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Quelle est l’influence de la théorie d’Alice Miller sur le travail thérapeutique actuel ?

par Martin Miller*

Cet article est aussi disponible en allemand et en anglais sur le site de son auteur.

De Martin Miller, lire également L’héritage traumatique transgénérationnel : le point de vue et le vécu de la victime.

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Résumé : L’œuvre d’Alice Miller a marqué l’exercice de la psychothérapie et ouvert la voie à une parentalité consciente, du fait de sa résolution à se positionner radicalement du côté des enfants. À l’occasion du centenaire de sa naissance, son fils Martin revient sur ses thèses les plus audacieuses et leur influence sur sa propre pratique.

 

J’ai eu une relation très tendue avec ma mère. Mon livre Le vrai drame de l’enfant doué, ainsi que le documentaire Who’s Afraid of Alice Miller, dont je suis le principal protagoniste, décrivent de manière détaillée ce que fut réellement notre relation. Mon livre aborde également une petite partie de sa théorie. Les seuls moments intenses et intéressants que j’ai vécus avec elle se sont produits lorsqu’elle a commencé à écrire. Pendant la rédaction de ses trois premiers livres – Le drame de l’enfant doué (1979), C’est pour ton bien (1980), et L’enfant sous terreur (1981) –, j’ai été profondément impliqué et nous avons régulièrement discuté de leur contenu. C’est ainsi que je suis devenu l’héritier spirituel de ma mère.

 

Impact de la théorie de ma mère sur ma pratique

En 1979, lorsque j’ai commencé à travailler en tant que psychothérapeute dans mon propre cabinet, j’étais donc très curieux de voir dans quelle mesure il me serait possible d’intégrer sa théorie à ma pratique. Bien sûr, d’autres influences ont également enrichi mon travail. Les théories de Ronald D. Laing, Donald Winnicott, Jan Bastiaans et John Bowlby, en particulier, m’ont durablement marqué. Mais aujourd’hui, après 42 ans d’expérience comme psychothérapeute, je peux dire ouvertement que celle d’Alice Miller a eu le plus grand impact. Comme pour ses lecteurs, ses livres m’ont aidé à mieux comprendre de nombreux problèmes psychologiques. Plus important encore, ma mère m’a donné les clés pour élucider le comportement de mes parents et mes propres expériences traumatiques.

Malheureusement, en raison de notre relation extrêmement difficile, ma mère était de plus en plus anxieuse à l’idée d’être confrontée à sa propre théorie et aux conséquences de sa parentalité. Son attitude hostile m’a cependant incité à m’inspirer de ses recherches en tant que thérapeute. Dans cet exposé, je vais décrire ses principales innovations, sachant qu’en règle générale, une théorie est intimement liée à la biographie et aux expériences de son auteur. Bien qu’Alice Miller ait dû cacher et même se dissocier d’elle-même pour des raisons de survie pendant l’Holocauste, elle a réussi dans une certaine mesure à intégrer son traumatisme en faisant exister dans ses livres le « vrai Soi » de son enfance, c’est-à-dire celle qu’elle aurait voulu rester. Cette dissociation lui a permis d’exprimer là sa véritable identité.

 

Antécédents biographiques de la théorie d’Alice Miller

Alice Miller est née dans une famille juive orthodoxe et hassidique. Le mariage de ses parents a été arrangé et fut marqué par des conflits. Pendant toute son enfance, Alice Miller s’est opposée aux règles religieuses et a suivi très tôt sa propre voie. Elle a compris intuitivement à quel point l’éducation des enfants et l’obéissance absolue aux règles religieuses étaient néfastes pour leur développement. Douée d’une grande vivacité d’esprit, elle devait constamment montrer à tous qu’ils n’étaient pas aussi intelligents qu’elle, de sorte que ses proches la considéraient comme arrogante. Elle insista pour suivre une école polonaise et s’intégrer dans la société. Elle se disputait constamment avec son père, et sa mère la maltraitait en la frappant férocement sans toutefois parvenir à la briser. Intuitivement, elle pressentait que sa résistance l’empêcherait de développer un « faux Soi », avec toutes les conséquences que cela impliquait pour elle. À l’âge de 16 ans, elle était devenue une jeune femme très instruite et sûre d’elle.

