Résumé : Issu d’une culture Hillbilly quasi clanique, l’actuel vice-président américain J.D. Vance a été exposé dès son plus jeune âge à de graves traumatismes familiaux. La rhétorique enragée qu’il déploie dans la sphère politique et sa quête de mentors réactionnaires comme l’entrepreneur libertarien Peter Thiel témoignent d’une volonté de renverser la démocratie et d’instaurer un nouvel ordre autoritaire sur le sol américain.
L’une des surprises politiques de la campagne présidentielle américaine, outre l’élection de Donald Trump, a été le choix de James David Vance comme son vice-président et l’influence croissante de la nouvelle droite radicale de la Silicon Valley, notamment celle du milliardaire libertarien ultra-conservateur Peter Thiel. La proximité de Vance avec la présidence, ainsi que l’âge et le déclin probable de Trump, font de la compréhension de Vance et de son mentor Thiel un sujet pertinent pour l’analyse psychohistorique.
Un exemple inspirant du « rêve américain »
Qui est donc J.D. Vance ? Il nous a été présenté en 2016 avec la publication de son autobiographie, Hillbilly Elegy—A Memoir of a Family and a Culture in Crisis (Vance, 2016). Ce livre semblait apporter un éclairage bienvenu sur la victoire inattendue de Trump en 2016, un outsider politique qui prétendait défendre la classe ouvrière blanche oubliée. Dans ce témoignage, Vance raconte son ascension personnelle de la pauvreté à la réussite, à partir d’origines familiales très défavorables, et brosse un portrait de la famille, du peuple et de la culture dont il est issu.
Les grandes lignes de cette histoire sont bien connues. Vance a dépeint en termes sinistres, et avec un sens de l’humour noir, une éducation marquée par des traumatismes importants et l’instabilité familiale, par la violence domestique, la toxicomanie, les privations et la confusion. De son enfance difficile et traumatisante jusqu’à la faculté de droit de Yale et à la réussite en affaires, l’ascension de Vance a été présentée comme un exemple inspirant du « rêve américain ».
Fig. 1 : Quasi clanique, la culture Hillbilly est caractérisée par de forts liens communautaires et une violence intrafamiliale endémique dont témoigne J.D. Vance dans son autobiographie. (© gonehollywood.fr)
Mère toxicomane
Deux personnages ont marqué la vie de Vance : sa grand-mère Bonnie, surnommée Mamaw, et sa mère Bev. La première était une femme Hillbilly du Kentucky[1], dure et sévère dotée d’un fort penchant pour la violence, qui prit en charge son éducation lorsque la seconde ne fut plus en mesure de s’occuper de lui. Sa mère Bev abandonna ses études secondaires, épousa son petit ami d’adolescence, mais divorça peu après. Elle donna naissance à James David à Middletown (Ohio), en 1984, et entra dans l’âge adulte comme une toxicomane instable qui soumettait son fils à des abus émotionnels extrêmes, l’exposant notamment à une série de maris et de petits amis qu’elle amenait à la maison, mais qui n’y restaient jamais très longtemps.
À Yale, Vance a eu le sentiment d’être un étranger entouré de jeunes majoritairement issus de l’élite bourgeoise. Dans Hillbilly Elegy, il affirme que sa camarade et petite amie indienne-américaine Usha aujourd’hui son épouse, une autre étudiante en droit issue d’un milieu professionnel stable de la classe moyenne, a joué le rôle d’une « guide spirituelle », lui inculquant également les conventions sociales nécessaires à la fréquentation des dîners formels.
Culture quasi clanique
Il est intéressant de noter que sa grand-mère Mamaw était une démocrate du New Deal – le seul trait que Vance n’ait pas conservé. Une femme irritable et tranchée dans ses opinions, Vance attribue sa violence à la culture Hillbilly quasi clanique qu’elle incarnait (fig. 1). Lors d’un incident au cours duquel le grand-père rentra un soir ivre à la maison et s’effondra sur le canapé par exemple, elle l’aspergea de kérosène et y mit le feu. Il ne fut sauvé de blessures graves ou de la mort que par l’intervention rapide de la sœur de Vance.
