
Elle aimait l’appeler son « Sigi en or » et lui accordait d’innombrable privilèges par rapport à ses frères et sœurs.
Dans le même temps, elle était extrêmement exigeante envers lui.
On peut se poser la question de savoir si Freud n’a pas projeté sur le mythe de Narcisse son propre vécu d’enfant et s’il ne souffrait pas lui-même d’une certaine mégalomanie.
Son interprétation du mythe d’Œdipe est lui aussi sujet à caution.
En 1896, Freud avait énoncé une première théorie dite de la séduction en se fondant sur l’écoute de ses patients victimes d’abus sexuels dans leur enfance, mais l’abandonna par la suite.
Dans plusieurs lettres à son ami Fliess datant de 1897, il justifie de renoncer à cette théorie pour ne pas mettre en cause son propre père, qui avait abusé sexuellement de ses plus jeunes enfants.
Il invente alors le complexe d’Œdipe qui fait porter à l’enfant le désir de tuer son père – alors que dans le mythe, l’intention meurtrière était celle de Laïos, le père d’Œdipe.
On a donc là aussi une interprétation très personnelle visant inconsciemment à préserver son propre père de la condamnation en pointant la responsabilité de l’enfant.
Dans Trois essais sur la sexualité infantile, paru en 1905, il va jusqu’à écrire que le petit enfant aurait « une prédisposition perverse polymorphe », qu’il serait dépourvu de pudeur et susceptible d’être entraîné à tous les débordements imaginables.
O. P. : Pourquoi la théorie des pulsions de Freud valide-t-elle la violence des adultes envers les enfants ? Définissez-nous d’abord en quelques mots, ce qu’est la théorie des pulsions.
M. A. C. : C’est une théorie qui postule l’existence de pulsions sexuelles dans le développement du nourrisson, puis de l’enfant.
Encore une fois, elle n’a reçu aucune validation scientifique.
Freud l’élabore dans le livre que je viens de citer, puis la complexifie quinze ans plus tard dans un autre livre Au-delà du principe de plaisir, paru en 1920.
On parle de la première et de la seconde topique.
Pour Freud, la nature sexuelle de l’enfant le prédisposerait à la perversité notamment dans son désir de ce qu’il appelait « l’objet maternel ».
Freud ne reconnaît pas les besoins d’attachement du nourrisson qui peuvent s’épanouir dans un maternage proximal.
Pour lui, le rôle du père serait de permettre à l’enfant de se séparer de sa mère, de sortir de l’Œdipe par ce qu’il appelait la « menace de castration » – entendez par là une répression éducative.
Sur la question stricte des châtiments corporels, Freud s’est montré discret et ses écrits ont fait l’objet d’interprétations.
Il est clair cependant que l’enfant doit apprendre à maîtriser ses pulsions.
Dans ses Nouvelles conférences (1933), il souligne le double écueil du « Scylla du laisser-faire » et du « Charybde de la frustration », mais insiste finalement sur la répression.
« Il faut, écrit-il, que l’éducation inhibe, interdise, réprime. »
Il insiste sur l’importance d’intérioriser les interdits.
Un autre problème avec la théorie des pulsions, c’est l’absence d’une reconnaissance des abus subis par les victimes.
Pour Freud, l’abus n’est pas réel mais « fantasmé ».
Il provient du « désir » de la victime, autrement dit c’est de sa faute à elle si elle souffre, car elle n’a pas résolu sa « culpabilité œdipienne ».
On voit bien les risques d’une telle théorie dans l’accompagnement thérapeutique et jusqu’aux tribunaux.
O. P. : Pourquoi le complexe d’Œdipe est-il toujours utilisé dans la parentalité aujourd’hui ?
M. A. C. : D’abord parce que la théorie freudienne dite des pulsions est toujours enseignée – particulièrement en France.
Tous les professionnels de la petite enfance l’ont étudiée.
Ensuite parce qu’elle séduit celles et ceux qui veulent plus ou moins consciemment se décharger de leur responsabilité d’adultes en faisant porter l’origine d’un problème à l’enfant.
La théorie des pulsions a de nombreux avatars, si je puis dire, à commencer par l’idée que les enfants auraient besoin de limites – alors qu’à mon sens ils ont besoin de conscience.
Ils ont besoin de parents qui aient retrouvé cette « conscience émotionnelle » dont parle Alice Miller.
On voit bien que cette théorie met à risque la relation parents-enfants puisqu’elle n’invite pas l’adulte à faire un retour sur lui-même en se posant la question de son propre héritage éducatif.
Et en particulier des conséquences psychotraumatiques des violences qu’il ou elle a subies et qui sont réactivées dans la relation à l’enfant.
O. P. : Comment le vécu d’un parent qui a subi de la violence éducative est-il un frein à une relation sans violence avec ses propres enfants ?
M. A. C. : On le comprend mieux aujourd’hui avec les découvertes des neurosciences et en particulier du circuit de la peur.
Sans entrer dans trop de détails, disons que la violence subie par un enfant dans son contexte familial est ressentie par lui avec une intensité telle que son système nerveux doit mettre en place une réponse de survie.
Les êtres qui sont censés le protéger se retournent violemment contre lui.
Il doit se couper de la terreur qui monte en lui.
C’est le fameux mécanisme de la dissociation qui s’installera sur la durée.
