Résumé : Les enfants traversent l’Histoire au contact du vécu émotionnel des adultes qu’ils côtoient. Leur amour, leur conscience innée ne sont jamais reconnus. Devenus adultes à leur tour, ils remettent en scène les traumatismes qui leur furent infligés et deviennent les acteurs de leur propre tragédie. Comme nous tous, Liliane et Maurice ont idéalisé leur enfance passée dans le Jura, pendant la seconde guerre. Parvenu au seuil de la retraite, ils acceptent d’évoquer leurs souvenirs. À travers cet essai, leur vécu et celui des enfants de l’époque est abordé dans la perspective d’une reconnaissance de cette conscience qu’incarne chaque enfant.
INTRODUCTION : Une région, une époque
CHAPITRE 1 : Quand l’enfant paraît
CHAPITRE 2 : L’enfant et les institutions
Il est à peine imaginable de songer qu’il y a quatre siècles déjà, ces hommes ont trouvé la ressource de vivre et s’épanouir à Retord, contrée si perdue et si hostile que l’on aurait tendance à croire que la vie ici n’a pu y être qu’une sorte de folklore destiné à impressionner les gens des villes et les faire s’apitoyer.
Jean Laurent, Retord, Terre d’hommes et de ciel
Lorsque je démarrai la présente recherche, mon intention était simplement de découvrir l’enfance de Liliane et Maurice, passée dans le Jura, une région que je connais maintenant depuis quelques années. Comme je terminais un cycle de formation en psychohistoire, auprès de l’Institute for Psychohistory[1], j’imaginais clore ces études par une interview.
Je découvris peu à peu que le vécu de Liliane et Maurice me touchait plus particulièrement. Bien qu’étant de la génération de mes parents, ils m’évoquaient mes grand-parents maternels qui, comme eux, avaient des origines paysannes. Leur mode de vie me rappelait les fermes de Haute-Savoie que je côtoyais durant les vacances de mon enfance. Ils me parlaient de la France dont mon grand-père paternel était originaire.
À travers leur récit, je réalisai peu à peu l’histoire de cette région frontalière de l’Ain, si proche de la Suisse où j’avais grandi. J’eus le désir d’approfondir le vécu des enfants du Jura par d’autres témoignages existants. Au fil des lectures, m’apparut l’importance qu’avaient eue les traumatismes de guerre dans ce qu’est aujourd’hui l’inconscient collectif français. Par contraste, je saisissais mieux l’incompréhension réciproque qui sépare la Suisse – préservée des horreurs de la guerre – de ses proches voisins et commençai à réaliser la profondeur de nos vécus occultés.
Par le présent essai, je cherche à mettre à jour la force des mécanismes inconscients qui nous poussent à remettre en scène d’anciennes souffrances. Pour moi, cette dynamique a un sens qui est celui d’une libération de l’homme, et la place des enfants est déterminante dans ce processus. Ce sont eux qui, de tous temps et dans toutes les familles, ont confronté leur amour et leur conscience innés au vécu refoulé des adultes, dans l’espoir d’une reconnaissance de cet amour et de cette conscience. Devenus adultes à leur tour, ce sont eux qui – dans la souffrance de n’avoir pas été reconnus en cela par leurs parents – infligent leurs traumatismes à la génération suivante, en toute légitimité.
Ma reconnaissance va à Liliane et Maurice pour avoir accepté de partager leurs souvenirs, et ma gratitude à Sylvie pour son amour et son indispensable accompagnement.
Les citations des livres d’Anne-Marie Prodon sont publiées avec l’aimable autorisation de l’auteure et éditrice, que je tiens à remercier vivement.
Marc-André Cotton, août 2002
Maurice descend péniblement de son tracteur et s’approche en boitillant. Une arthrose à la hanche le fait toujours souffrir, mais il s’en accommode comme il peut. Maurice veut bien me parler de son enfance, à Narmont, dans une ferme isolée du plateau de Retord (Ain), avec sa sœur Liliane et leurs deux parents. Rendez-vous est pris à la ferme, une vieille bâtisse dans laquelle il vit encore avec sa sœur.
La demeure est sombre. Liliane m’accueille dans la cuisine où se tient l’indispensable poêle à bois, unique source de chaleur de la maison. Elle aussi a des choses à dire de leur vie commune, passée sur la montagne puis au chevet de leurs parents malades, et enfin l’un avec l’autre. « Les parents sont partis jeunes. On s’est trouvé les deux et si l’un partait, l’autre était seul, ça posait un problème[2]. » Elle vient de traire leurs quelques vaches, de nourrir ses lapins, et nous nous installons autour d’une petite table à manger recouverte de toile cirée.
J’aimerais comprendre la puissance des sentiments qui les lient à ce lieu, à cette vie qui semble s’être arrêtée entre deux guerres. Quelles souffrances ont figé leurs destins ? Quelles fidélités les ont tenus ensemble au point de ne pouvoir fonder leur propre famille, de n’avoir eux-mêmes des enfants ?