Au début de la Seconde Guerre, la famille de ma mère fut séquestrée dans le ghetto de Piotrków Trybunalski, sa ville natale. Elle changea son identité juive contre un nom polonais – une fausse identité lui permettant de survivre – et entra en contact avec l’organisation clandestine du ghetto. Elle y rencontra Stefan Moravsky, son futur petit ami de quatre ans plus âgé. Ensemble, ils fondèrent une école secondaire pour jeunes Juifs qui fonctionnait à l’insu des Allemands. Alice Miller portait à l’origine le nom juif d’Alicia Englard. Elle se fit alors appeler Alice Rostovska, réussit à obtenir de faux papiers et conserva son identité polonaise toute sa vie. Elle parvint à s’échapper du ghetto et se rendit à Varsovie où elle donna des cours particuliers à des enfants polonais pour soutenir sa famille financièrement. En 1942, elle apprit par hasard que les nazis allaient fermer le ghetto de Piotrków et envoyer ses 28 000 Juifs à Treblinka pour y être gazés. Au tout dernier moment, elle réussit à obtenir de faux papiers pour sa mère et sa sœur. Son père, un juif orthodoxe, ne parlait pas du tout le polonais et était très malade. Il mourut dans le ghetto avant que ses habitants ne soient déportés.

 

Emprise d’un maître-chanteur

Alice Miller sauva sa mère et sa sœur, cachant la première quelque part à la campagne et la seconde dans un couvent catholique de Varsovie. Elle-même vivait désormais dans la partie aryenne de la capitale occupée. Elle devait constamment éviter d’être dénoncée par l’un des nombreux maîtres-chanteurs qui sévissaient alors, ce qui aurait entraîné sa propre déportation à Treblinka. Habitant dans l’école où elle travaillait comme enseignante, elle fut malheureusement trahie par le maître-chanteur de son fiancé Stefan qui coopérait avec la Gestapo et découvrit sa cachette. Elle lui donna son dernier bijou et eut l’intelligence de le séduire. Ma mère ne m’a jamais parlé de son vécu de guerre. Une seule fois, dans un moment de faiblesse, elle m’apprit que ce maître-chanteur portait le même nom que mon père : Andreas Miller. Lorsque le soulèvement de Varsovie a commencé, elle et sa sœur Irena ont pu s’échapper du côté russe.

Après la guerre, Alice Rostovska s’est installée à Cracovie et a poursuivi les études qu’elle avait entamées durant son séjour dans la clandestinité. Elle tomba gravement malade et, après sa guérison, décida de poursuivre son parcours académique à l’université de ?ód?. C’est là qu’elle retrouva son maître-chanteur, Andreas Miller, qui était fou amoureux d’elle. À la même époque, les Juifs polonais étaient à nouveau persécutés, cette fois par la dictature stalinienne, et Andreas Miller s’est révélé être un sauveur. Il réussit à obtenir deux bourses leur permettant d’étudier à l’université de Bâle. Andreas et Alice quittèrent définitivement la Pologne pour la Suisse où ils se marièrent. J’y suis né en 1950.

Alice Miller n’a jamais traité son traumatisme de guerre. À l’époque, il n’existait aucune méthode allant dans ce sens. Par conséquent, elle a été obligée de s’en dissocier. En 1978, après 25 ans de travail en psychanalyse, Alice Miller a décidé d’écrire des livres. Le drame de l’enfant doué (1979)est encore aujourd’hui un best-seller mondial et a été traduit dans une quarantaine de langues. Dans ses livres, elle fit vivre une Alice Miller qu’elle avait sans doute été enfant et qu’elle dut renier pendant la guerre pour survivre. Ce faisant, elle redevenait la rebelle, cette fois en tant qu’autrice et défenseuse des enfants opprimés. Elle se présentait en mère idéale pour ses lecteurs qui auraient tous souhaité avoir connu une figure maternelle aussi merveilleuse. Je me suis suffisamment attardé sur la face sombre de ce personnage dans mon livre et dans mon film. Je voudrais donc montrer ici à quel point son approche était révolutionnaire et comment la recherche sur le traumatisme la confirme aujourd’hui.

 

Les éléments saillants de la théorie d’Alice Miller

Alice Miller s’est principalement penchée sur la relation parents-enfants. Elle a constaté que les enfants ne sont généralement pas encouragés dans leur originalité par leurs parents, mais qu’ils sont entravés dans leur développement par le comportement de ceux qui devraient au contraire les soutenir. Elle en a déduit les troubles psychologiques manifestés par l’enfant découlent de ce comportement hostile. Dans ses trois premiers livres, cette thèse fondamentale est décrite de manière bouleversante et radicale.