Lorsque cette personne devient parent, sa mémoire traumatique peut être réactivée par l’expressivité de ses enfants, qui sont en prise directe avec leur énergie de vie.
Les émotions de ses enfants peuvent être problématiques parce qu’elles réactivent en lui le souvenir de la violence qu’il a subie.
Cela peut le conduire à reproduire certaines d’entre elles.
Ça n’est pas toujours le cas évidemment, mais dans des situations de stress ou de fatigue intense, le risque existe.
15. Alice Miller parle de phénomène de répétition des violences, explicitez-nous ce qui est en jeu ?
Je pense qu’en dernière analyse, il y a un enjeu de conscience.
Alice Miller parle de répétition des violences, mais aussi de mises en scène entre générations.
C’est une question qui préoccupait déjà les anciens Grecs.
Ils avaient constaté que nous reproduisons des schémas de comportements issus de nos lignées familiales, que nous sommes donc dépositaires d’une histoire.
Même s’ils connaissent le sort qui les attend, les personnages des tragédies n’ont pas la liberté d’y échapper.
Le monde contemporain a développé une autre conception.
Nous nous sommes débarrassés des dogmes religieux – tout au moins le pense-t-on.
Nous avons grandi dans l’idée d’un certain libre-arbitre.
Il nous faut parfois des expériences de vie douloureuses pour réaliser que nous sommes aussi pris par des schémas de répétitions et que, peu à peu, l’envie de faire un travail sur soi s’affirme en nous.
Comme Alice ou Martin Miller, nous entrevoyons peut-être que notre enfance n’a pas été aussi idyllique que nous le pensions.
C’est une prise de conscience progressive et douloureuse.
Je dirais que notre libre-arbitre aujourd’hui, c’est justement d’exercer notre conscience pour nous défaire de ces chaînes de causalités destructrices et non de détourner le regard.
Nous avons là une perspective de réalisation qui parle à notre nature profonde.
On peut d’ailleurs se demander quelles raisons ont poussé Alice Miller à poursuivre inlassablement sa quête de vérité.
Il y a son environnement familial – répressif certes, mais aussi libéral pour l’époque.
Il y a les témoins secourables qu’elle a trouvés sur son parcours et les psychanalystes en font partie.
Mais il y a d’abord son être intérieur, celui qu’elle appelait son « vrai Soi » et qui ne s’est jamais résigné à mourir.
Même si Alice Miller n’a pas pu se libérer de tous ses traumatismes, sa quête de vérité a fait écho auprès de ses lecteurs, et d’abord chez son fils Martin.
O. P. : Pourquoi est-elle visionnaire mettant au centre de ses recherches, le concept de traumatisme ?
M. A. C. : Nous sommes tous des êtres épris de vérité.
Nous allons parfois de l’avant quel qu’en soit le prix.
Nous avons en commun une conscience réflexive qui nous caractérise en tant qu’espèce.
Et cette conscience ne s’exprime pas seulement sur le plan individuel, elle a une réalité collective et même transgénérationnelle.
Alice Miller l’a perçu et l’a écrit – et c’est je crois la définition d’un être visionnaire.
À ce jour, nous avons encore peu de connaissances des mécanismes qui président aux transmissions des traumatismes, mais il nous faut bien admettre qu’elles existent.
Certains évoquent l’épigénétique, bien que nos connaissances en la matière soient encore rudimentaires.
Cette discipline étudie la manière dont nos gènes sont activés ou non en fonction de leur environnement.
Elle décrit également les modifications génétiques qui se transmettent des parents aux enfants.
Mais ses résultats sont difficiles à interpréter.
Plus précisément, l’épigénétique occulte l’interface relationnel qui s’établit entre un enfant et ses parents.
Le langage corporel, verbal et non verbal et tout l’environnement psycho-affectif.
Toute l’œuvre d’Alice Miller montre au contraire l’importance de cette interface entre parents et enfants.
La Pédagogie noire exercée par les parents n’a rien de génétique et pourtant elle transmet à l’enfant une mémoire des traumatismes non résolus.
Et là encore, elle a fait œuvre de visionnaire.
O. P. : Pourquoi la reconnaissance à un niveau collectif des violences faites aux enfants est-elle nécessaire dans la famille et dans la société ?
M. A. C. : Quand on en réalise les conséquences en soi, la réponse devient évidente.
Ces violences ont un coût social, mais d’abord un terrible prix humain.
Elles nous empêchent d’accéder à notre plein potentiel, de jouir de notre vie !
Lorsqu’on prend conscience, par un travail thérapeutique, que nos parents vivent en nous, qu’ils ont un ascendant sur nous en dépit de notre volonté, c’est une expérience déroutante.
Parfois décourageante.
Lorsque dans un deuxième temps, on se libère de leur emprise toxique et qu’on extériorise cette mémoire traumatique, le sens apparaît !
Encore une fois, c’est une question de conscience et je pense qu’Alice Miller le pressentait.
La conscience est une dimension qui se vit plus qu’elle ne se décrit.
C’est une dynamique de la vie qui veut que toute atteinte portée contre elle finisse par être résolue en conscience.
Même si cela doit prendre plusieurs générations.
C’est pourquoi je parlerais d’une conscience qui s’exprime également sur le plan collectif et transgénérationnel.
© M.A. Cotton – 11.2021 / regardconscient.net