Dans son recueil sur Retord, Terre d’hommes et de ciel, Jean Laurent dit ceci de la région :
« Il est à peine imaginable de songer qu’il y a quatre siècles déjà, ces hommes ont trouvé la ressource de vivre et s’épanouir à Retord, contrée si perdue et si hostile que l’on aurait tendance à croire que la vie ici n’a pu y être qu’une sorte de folklore destiné à impressionner les gens des villes et les faire s’apitoyer. [...] mais le sol que l’on foule et les vieilles bâtisses que l’on croise témoignent d’un passé où des femmes, des hommes, des enfants ont véritablement vécu là, dans un isolement, un confinement et un dénuement à peine croyables, aux prises avec des éléments naturels si rêches que même les monastères s’en sont tenus écartés[3]. »
Fig. 2 : Chalet et pâturage du Charnay durant l’entre-deux guerres[4].)
L’enfant englouti par le nombre.
Marc-André (M.-A.) : Quelle est l’histoire de votre famille, de vos ancêtres ?
Liliane (L.) : Eh bien, ils sont nés au Ris, tout près d’ici. Du côté de l’arrière grand-père, ils étaient treize. Le grand-père, lui, a eu quatre enfants. Ou cinq ? Ils sont nés sur le Grand-Abergement, à la Cuaz. Ils y sont restés cinq ans.
Maurice (M.) : C’était en 1870.
M.-A. : Vous me parlez de la famille de votre père ou de celle de votre mère ?
L. : Du côté du papa, un V.-D.
M.-A. : En fait, ce nom est-il composé de deux familles, V. et D. ?
M. : Non, c’est V.-D., un seul nom, V.-D.
L. : Il paraît que V. se traduit par « chemin » et que les ancêtres viennent du Jura, à ce qu’on avait dit. Du côté de la maman, c’étaient des G. qui sont originaires de la combe des Vuaz. Ils sont venus s’établir à Rambaud, sur la commune du Petit-Abergement. Chez la maman, ils étaient sept frères et sœurs.
M.-A. : Vos parents n’ont donc pas eu autant d’enfants qu’ils n’ont eu de frères et sœurs, puisque vous êtes leurs deux seuls enfants.
L. : C’est cela.
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, il n’est pas rare que des familles de la région comptent une douzaine d’enfants. Ces derniers marchent à peine qu’on cherche à les rendre utiles. Ils vont aux champs à cinq ou six ans, labourent à dix ou douze ans et, à quinze, s’acquittent des travaux les plus pénibles. Bouche inutile, qui grève trop longtemps la capacité de travail de la mère, le nouveau-né compte moins que l’animal. Un montagnard confirme :
« Je ne me souviens pas combien on était de gamins, car il devait en venir toutes les années, mais ce dont je me souviens, c’est qu’on n’avait qu’une seule vache[5] ! »
La longue série de naissances est parfois interrompue par la mort prématurée de la mère en couches. Le train de ferme repose alors sur le père et sur les aînés, même si la solidarité villageoise joue un temps. Un paysan d’une vallée voisine se souvient de la famille Blanc :
« La mère est morte en couches, ce qui arrivait encore souvent à ce moment-là, et le père est resté veuf avec neuf gamins ! Il les a élevés comme il a pu. Il faisait du bon fromage et les aînés allaient à leur journée, pour bêcher, couper du bois. Ça rapportait un peu d’argent de poche. Finalement il a pu agrandir son patrimoine et est arrivé à une vingtaine de bêtes[6]. »
Pour éviter les coups et recevoir en retour quelques félicitations, l’enfant se plie aux travaux qui lui sont assignés et finit par être identifié à sa tâche. Un autre paysan parle encore des Blanc :
« Ils étaient neuf enfants dans cette famille, dont cinq filles. L’une s’appelait Alexandrine, c’est elle qui sortait le fumier ! Les garçons allaient encore bien faire des journées d’un côté et d’autre. C’étaient des gros travailleurs. Mais vous savez à l’époque, il n’y avait que le travail qui comptait[7] ! »
Une maison, un lopin de terre, quelques vaches et beaucoup d’enfants. Dans cette région du Haut-Jura, tel est l’environnement d’existence jusqu’à l’entre-deux-guerres. Souvent, plusieurs générations vivent sous le même toit. Par manque de place, les enfants dorment à trois dans un lit étroit, tête-bêche. Un ancien explique encore :
« Bien souvent, vous aviez dans la maison : le grand-père, la grand-mère, un fils avec sa femme, quelquefois un autre fils ou une autre fille célibataire, et puis les enfants. Et pour tout ce monde, on ne disposait parfois que de deux chambres à coucher[8] ! »
Comment saisir l’enfance de nos anciens, emportés par la tourmente émotionnelle de leurs parents aux prises avec la survie ? C’est pourtant dans ces jeunes années qu’ils ont intégré les traits de personnalités les plus marquants, les empreintes relationnelles les plus durables. C’est là que s’est joué leur destin. On peut supposer que les parents de Liliane et Maurice, ayant subi l’un et l’autre la promiscuité de la ferme familiale, aient cherché à s’isoler davantage, pour créer leur propre foyer sur les hauteurs de Narmont. Ce faisant, ils tinrent leurs enfants à l’écart des autres enfants du village, distant d’une bonne demi-heure de marche. Liliane exprime un peu de regret : « On aurait mieux voulu sortir, mais on était assez tenus. Aller aux fêtes, comme ça, mais on était tenus. C’était comme ça. »
Et puis encore :
M. : Là-haut, on n’était pas à la portée, on n’avait pas assez de contacts.
L. : Parce que toutes les fermes plus loin n’étaient plus habitées. Du temps des parents, c’était habité. Donc il y avait toujours un contact.