Malgré ce passé traumatisant, Vance tira parti de la discipline, des soins et des encouragements de sa grand-mère – ainsi que d’un séjour de quatre ans dans les Marines – et obtint un diplôme de droit à Yale. Il s’est alors rendu compte que la profession d’avocat n’était pas faite pour lui. Lors de sa première année à Yale, il avait assisté à une conférence du milliardaire de la Silicon Valley Peter Thiel, qui le fascina complètement. Vance se lia d’amitié avec lui et déménagea à San Francisco où sa femme avait trouvé un emploi d’avocate. Vance rejoignit alors le cercle des investisseurs de Thiel et adopta son métier de capital-risqueur, ainsi qu’une grande partie de sa philosophie politique radicalement conservatrice puis, dès 2017, son étiquette de catholique ultraconservateur.
Quête de figures paternelles
La conversion de Vance à la droite radicale a été progressive. Dans Hillbilly Elegy, Vance rejette la théorie du complot et déplore que ses compatriotes des Appalaches appauvris soient vulnérables à la dépendance et au désespoir, aux solutions miracles et à la démagogie. Il décrit Donald Trump comme une sorte de héros culturel pour la classe ouvrière blanche en déclin et même comme un Hitler en puissance[2]. En 2020 cependant, Vance passa du statut de centriste humaniste et socialement conservateur à celui d’admirateur zélé de Trump aux idées de droite radicale – un revirement tout à fait remarquable. Bien qu’il ait expliqué plus tard qu’il avait simplement changé d’avis après avoir vu ce que Trump avait fait au pouvoir, cette « conversion » mérite un éclairage psychohistorique.
L’un des thèmes dominants de Hillbilly Elegy est l’exposition de Vance, dès son plus jeune âge, à de graves traumatismes familiaux et sa quête angoissante d’une identité personnelle, en particulier d’une figure qui incarne des idéaux directeurs. Il a également révélé son rejet catégorique de tout traitement psychothérapeutique. Nous constatons à présent que sa propension à s’attacher aux figures paternelles, qui découle d’une soif de conseils et d’orientation, se poursuit avec son soutien zélé à un leader masculin belliqueux et à des idées qu’il avait autrefois rejetées. Le plaisir qu’il a éprouvé pendant la campagne présidentielle à insulter « la gauche », à dire à Kamala Harris « d’aller au diable » et à traiter ses partisans de « merdeux » reflète une facette jusqu’alors cachée de son caractère. En s’accommodant pour sa survie émotionnelle de sa Mamaw bien-aimée, Vance semble avoir intériorisé le vitriol qu’elle exprimait si souvent. S’il est manifestement animé par une intense soif de pouvoir, nous pouvons également comprendre que sa passion pour la transformation radicale de l’Amérique est en grande partie alimentée par des traumatismes non identifiés et non résolus.
Rhétorique enragée
Outre son machisme et son identification à la culture Hillbilly, l’une des conséquences évidentes des traumatismes subi par Vance est la rage intense qui l’a hanté toute sa vie. Dans Hillbilly Elegy, il décrit ses difficultés à contrôler sa colère – notamment lorsqu’il est au volant – et l’insistance de son épouse à ce qu’il règle ce problème. Il a admis récemment avoir crié à son fils de 7 ans de « fermer sa gueule » lors de l’appel téléphonique au cours duquel Trump lui offrait le poste de vice-président. Sa rhétorique enragée au cours de la campagne présidentielle – lorsqu’il a qualifié la candidate démocrate Kamala Harris de « déchet » par exemple – suggère fortement qu’il est encore mu par une charge traumatique importante. Sa rage pourrait être vue comme une tentative maladroite pour se libérer de son emprise sur lui, mais elle agit en même temps comme une mise à distance de ce qui vit en dessous, à savoir une profonde détresse intérieure. C’est en cela qu’elle échoue et ne fait que transmettre sa souffrance émotionnelle, désormais inscrite en grand sur la scène politique. Comme le montrent les preuves empiriques fournies par Milburn et Cogan dans leur livre Raised to Rage: The Politics of Anger and the Roots of Authoritarianism[3], ainsi qu’une multitude d’études psychohistoriques, les traumatismes inconscients non traités sont une source essentielle de l’extrémisme radical de droite.