Le drame de l’enfant doué (1979)

Dans ce premier ouvrage, elle adapte avec génie le concept de « Soi » introduit par Donald W. Winnicott. C’est pourquoi le sous-titre de l’édition originale est « À la recherche du vrai Soi ». La théorie du Soi de Winnicott peut être résumée de la manière suivante : en raison d’influences extérieures, l’être humain développe un « faux Soi » afin de protéger le vrai. Winnicott décrit le vrai Soi comme un potentiel inné qui s’efforce de se développer. Paradoxalement, le faux Soi ne fait pas que préserver ce potentiel, mais va aussi à l’encontre de son épanouissement. Winnicott explique ce paradoxe de la manière suivante : le faux Soi se forme en raison de la docilité de l’enfant, ce dernier intégrant les attentes de son environnement comme étant l’expression de ses propres besoins. Cela peut aller si loin que l’adulte finit par se persuader que cette construction est en fait son vrai Soi. Alice Miller attribue le développement des troubles psychologiques au développement d’un faux Soi. Cette théorie a eu un impact important sur le comportement des parents vis-à-vis de leurs enfants et, bien sûr, en psychothérapie. Elle a clairement souligné que les parents ont le devoir d’aider leurs enfants à développer leur plein potentiel au lieu de l’entraver en provoquant chez eux des troubles psychologiques.

C’est pour ton bien (1980)

Dans ce livre, Alice Miller décrit très concrètement les mécanismes utilisés par les parents pour conditionner leurs enfants et comment ces manipulations entraînent des troubles psychologiques durables qui les empêchent de développer leur propre potentiel. Elle utilise le terme de Pédagogie noire introduit par Katharina Rutschky. Fondateur de la psychohistoire, l’Américain Lloyd de Mause a publié The History of Childhood (Suhrkamp, 1975), un ouvrage non traduit en français. Il y montre qu’avec la création des États-nations, il n’était plus toléré que les enfants soient simplement négligés, voire tués. Les dirigeants posèrent donc des directives claires selon lesquelles ceux-ci devaient être éduqués et mis à leur service, avant tout comme soldats. Ces principes d’éducation très répressifs conduisirent à un bouleversement social qui mit la science pédagogique sur le devant de la scène. Les pédagogues devinrent les artisans d’une éducation oppressive et même misanthrope.

 

Manuels de torture

Alice Miller détaille ces directives pédagogiques et montre clairement les effets négatifs qu’elles génèrent. L’une d’elles l’a particulièrement impressionnée : pour élever votre enfant selon vos propres idéaux, vous devez d’abord briser la volonté du nourrisson ! Les pédagogues affirmaient donc que les enfants devaient se soumettre aux commandements des grandes personnes dès la naissance. En cas de succès, ceux-ci seraient sous le contrôle total des adultes, qui n’auraient pas à craindre d’écart de leur part. Bien que l’État et l’Église aient été très clairs dans leurs attentes en matière d’éducation des enfants, les parents furent néanmoins déconcertés et tentèrent d’atténuer leur désarroi en se surpassant dans leurs exigences éducatives. Les pédagogues du XVIIIe siècle et jusqu’à l’Allemagne nazie ont élaboré pour eux des guides qui se lisent aujourd’hui comme des manuels de torture. Il convient ici de mentionner tout particulièrement le pédiatre et orthopédiste Moritz Schreber, adepte de méthodes coercitives et fondateur des jardins familiaux destinés à l’exercice physique, ainsi que Johanna Haarer, la puéricultrice préférée d’Adolf Hitler. La dernière édition de l’un de ses livres – Die Mutter und ihr erstes Kind – est parue en 1987.

Alice Miller utilise les exemples d’un tueur en série allemand et d’une toxicomane pour illustrer les dommages psychologiques causés par les méthodes brutales d’éducation des enfants. Elle adopte une position radicale et se montre parfois pessimiste, ce qui est compréhensible puisqu’elle a subi ce genre de pratiques jusque dans sa chair avec sa mère. Il y a quelques années, à Francfort, j’ai eu l’occasion de faire une présentation devant d’anciens membres du mouvement 68 allemand à l’occasion de leur 50e anniversaire. Après mon exposé, j’ai pu parler avec de vrais soixante-huitards endurcis. J’ai été étonné de constater que tous disaient qu’ils avaient été éduqués avec la Pédagogie noire de l’époque nazie. Je me suis rendu compte que cette révolte des étudiants était en fait une rébellion contre les méthodes éducatives de leurs parents et qu’elle s’est poursuivie dans une mouvance terroriste.

