Depuis la parution de la seconde édition anglaise de Parenting for a Peaceful World, en 2013, la marche du monde semble s’être accélérée, bouleversant nos certitudes et nous laissant parfois sans voix devant le spectacle de tensions grandissantes, de drames humains portés jusqu’aux seuils de nos foyers, suscitant des sentiments d’insécurité et de vulnérabilité que nous aurions sans doute préféré maintenir à distance. La guerre en Syrie a vu déferler sur l’Europe une vague migratoire sans précédent inspirant un retour des nationalismes ; de sanglants attentats ont suivi la création de l’État islamique et frappé le cœur de nos démocraties ; aux États-Unis, la présidence de Donald Trump a entraîné une polarisation des opinions accompagnée d’une inquiétante visibilité des populismes partout dans le monde ; l’épisode anxiogène de la Covid-19 ; la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine sur fond d’un réchauffement climatique désormais perceptible et la dramatique résurgence du conflit israélo-palestinien ont eu raison de toute vision réconfortante pour l’avenir de l’humanité. De prime abord, rien ne parait donc plus éloigné de la réalité que cette proposition de Robin Grille, extraite du dernier paragraphe de son livre : « La paix dans le monde n’est pas seulement un but parfaitement à notre portée, c’est un objectif modeste. »
Face à ces défis collectifs sidérants, Grille suggère en effet une approche singulière, a priori à notre portée et susceptible de nous restituer une joie de vivre bien malmenée par la morosité ambiante : occupons-nous de nos enfants ! En se focalisant sur l’enfance et sur la parentalité, il ne fait pas diversion, mais plonge effectivement au cœur de nos problématiques. Son postulat de base, c’est que les premières années de la vie conditionnent le reste de nos existences – et qui pourrait lui donner tort ? Il s’en suit logiquement que nos sociétés tout entières sont impactées voire forgées par ces expériences essentielles relevant de l’intime et parfois du secret. Mais aussi que les violences dont nous savons l’humain capable trouvent leurs racines dans les brutalités commises compulsivement depuis des siècles contre les plus jeunes, puis rejouées collectivement sur la scène mondiale. C’est dans cette audacieuse hypothèse, chère aux psychohistoriens, que se situe la particularité de sa démarche d’auteur.
L’ouvrage que vous tenez entre les mains réunit une somme impressionnante de données et de sources tendant à soutenir une telle compréhension. Parmi celles-ci, les circonstances historiques dévoilant la condition des enfants telles qu’exposées dans son Enfance à travers les âges (Partie II) peuvent faire frémir et susciter le rejet. Si vous avez subi des expériences particulièrement négatives dans l’enfance – de l’anglais Adverse Childhood Experiences –, il se peut que ces pages vous soient même par trop insoutenables. Passez-les sans hésiter, car elles ne sont pas indispensables à l’intelligence de l’ensemble ! Un peu plus loin, Grille souligne que les pays occidentaux traversent une phase de transition en matière de parentalité, qualifiée d’acculturante pour souligner l’importance donnée par les adultes aux attentes sociétales. Cette approche moderniste de l’enfance fait suite à des siècles de maltraitances qui n’ont pas empêché les mentalités de se transformer sous l’impulsion de figures historiques comme Rousseau, Freud ou Piaget... C’est donc qu’une révolution est en marche, alors pourquoi s’alarmer ?
Chiffres à l’appui, l’auteur fait cependant remarquer que les violences et les humiliations exercées contre les enfants sont encore largement répandues partout dans le monde, bien que des droits inaliénables leur soient désormais conférés. Dans nos pays, ils bénéficient certes d’affection et d’une plus grande attention, mais l’on accorde encore peu de valeur aux sentiments de l’enfant, et si les châtiments corporels sont aujourd’hui proscrits dans 65 pays, l’éventail des méthodes utilisées pour perpétuer la domination des adultes reste large. Ainsi, les violences verbales et les vexations, les punitions et les récompenses, le retrait d’attention ou encore l’isolement d’un bambin jugé récalcitrant sont trop souvent considérés comme des manipulations acceptables pour le contraindre à l’obéissance. Or bien qu’elles ne laissent pas de traces physiques, ces marques de rejet blessent profondément le psychisme de l’enfant. Ce dernier finit par intérioriser qu’il est intrinsèquement mauvais et ne mérite pas d’être aimé – même si son comportement s’est conformé aux attentes de son entourage. Le sentiment de honte découlant d’humiliations répétées dans l’enfance peut conduire un adulte à rechercher compulsivement l’approbation d’autrui, à fuir toute interaction authentique, voire à développer divers troubles de la personnalité résultant d’une perte de l’estime de soi.