Le rôle de « chien de garde » de Vance dans la campagne est tout à fait dans l’esprit de ce qu’il décrit de manière ambivalente, mais aussi très positive, dans son autobiographie comme émanant de la culture Hillbilly illustré par la querelle familiale historique des Hatfield-McCoy[4] (fig. 2). Cette mentalité était incarnée par sa grand-mère vénérée, qui a un jour saccagé une petite pharmacie avec son mari parce que l’apothicaire aurait insulté Vance alors enfant. Quand des garçons avec qui il s’était lié d’amitié dans son adolescence semblaient vouloir l’entraîner dans la délinquance, elle menaça de les abattre à bout portant s’ils revenaient à la maison. Il a aussi fait régulièrement remarquer, dans son livre et lors d’interviews, que sa Mamaw avait 17 fusils chargés rangés stratégiquement dans sa maison juste avant sa mort.
Fig. 2 : Membres de la famille Hatfield en 1897. (© Wikimedia Commons)
Valeurs familiales et ethnocentrisme
Pour mieux comprendre sa transition de l’état de sceptique à celui d’admirateur de Donald Trump, voyons quelles sont les convictions qui sous-tendent ce revirement. Certaines de ses idées lui ont valu notoriété et moquerie, comme sa déclaration de 2021 au Tucker Carlson Show, selon laquelle les États-Unis seraient menacés par des « childless cat ladies » – des femmes n’ayant pas d’enfants et qui présenteraient, pour cette raison, des tendances sociopathes[5]. Toutefois, il est important de comprendre la philosophie sociale sous-jacente à cette croyance, une vision du monde qu’il a développée en lisant une variété de penseurs extrémistes, y compris de nombreux ouvrages radicaux, voire « fous », comme il l’admit récemment dans une interview[6].
Dans l’univers mental de Vance façonné par son expérience subjective, la famille sert de fondement à son propre équilibre et à celui de toute une société. Son patriotisme – défini comme une loyauté viscérale au pays, au lieu où il a grandi et à son héritage ethnique – est étroitement lié à ce concept étroit de la famille. Cette perspective ressemble étrangement au nationalisme volkisch « du sang et du sol » qui caractérisait le national-socialisme allemand : une valorisation profonde des liens à la terre, à la famille et à l’héritage ethnique local. Vance explique ainsi qu’il souhaite que ses enfants et lui-même soient un jour enterrés dans le cimetière familial de Jackson, dans le Kentucky. Si l’accent mis sur les valeurs familiales est l’une des caractéristiques de l’idéologie conservatrice, le conservatisme radical de Vance se distingue donc par son ethnocentrisme et son aversion prononcée pour l’immigration et la diversité culturelle qu’elle engendre. L’allégation infondée et diffamatoire de Vance, réitérée par Trump lors du débat présidentiel, selon laquelle les immigrés haïtiens « mangent les animaux domestiques[7] » est ancrée dans son identification à la classe ouvrière blanche de Springfield (Ohio). À l’inverse, son manque d’empathie se manifeste par le dédain et le mépris qu’il exprime pour des immigrants désespérés qui demandent l’amnistie et fuient la violence et le désordre dans leur pays d’origine.
Ordre social « illibéral »
Cette nouvelle vision du monde, efficacement dissimulée lors du débat des vice-présidents où Vance s’est présenté comme un conservateur modéré, a été inspirée par sa lecture de divers penseurs de la nouvelle droite et du « post-libéralisme » – comme le blogueur néo-réactionnaire Curtis Yarvin[8]. Elle est essentiellement apocalyptique puisqu’à ses yeux, les États-Unis traverseraient une crise existentielle dans laquelle leur essence même serait menacée. Face à cela, les stratégies les plus dures seraient justifiées – proclamer par exemple que « Kamala Harris peut aller en enfer ! » en réponse à sa critique du comportement de Donald Trump lors d’une visite médiatisée au Arlington Cemetary[9] – et Vance se permet de donner libre cours à ses frustrations en déversant sa rage sur ce qu’il désigne désormais comme les « mauvais dirigeants » de l’Amérique.
Sur un podcast conservateur populaire en 2022, influencé par le même Curtis Yarvin dont il a dit être l’ami, Vance a exprimé son point de vue selon lequel un second mandat de Trump devrait « renvoyer tous les bureaucrates de niveau intermédiaire et tous les fonctionnaires de l’État administratif et les remplacer par nos gens », pour permettre aux conservateurs de s’en emparer[10]. Suivant la perspective de penseurs de la nouvelle droite « post-libérale » tels que le politologue catholique Patrick Deneen[11], le journaliste chrétien Rod Dreyer[12] ou l’essayiste conservateur Michael Anton[13], Vance s’efforce d’instaurer un ordre social traditionaliste « illibéral » enraciné dans la doctrine sociale catholique qui supprime la gauche et ressemble à ce que les historiens appellent le « fascisme clérical » du Portugal et de l’Espagne au milieu du 20e siècle, et le régime autoritaire de Victor Orbán en Hongrie aujourd’hui[14].
