Un élève ayant insulté un professeur est désormais passible d’une peine de six mois de prison ferme. Une disposition de la loi Perben, adoptée le 3 août dernier par l’Assemblée nationale française, aggrave en effet les sanctions encourues en cas d’outrage contre une personne chargée d’une mission de service public. Selon un magistrat, cette mesure contiendrait « une charge symbolique forte » qui devrait permettre de limiter les atteintes à l’autorité du personnel scolaire (1). Elle témoigne surtout d’un sentiment d’impuissance que vivent parents et enseignants relayés par la majorité au pouvoir et révèle la base relationnelle sur laquelle est fondée l’instruction depuis le milieu du XIXe siècle.
Mission « civilisatrice »
Il y a quelques années, dans un vibrant plaidoyer en faveur d’une refondation de l’école républicaine menacée par la violence imputée aux jeunes, le pédagogue Philippe Mérieu affirmait : « Dans une République, il doit exister au moins trois organismes qui échappent à la logique du service : la justice, l’armée et l’éducation. Ce sont là des institutions. On ne les juge pas à la satisfaction de leurs usagers. » (2) Pour cet auteur, qui fut également le coordinateur de la réforme des lycées lancée par le ministre de l’éducation Claude Allègre, la mission de l’école consiste « à restaurer l’acte fondateur de l’ordre démocratique, à refaire inlassablement, avec les jeunes qui lui sont confiés, le geste de Clisthène ordonnant aux tribus athéniennes de sortir de la spirale infernale de la violence [pour] accéder à la culture et à la civilisation. » (3)
L’enfant est ainsi marqué du sceau de la barbarie et son salut ne résiderait que dans sa soumission docile à l’influence civilisatrice de ses maîtres. L’école aurait une fonction salutaire d’arrachement au milieu familial et social, considéré comme un lieu de complicités de type clanique. Cette conception de la mission scolaire, fortement ancrée dans l’histoire de l’école républicaine, constitue certainement un obstacle majeur à l’émergence d’une reconnaissance du vécu de l’enfant face à l’école et à l’instruction.
Héritage colonial
Dès le début de son ministère, en 1879, Jules Ferry fait de l’enseignement primaire un instrument au service de l’unité nationale et de l’ordre républicain. Colonisateur convaincu, il considère l’enseignement des peuples conquis comme une « mission éducatrice et civilisatrice qui appartient à la race supérieure » et fustige ceux qui ne tentent rien pour « arracher [la race vaincue] à sa misère morale et intellectuelle. » (4)
En métropole, l’objectif de l’école républicaine n’est pas de bouleverser la société, mais d’en instruire et par là d’en civiliser les membres. Sur les murs des classes, on affiche les règles de l’hygiène et des bonnes habitudes, on vante l’importance des engrais phosphatés, on stigmatise les conséquences de l’alcoolisme par des démonstrations simplistes et éloquentes : « Les crétins, les idiots, les rachitiques sont des fils d’alcooliques. » (5) Juché sur une estrade, l’instituteur incarne cet idéal civilisateur, fondé sur l’humiliation et la violence. Dans un coin de chaque classe, une botte de verges de noisetier ou un martinet rappelle aux enfants terrorisés qu’ils sont là pour apprendre l’obéissance et qu’ils doivent ravaler leurs souffrances pour s’éduquer (6).
Humiliations obligatoires
Qu’en est-il aujourd’hui? Certes, les châtiments corporels ont disparu des établissements scolaires, du moins dans nos régions. Par contre, les exigences issues des attentes projectives des adultes envers les enfants ne cessent de se complexifier et, avec elles, leur cortège de violences psychologiques. Aux demandes parentales qui visaient l’amélioration du statut social des familles se sont ajoutées celles des entreprises. En plus d’amasser des connaissances, les jeunes doivent accepter d’être sans cesse rappelés à leur insuffisance, à l’occasion d’un concours d’entrée, d’une candidature professionnelle ou même d’une bourse d’étude. L’école, qui s’était donnée pour mission de sortir le peuple de la misère et de l’ignorance, a largement disséminé les pratiques d’exclusion en généralisant le système d’évaluation et de sélection qui fonde sa pratique pédagogique.