Isolement de l’enfant : que disent (vraiment) les recherches sur le « time-out » ? (2/2)
La question de l’efficacité, voire de la nocivité de cette mesure pour le développement psycho-affectif de l’enfant, ne cesse de faire débat. L’objectif du présent article est d’examiner concrètement les études dont cette discipline se réclame pour justifier le « time-out » et d’en préciser les bases théoriques et méthodologiques.
(12/2023)
Un faisceau de recherches montre aujourd’hui que la prime enfance n’est pas seulement une période sensible du développement physique et psychologique de l’être humain, mais aussi et peut-être surtout une phase au cours de laquelle devrait s’épanouir l’intelligence de nos émotions. Robin Grille fait incidemment remarquer que nous sommes aujourd’hui très vulnérables aux manipulations affectives – qu’il s’agisse de stratégies sournoises menées par des groupes d’influence, de rhétoriques politiques démagogiques ou d’astucieuses campagnes publicitaires. Les addictions les plus diverses plombent les budgets des ménages et des services de santé, témoignant de carences d’attachement installées dès la prime enfance. Assurément, un chemin reste à faire pour que nos sociétés reconnaissent pleinement l’intelligence émotionnelle des enfants, dans la famille comme en tout lieu contribuant à leur socialisation. L’auteur démontre de manière convaincante que les bienfaits collectifs découlant de pratiques parentales dites « aidantes » – une parentalité bienveillante, attentive aux besoins physiologiques et affectifs de l’enfant – dépasseraient très largement les coûts engendrés par les initiatives visant à promouvoir une telle révolution.
L’ouvrage de Robin Grille présente aussi un intérêt pour les psychopraticiens et autres professionnels de la relation d’aide confrontés aux conséquences des carences émotionnelles de l’enfance chez leur clientèle. Ses Cinq étapes du développement émotionnel de la petite enfance (Partie VI) fournissent – notamment sur des bases neurologiques et endocrinologiques récentes – une véritable cartographie de la vie affective du petit d’Homme pendant les sept premières années de sa vie, au cours desquelles se forgent les traits les plus durables de son caractère. Pour chacune de ces phases-clés, l’auteur détaille les changements dans la réalité affective vécue par le nourrisson, le bébé puis le bambin, les besoins affectifs les plus universels devant être comblés pour assurer l’équilibre émotionnel de l’enfant, et surtout la manière dont son vécu peut façonner sa personnalité et ses croyances futures. Si vous êtes engagé.e sur un cheminement thérapeutique personnel, vous y trouverez confirmation que nos angoisses les plus profondes – la peur d’exister, le sentiment de ne pas être aimé.e, la crainte d’être trahi.e ou abandonné.e par exemple – s’enracinent dans des blessures affectives éprouvées dans nos premières années d’existence. Cette reconnaissance vous permettra de vous positionner plus clairement dans vos relations et d’être plus à l’écoute des messages signalant une détresse chez l’enfant.
En France, depuis l’adoption en juillet 2019 de la loi interdisant les violences éducatives ordinaires, des voix autorisées s’élèvent pour défendre le recours à des méthodes traditionnelles de manipulation émotionnelle comme l’extinction des pleurs du nourrisson ou l’isolement de l’enfant – très populaires dans le monde anglo-saxon sous les appellations de crying-out et de time-out. En dépit de leur nocivité pour l’équilibre émotionnel des plus jeunes, celles-ci bénéficient d’un soutien médiatique inattendu qui témoigne du désarroi du public confronté à une évolution inévitable dans nos pratiques éducatives. Avec d’innombrables sources conférant à son ouvrage une base scientifique indéniable, Robin Grille peut offrir de nouvelles perspectives aux parents qui s’interrogent sur le bien-être de leurs enfants et un corpus de référence pour ceux parmi les décideurs politiques qui œuvrent pour une société plus paisible.
Marc-André Cotton*
*Marc-André Cotton est le co-fondateur avec Sylvie Vermeulen du site regardconscient.net et auteur du livre Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative (L’Instant présent, 2014). Il est aussi président de l’ International psychohistorical association (IPhA).
© M.A. Cotton – 01.2024 / regardconscient.net