Un mentor libertarien et milliardaire
L’idéologie populiste « anti-élites » de Vance a donc des racines émotionnelles : il s’est senti méprisé par la culture élitiste de la vie universitaire de Yale, et ce ressentiment suscite en lui une hostilité généralisée à l’encontre des gens de pouvoir – et particulièrement les intellectuels – qui doivent être remplacées par « nos gens ». Ainsi, dans un discours prononcé en 2021 à la National Conservatism Conference et intitulé « The Universities are the Enemy », Vance affirmait que celles-ci « donnent de la crédibilité à certaines des idées les plus ridicules qui existent dans notre pays », suggérant de s’attaquer de manière agressive au monde académique[15]. Mais voyons, par contraste, ce que représente pour lui son mentor, l’entrepreneur libertarien Peter Thiel, gérant de fonds spéculatifs et investisseur en capital-risque.
Né à Frankfort (Allemagne) en 1967 d’un couple de pieux chrétiens, Peter Anders Thiel est un milliardaire de la Silicon Valley connu pour ses opinions radicalement conservatrices. Il avait un an lorsque ses parents émigrèrent aux États-Unis. Très brillant à l’école et maître aux échecs, il est diplômé de l’université de Stanford, où il a étudié la philosophie, puis de la faculté de droit du même établissement. En 1996, il a coécrit un livre intitulé The Diversity Myth: Multiculturalism and Political Intolerance on Campus[16],dans lequel il rejette les efforts de Stanford pour introduire la diversité dans le programme d’études et défend la liberté d’expression absolue sur le campus. Bien qu’il soit lui-même homosexuel, Thiel a pris des positions ouvertement homophobes que l’université a tenté de modérer.
Liberté et démocratie incompatibles
Thiel a brièvement travaillé comme financier dans un fonds spéculatif à Wall Street avant de s’installer dans la Silicon Valley pour se lancer dans une carrière extrêmement lucrative d’entrepreneur numérique et d’investisseur en capital-risque. En 1998, il fonda PayPal avec Elon Musk, avant de lancer son propre fonds spéculatif et de s’enrichir en devenant le premier grand investisseur extérieur de Facebook en 2004. Les entreprises qu’il a créées et les investissements qu’il a réalisés avec succès sont trop nombreux pour être mentionnés. Sa fortune est estimée aujourd’hui entre 6 et 12 milliards de dollars.
Souvent surnommé « l’anticonformiste », du fait de sa tendance à remettre en question les points de vue dominants[17], Thiel a beaucoup investi dans des entreprises telles que la création de « Sea Island » – à savoir des enclaves libertaires utopiques –, dans la colonisation de l’espace et notamment dans le projet SpaceX de Musk, dans la technologie anti-âge et les plates-formes de Big Data comme Palantir Technologies, une société d’analyse de données utilisée par les services de renseignement du monde entier, et plus récemment, dans la cybermonnaie. Au cours des dix années qui ont précédé son discours de soutien à Donald Trump lors de la Convention nationale républicaine de juillet 2016[18], Thiel a complété ses investissements par la poursuite avide de ses intérêts intellectuels, en particulier l’objectif d’étendre son libertarianisme de jeunesse – inspiré à l’origine par la lecture d’Ayn Rand[19] – en explorant les nouvelles idées de la droite radicale, en particulier celles qui percolent sur le Dark Web. En 2009, dans une tribune du Cato Institute dans laquelle il retraçait l’évolution de sa pensée, Thiel fit scandale en écrivant :
« Plus important encore, je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. […] Les années 1920 ont été la dernière décennie de l’histoire américaine au cours de laquelle il était possible d’être véritablement optimiste en matière de politique. Depuis, l’augmentation considérable du nombre de bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes – deux catégories démographiques notoirement hostiles aux libertariens – ont fait de la notion de démocratie capitaliste un oxymore[20]. »
Une armée d’acolytes