Elle a reproduit les inégalités sociales, mais plus encore les humiliations vécues dans l’intimité des êtres aux prises avec les exigences civilisatrices de leurs maîtres. Dans le regard porté sur l’enfant, dans la remarque notée sur son travail, il y a implicitement et souvent explicitement la condamnation de son état d’inculture et la menace d’une relégation en fin de parcours. Au fil des ans, l’enfant apprend ainsi à refouler le déni constant de son être et s’adapte dans l’attente de voir sa souffrance éventuellement reconnue.
Compulsion de répétition
Les humiliations infligées par l’école sont à l’image du drill que le personnel chargé de l’enseignement a lui-même subi dans son jeune âge et lors de sa formation à la maîtrise pédagogique : un conditionnement que l’on souhaiterait sans faille, destiné à assurer la transmission de savoirs académiques conçus en haut lieu. L’apprentissage de cet outil indispensable qu’est la langue est en lui-même une course d’obstacles. Là où le système scolaire se devrait de favoriser l’expression spontanée de l’enfant, il parvient à le priver de sa parole en corrigeant systématiquement sa prononciation, sa syntaxe et plus tard son orthographe. Là où l’étude de l’environnement ou des sciences pourrait accompagner l’éveil naturel de l’enfant, elle se transforme en un fastidieux exercice de nomenclature qui finit par donner le vertige aux plus avertis.
Le sens de ce gâchis tient en quelques mots : c’est un mécanisme compulsif de répétition de la souffrance engendrée par l’école elle-même. Le système scolaire sélectionne les individus les plus aptes au refoulement des humiliations associées à l’étude et invite ces derniers à reproduire dans leurs rôles sociaux respectifs les schémas de comportements acquis dans les classes. En face de ces « plus-ayant » désormais investis d’un pouvoir économique, politique ou administratif, on retrouvera les plus démunis du fait de leur jeune âge, de leur statut économique ou social, ou de leur histoire familiale. Ensemble, ils seront prêts à remettre en scène le drame scolaire.
Pourtant, l’école pourrait être un lieu privilégié de relations et de transmission de savoirs. Il faudrait pour cela qu’un nombre significatif de parents et de responsables éducatifs s’interrogent sincèrement sur leur passé et sur les humiliations subies à l’école. Il faudrait qu’ils acceptent d’accueillir les souffrances qui ne manqueraient pas d’émerger au contact de ce vécu retrouvé et d’ouvrir peu à peu les yeux sur la manière dont ils ont, inconsciemment, reproduit ces souffrances. À l’heure où l’ensemble de la classe politique se crispe autour de la question scolaire, toute initiative allant dans ce sens marquerait une volonté de s’affranchir d’un lourd héritage.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 10.2002 / www.regardconscient.net
Notes :
(1) Joël Garrigue, cité par Le Monde, 04.09.2002.
(2) Philippe Mérieu et Marc Giraud, L’école ou la guerre civile, éd. Plon, 1997, p. 57.
(3) Ibid., p. 59. Clisthène est considéré comme le fondateur de la démocratie athénienne, vers 510 avant J.-C.
(4) « Lettre à Joseph Meinach » et « Rapport au Sénat », 1877, cité par Textes et documents pour la classe, No 647, 17.03.1993.
(5) Jules Joly et Guy Pernet, Dans l’Ain, notre école au bon vieux temps, éd. Horvath, 27, bd Charles-de-Gaulle, F-42120 Le Coteau, p. 22.
(6) Pour un développement de ce paragraphe, lire L’enfant et les institutions in M. A. Cotton, Une enfance dans le Jura pendant la seconde guerre, manuscrit original publié par Regard conscient, juillet 2002.