 

Traumatismes transgénérationnels

Sans connaître la théorie du traumatisme, Alice Miller a clairement démontré que les méthodes éducatives du XVIIIe siècle et au-delà ont effectivement traumatisé un grand nombre d’enfants. Sans guère exagérer, on peut affirmer que la Pédagogie noire relevait de tortures socialement acceptées, destinées à marquer durablement les enfants et à les priver de leur vitalité. Comme suggéré précédemment, l’agitation causée par le mouvement de 68 était en fait une rébellion contre des méthodes parentales sadiques et destructrices. Malheureusement, cette rébellion n’a pas abouti car les rebelles n’ont pu s’en libérer intérieurement, mais les ont appliquées dans leurs propres rangs. Comme avec son premier livre, Alice Miller a réussi un nouveau coup de maître qui a ébranlé les fondements de la pédagogie et a, là aussi, fortement influencé la psychothérapie. J’y reviendrai un peu plus loin.

L’enfant sous terreur (1981)

Le troisième livre d’Alice Miller s’intéresse à l’intériorisation de la Pédagogie noire. Sans le savoir, elle décrit intuitivement le processus du traumatisme transgénérationnel. En outre, elle traite avec passion d’un changement profond dans le travail psychothérapeutique. Elle s’oppose radicalement à la psychanalyse de Sigmund Freud, qu’elle accuse d’avoir abandonné sa théorie initiale du traumatisme – dite théorie de la séduction – au profit de son complexe d’Œdipe et de sa théorie des pulsions, également mise à mal par Alice Miller. Elle reproche à la psychothérapie qui s’en inspire de ne pas s’intéresser à la biographie de ses patients, mais de défendre une théorie spéculative ne rendait pas justice à leur souffrance psychologique. En s’en préoccupant au contraire, il devient possible d’identifier cette souffrance et de la résoudre. Ce qu’elle souligne ici, c’est l’importance pour le patient de trouver une écoute empathique et d’articuler son expérience subjective. Ainsi, il réalisera que, pendant toute sa vie, il a dû rester ignorant de la manière dont il a été traité. Son vécu éducatif joue un rôle clé à cet égard, car il peut révéler à quel point le traitement infligé par ses parents l’a handicapé.

 

Le « témoin éclairé »

Alice Miller souligne clairement comment ces modes de parentalité traumatisent les enfants tout en étant largement tolérés par la société. Il y a encore aujourd’hui tant de personnes qui ne s’autorisent pas à prendre conscience de ce qu’elles ont vécu et qui reproduisent ces mauvais traitements sur leurs propres enfants sans mauvaise conscience. Alice Miller s’est particulièrement intéressée à l’attitude des psychothérapeutes envers leurs patients. Elle insistait pour que ceux-ci prennent au sérieux les récits de leurs patients. Pour elle, le rôle du thérapeute devait être celui d’un « témoin éclairé », car les enfants ont vécu seuls et sans défense des situations traumatisantes, sans personne pour confirmer leurs souffrances. Elle soutenait que ce témoin pouvait intervenir aujourd’hui afin de soutenir ces anciennes victimes.

Ces thèses ont souvent été rejetées sans fondement, parce qu’elles étaient inconfortables et perturbaient les habitudes thérapeutiques. Pour conclure, j’aimerais donc décrire comment la théorie d’Alice Miller a influencé mon propre travail. Ayant très tôt abandonné son cabinet de psychanalyse, ma mère n’a jamais appliqué ses théories dans la pratique et c’est donc moi, son fils et héritier spirituel, qui ai eu l’occasion de le faire. D’emblée, il me paraît particulièrement important de reconstituer la biographie de mes patients aussi précisément que possible. En cela, les réflexions d’Alice Miller m’ont encouragé à ne pas avoir d’inhibition dans ce processus. Malheureusement, pendant longtemps, je n’ai pas pris en compte qu’il me fallait aussi examiner ma propre biographie de manière critique.

 

Les thèses d’Alice Miller dans la pratique

Depuis peu, la théorie de l’intersubjectivité s’est imposée en psychanalyse, notamment dans la thérapie du traumatisme. Selon cette thèse, le patient et le thérapeute s’influencent mutuellement. Il s’agit cependant d’un processus différent de celui du transfert et du contre-transfert classiques. Dans l’intersubjectivité, les deux parties évoluent au cours du processus thérapeutique, chacune à sa manière. Le thérapeute s’efforce de ne plus mettre à distance sa propre subjectivité, mais s’engage dans un processus psychologique dynamique conduisant au développement d’une relation intersubjective. On ne parle plus de transfert, dans la mesure où le thérapeute accepte de se confronter aux parties refoulées de sa propre biographie lorsque les réactions de ses patients l’y invitent. Le défi consiste pour lui à traiter ces zones d’ombre au cours de l’accompagnement thérapeutique ou lors de la supervision. Grâce à ce processus, le thérapeute est plus à même de s’ouvrir aux traumatismes de ses patients. La théorie de l’intersubjectivité permet au thérapeute d’évoluer au cours de son travail, plutôt que le patient soit seul à le faire.