Thiel, comme Vance, est également un admirateur des idées de Curtis Yarvin, qui prône la technocratie et le retour d’un gouvernement basé sur des principes monarchiques pour remplacer la démocratie[21]. Le mélange d’objectivisme à la Ayn Rand de Thiel, combiné à un pessimisme culturel qui accuse les élites libérales de freiner le progrès technologique et à un évangile de prospérité séculaire à seule fin d’enrichissement[22], a capturé l’imagination de nombreux jeunes hommes ambitieux, mais aliénés dans les premières décennies du 21e siècle. Il a encouragé la réflexion hors des sentiers battus, l’hétérodoxie et l’invention de produits entièrement nouveaux, plutôt que l’amélioration de produits existants. « Aux États-Unis et ailleurs, les adolescents ont comploté pour se rapprocher de Thiel, observe son biographe Max Chafkin. Ils ont répondu et amplifié les articles de blog publiés par ses substituts. Ils traquaient son cercle intérieur sur Twitter et adoptaient son propre langage. Une jeune armée d’acolytes de Thiel – dont la plupart veulent créer des entreprises et devenir riches, idéalement avec l’argent de Thiel – a commencé à parler comme des techno-utopistes ou des anticonformistes[23]. » Fuyant l’école de droit et la haute finance de Wall Street, l’un d’entre eux était bien sûr J.D. Vance. En rejoignant la clique de capital-risque de Thiel, Vance a reçu le soutien financier et les relations nécessaires pour lancer sa carrière, d’abord en tant que capital-risqueur puis, huit ans plus tard, en tant qu’homme politique.
D’après une personne qui l’a connu au lycée, Thiel a été malmené parce qu’il était différent. Son biographe, après avoir interrogé un certain nombre d’amis et de ses camarades de classe à Stanford, le décrit comme un solitaire réservé, un individu socialement maladroit qui se complaît dans l’opposition, avec une tendance antisociale. Dans une observation peu charitable, l’un de ses camarades de dortoir l’a décrit comme « un garçon étrange, très étrange[24] ». Chafkin dépeint Thiel comme un homme dont la vie a été marquée par un désir profond de s’affranchir de tout contrôle gouvernemental et par la volonté de créer une technocratie sans limites, une société hiérarchique dépourvue de compassion sociale. Il termine sa biographie par un clin d’œil au succès impressionnant et à l’influence considérable de Thiel, mais conclut qu’il a « diffusé ses idées réactionnaires et gagné de grandes sommes d’argent, mais qu’il risque d’être à jamais enfermé dans son propre contrarianisme – une idéologie qui est finalement intrinsèquement isolante[25]… »
J.D. Vance avec ses traumatismes non résolus, propulsé par le mouvement populiste Make America Great Again, et Peter Thiel, avec son étrange quête d’utopie libertaire et de technocratie sans entraves, représentent une « nouvelle droite » américaine qui aspire à transformer radicalement notre nation, avec l’aide active et enthousiaste d’Elon Musk désormais. Nées dans la Silicon Valley, la technologie et la culture des médias sociaux se sont progressivement répandues pour fournir le cadre nécessaire au renversement de la démocratie et à l’instauration d’un nouvel ordre autoritaire, sous la houlette d’une élite fortunée et de dirigeants qui projettent leurs traumatismes personnels et leurs bizarreries dans la sphère publique. L’élection présidentielle du 5 novembre 2024 a montré que notre république pourrait bien être trop fragile pour résister à cette prise de pouvoir. Il reste à voir jusqu’où ira la transformation radicale que Trump, Vance et Thiel aspirent à mettre en place sur le sol américain.
Ken Rasmussen*
© K. Rasmussen – 03.2025 / regardconscient.net
© Adaptation française : Marc-André Cotton
*Ken Rasmussen PsyD, PhD, PSY23810, est un historien et psychothérapeute psychanalytique. Il a enseigné l’histoire au Santa Monica College, à UCLA et à l’Université de Californie du Sud. Il a également un cabinet privé de psychothérapie à Santa Monica. Il est titulaire d’un certificat de psychothérapie psychanalytique délivré par l’Institut de psychanalyse contemporaine de Los Angeles et dirige un groupe d’étude sur la philosophie et la psychanalyse. Ses recherches portent sur la psychohistoire des idéologies et des mouvements politiques, la dimension psychologique de la philosophie et la « philosophie en tant que thérapie ».