Cette approche représente certainement une innovation dans la psychanalyse classique, mais la théorie de ma mère me semble plus logique. C’est le « témoin éclairé » qui permet aux patients de réaliser qu’ils sont accompagnés et que leurs expériences font l’objet d’une réponse empathique. Dans cette posture, le thérapeute peut confirmer leur vécu et prendre de la distance, dans le sens où il lui est possible de mettre en évidence les liens de causalité et de les expliquer. Selon mon expérience, les patients éprouvent un sentiment de grand soulagement quand leur chaos intérieur est enfin mis en ordre. Alice Miller n’a jamais décrit ce processus parce qu’elle n’en avait pas l’expérience pratique.

 

Confirmer l’expérience subjective des victimes

Ma mère n’a jamais imaginé que son comportement éducatif serait également soumis à l’examen et à la critique. Cela a entraîné des conflits entre elle et moi. Comme je l’ai dit, elle a dû refouler son traumatisme de guerre pour être capable d’écrire ses livres. Alice Miller était d’avis qu’étant donné les expériences négatives vécues par les patients avec leurs parents, il était important de mettre en cause ces derniers. J’ai constaté qu’il est plus important encore de traiter leur propre expérience subjective de victimes. Il n’est pas nécessaire de pardonner, sachant que la plupart des parents ne veulent pas se confronter à la critique. Les comprendre et s’en distancier sont à mes yeux les facteurs les plus décisifs.

J’ai également complété la théorie d’Alice Miller par un élément clé. Au début des années 1980, John et Helen Watkins ont développé la théorie de l’état du Soi. Cette théorie part du principe d’un Soi multicentrique qui peut être fragmenté par le traumatisme. J’ai élargi la théorie de ma mère en adaptant cette théorie à ma pratique. J’ai remarqué qu’en cas de traumatismes, les patients ont tendance à intérioriser leurs parents dans leur comportement envers leurs propres enfants. Les parents à l’origine du traumatisme exercent donc toujours le même pouvoir sur l’adulte, dès lors incapable de répondre à ses besoins légitimes. La reconstruction de la biographie réelle du patient lui permet de saisir pleinement la dynamique traumatique de son monde intérieur. Il apprend à se défendre contre ses parents intériorisés, dans un dialogue ouvert avec lui-même et avec l’aide du « témoin éclairé ». Il peut ainsi sortir de la position de l’enfant impuissant et livré.

 

En conclusion

Les parents transmettent toujours leurs traumatismes sous la forme d’un héritage transgénérationnel qu’il est capital d’examiner au cours de la thérapie. Le recours à la Pédagogie noire est par définition traumatisant et constitue le maillon de cette chaîne de transmission. C’est la raison pour laquelle les enfants sont encore couramment traumatisés par leurs parents sans que ces derniers ne s’en rendent compte.

La théorie d’Alice Miller m’a beaucoup influencé et j’ai souvent pu l’appliquer. Si elle m’a semblé parfois trop agressive, relevant ici et là du domaine de la littérature, elle a cependant préparé le terrain à la théorie du traumatisme et à la thérapie du même nom. Ce n’est pas sans raison que ses livres jouissent toujours d’un grand cercle de lecteurs. Elle a su retranscrire l’expérience éducative de nombreuses personnes qu’elle a thématisée de façon radicale. Sa pensée a influencé la pratique de la psychothérapie dans son ensemble.

Martin Miller*

(Adaptation française : Marc-André Cotton)

© Martin Miller – 01.2023 / www.martinmiller.ch

Sur ce sujet, lire également Entre Alice Miller et son fils Martin, une relation dramatique et L’histoire secrète d’Alice Miller,

 

*Psychologue et psychothérapeute depuis plus de quarante ans, Martin Miller est le fils d’Alice Miller et principal protagoniste du documentaire Who’s Afraid of Alice Miller. Une présentation de son travail psychothérapeutique en allemand peut être consultée ici.