Les phénomènes transgénérationnels : comment nous touchent-ils ?
Que nous le voulions ou non, les traumatismes transgénérationnels s’invitent quotidiennement à la table de notre vie. Lorsque nous persistons à les nier, ils pénètrent chaque fibre de notre être, mais à l’inverse diverses approches thérapeutiques permettent d’en minimiser l’impact. Témoignage d’une Juive ukrainienne russophone devenue neuro-psycho-éducatrice, dont les ascendants furent victimes de pogroms.
(11/2023)
Bibliographie :
Chafkin, Max, The contrarian: Peter Thiel and Silicon Valley’s pursuit of power. Penguin Press, 2021.
Haight, Jonathan, The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion, Pantheon Books, 2012.
Knott, Katherine, “JD Vance Called Universities ‘The Enemy,’ Now He’s Trump’s Running Mate”, Inside Higher Ed., July 16, 2024.
Milburn, Michael et Conrad, Sheree, Raised to Rage: The Politics of Anger and the Roots of Authoritarianism, Penguin Press, 2016.
Peter Thiel, ‘The Education of a Libertarian’, Cato Unbound, April 13, 2009.
Thiel, Peter and Masters, Blake, Zero to One: Notes on Start-ups, or How to Build the Future, Crown Business, 2004.
Thiel, Peter and Sacks, David, The Diversity Trap: Multiculturalism and Political Intolerance on Campus, Independent Institute, 1998.
Vance, J.D., Hillbilly elegy: A memoir of a family and a culture in crisis, Harper Collins, 2016.
Ward, Ian, “There May Be More to JD Vance’s MAGA Alliance Than Meets the Eye“, Politico, September 13, 2024.
Winant, Gabriel, “JD Vance changes the subject: A senator from the unconscious”, N + 1 Magazine, Spring, 2023.
Notes :
[1] La culture Hillbilly désigne le mode de vie, les valeurs et les coutumes traditionnels des habitants des régions rurales des Appalaches, souvent caractérisés par l’autosuffisance, des liens familiaux étroits et un profond attachement à la terre. Cette culture a été façonnée par des facteurs historiques tels que les schémas migratoires et les conditions socio-économiques, qui ont influencé la musique, l’art, la nourriture et les pratiques sociales qui la caractérisent. La culture Hillbilly englobe à la fois la fierté du patrimoine et les défis posés par les stéréotypes qui la dépeignent souvent de manière négative. Lire par exemple Anthony Harkins, Hillbilly: A Cultural History of an American Icon, Western Kentucky University, 2005.
[2] Alton Frye, “Trump and Hitler: How Accurate a Comparison?”, The Globalist, October 21, 2024.
[3] Michael Milburn and Sheree Conrad, Raised to Rage: The Politics of Anger and the Roots of Authoritarianism, Penguin Press, 2016.
[4] La querelle Hatfield-McCoy a impliqué deux familles américaines de la région de Virginie-Occidentale et du Kentucky après la guerre de Sécession. Cette lutte entre clans rivaux a engendré plusieurs dizaines de morts et a été médiatisée par les journaux de l’époque. Elle est entrée dans la culture populaire américaine comme une métonymie de parties rivales se disputant férocement.
[5] Julia Reinstein, “JD Vance slammed for ‘childless cat ladies” comment, Eyewitness News, July 26, 2024.
[6] “Meeting the vice-president”, Joe Rogan Experience Podcast, November 1, 2024.
[7] Claire Wang, “‘A very old political trope’: The racist US history behind Trump’s Haitian pet eater claim”, The Guardian, September 14, 2024.
[8] Depuis plus de dix ans, Curtis Yarvin, un ancien programmeur informatique devenu blogueur, affirme que la démocratie américaine est irrémédiablement brisée et qu’elle devrait être remplacée par une monarchie à l’image d’une start-up de la Silicon Valley. Lire Ian Ward, “Curtis Yarvin’s Ideas Were Fringe. Now They’re Coursing Through Trump’s Washington”, Politico, January 30, 2025.
[9] Voir “Clip of Senator JD Vance Campaigns in Erie, Pennsylvania”, C-Span, August 28, 2024,
[10] J.D. Vance, cité par Ian Ward, “There May Be More to JD Vance’s MAGA Alliance Than Meets the Eye”, Politico, September 13, 2024.
[11] Dans son livre le plus connu, Why Liberalism Failed (Yale University Press, 2018), Patrick Deneen affirme que l’accent mis par le libéralisme sur l’individualisme, la laïcité et l’économie de marché a érodé les fondements communautaires de la vie américaine, à savoir la famille nucléaire, le partage de la foi religieuse et les économies locales. Son dernier livre Regime Change: Towards a Postliberal Future (Sentinel, 2023) prolonge sa critique du libéralisme et développe une vision plus large de la politique post-libérale.
[12] Dreher a fait sensation avec son livre The Benedict Option: A Strategy for Christians in a Post-Christian Nation (Sentinel, 2017), qui conseille aux conservateurs chrétiens « d’embrasser l’exil de la culture dominante et de construire une contre-culture résiliente » basée sur les vertus chrétiennes traditionnelles. Depuis, il s’est installé en Hongrie, où il est devenu l’un des conseillers de Viktor Orbán. Son dernier livre Live Not by Lies: A Manuel for Christian Dissident (Sentinel, 2020), a reçu le soutien de J.D. Vance.
[13] Michael Anton est actuellement le directeur de la Planification politique au sein de la deuxième administration Trump. Dans son livre After the Flight 93 Election: The Vote that Saved America (Encounter Books, 2019), Anton affirmait déjà que Donald Trump constituait « la première défense politique nationale sérieuse de la Constitution depuis une génération ».
[14] L’illibéralisme est une doctrine qui rejette les principes de la vision libérale de la société, qui s’appuie sur le souverainisme et la défense de la majorité contre les minorités, et qui s’accommode d’un affaiblissement de l’État de droit et des contre-pouvoir pour imposer une forme d’autoritarisme prétendant détenir le monopole de l’expression de la volonté populaire. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán revendique explicitement le concept de démocratie illibérale. Lire Didier Mineur, « Qu’est-ce que la démocratie illibérale ? », Cités No 79, 2019/3.
[15] Katherine Knott, “JD Vance Called Universities ‘The Enemy,’ Now He’s Trump’s Running Mate”, Inside Higher Ed, July 16, 2024.
[16] Peter Thiel et David Sacks, The Diversity Myth: Multiculturalism and Political Intolerance on Campus, Independent Institute, 1998.
[17] C’est aussi le titre d’une biographie que lui a consacré Max Chafkin, The Contrarian: Peter Thiel and Silicon Valley’s Pursuit of Power (Penguin Press, 2021). Lire également John Naughton, “The Contrarian review – inside the strange world of PayPal founder Peter Thiel”, The Guardian, October 3, 2001.
[18] Dans ce discours, Thiel a souligné le caractère obsolète des technologies utilisées par le gouvernement, critiqué les interventions militaires américaines au Moyen-Orient et préconisé de se concentrer sur la reconstruction de l’Amérique. Il a notamment déclaré : « Je suis fier d’être gay. Je suis fier d’être républicain. Mais surtout, je suis fier d’être Américain. » C'est la première fois qu’un homme ouvertement homosexuel reconnaît son identité de genre dans un discours prononcé lors d’une convention du parti républicain. Voir sa retranscription complète sur le site du Time Magazine.
[19] Ayn Rand (1905-1982), est une philosophe et romancière juive-américaine d’origine russe, renommée pour sa philosophie dite de l’objectivisme, un réalisme épistémologique centré sur la raison, sur une éthique de l’intérêt particulier et sur la promotion du capitalisme de laissez-faire. Son roman le plus célèbre, La Grève : Atlas Shrugged (Random House, 1957) est une dystopie qui met en scène des entrepreneurs en butte à l’étatisme d’une société socialiste pré-totalitaire. On estime qu’il s’est vendu à près de dix millions d’exemplaires à ce jour.
[20] Peter Thiel, “The Education of a Libertarian”, Cato Unbound, April 13, 2009. Pour un point de vue sur les menaces que les libertariens font peser sur la démocratie, lire Robert Reich, “Elon Musk and Peter Thiel’s War on Democracy” Truthdig, May 28, 2024.
[21] Ian Ward, op. cit.
[22] Lire Peter Thiel and Black Masters, Zero to One: Notes on Start-ups, or, How to Build the Future, Crown Business, 2004.
[23] Max Chafkin, op. cit., p. 174.
[24] Ibid., p. 16.
[25] Ibid., p. 335.