M.-A. : Et vous pensez avoir souffert d’être isolés ?
M. : On a un peu souffert de ça, je crois. Ça gêne, ça. C’est pas pour faire la fête sans arrêt, mais...
L’enfant abruti par le travail.
La montagne est soignée comme un jardin. Mais au prix de quelles peines ! Pas un coin d’herbe, pas une motte de terre qui ne soit l’objet de l’attention des hommes. Le travail se fait à bras, sauf les labours pour lesquels un attelage est nécessaire :
M. : Tout le monde avait sa ferme. C’était pas comme aujourd’hui avec une seule exploitation dans la commune. Avec chaque maison, il y avait une petite exploitation.
M.-A. : Quand un enfant partait de la maison, il allait créer sa propre ferme quelque part dans la région ?
L. : Voilà. Et l’hiver, ils allaient faire les journaliers pour avoir un complément. Mes grands oncles allaient peigner le chanvre en Bresse.
Alors, l’activité familiale s’impose à chacun. Le travail des enfants fait partie intégrante de la vie domestique. Dès qu’ils peuvent, ceux-ci gardent le bétail, sortent le fumier, coupent le bois, aident à bêcher les champs, râtèlent le foin, apprennent à faucher ou à conduire les bœufs, aident au ménage (fig. 2). Ces tâches qui n’en finissent pas accaparent entièrement la force physique de l’enfant. Ce dernier doit se détourner de sa construction intérieure et finit par perdre le fil de sa sensibilité :
L. : On aidait à éplucher les pommes de terre, à faire la vaisselle. Il y avait assez de vaisselle parce qu’on faisait du beurre. Les écrémeuses, ça fait de la vaisselle.
M.-A. : Et quand est-ce que ça se passait ? Quand vous rentriez de l’école ou avant de partir ?
L. : Des fois c’était fait quand on rentrait mais quand on pouvait, on aidait. On balayait et ça prenait à faire, quoi.
M.-A. : Et vous, Maurice, il y avait des tâches plutôt pour les garçons ?
M. : Oui. Soigner les animaux, ranger le bois. C’était un problème, le bois ! Il en fallait !
M.-A. : Il fallait chauffer la maison, mais en plus pour faire le beurre ?
L. : Oui, la crème se travaille à une certaine température pour faire le beurre. Il faut que ce soit à 17 degrés. Et puis il y avait une baratte qu’on tournait à la main, pendant un bon moment. Bien souvent je la tournais. Si elle était à la bonne température, ça allait assez vite. Mais autrement il fallait beaucoup de temps.
M. : Finalement, on y a mis un moteur.
M.-A. : Et quand vous rentriez de l’école, il y avait vos devoirs et aussi sortir le fumier des vaches ?
M. : Le père y faisait beaucoup. C’était principalement fait quand on rentrait de l’école.
L. : On rentrait le bois, qu’on mettait dans la pièce à côté de la cuisinière.
Fig. 2 : Enfants au travail pour la récolte des pommes de terre[9].
Un fils de paysan d’une vallée voisine témoigne encore de cette servitude, qui semble si nécessaire qu’elle n’occasionne aucune question :
Nous, les gamins, c’est pas qu’on était malheureux, mais il fallait travailler ! Quand on sortait de l’école, on devait aller bêcher, édramoner [défaire les taupinières] et tout ! A onze heures et demie, il fallait encore préparer le foin sur la grange, remplir la chaudière pour faire chauffer l’eau des vaches et enfin rentrer le bois. Entre le moment où on arrivait de l’école et celui où on repartait, il y avait toujours du travail. Et tous les jours[10] ! »
De fait, c’est tout l’amour de l’enfant qui est sollicité pour aider les parents accablés de travail et de souffrances. Peu à peu, à force de coups, de remontrances et d’exigences, le jeune endosse le rôle qu’on attend de lui. Il se met à porter le sort familial, comme l’exprime un aïeul dans une métaphore inconsciente :
« On fauchait à la faux et on fanait à drap. Quand on était gamin on faisait des petits draps. Oh, on était content quand on pouvait porter le drap, il semblait qu’on était costaud ! On le portait sur les épaules, des fois on n’arrivait pas jusqu’au bout parce que ça roulait ou qu’on ne voyait plus clair[11] ! »
Est-il possible de saisir l’empreinte relationnelle qu’intègre l’enfant dans cet univers ? Non seulement la profondeur de son amour, sa présence consciente ne sont pas reconnues - a fortiori ses besoins d’enfant - mais il est le plus souvent perçu comme une source de problèmes : il est un objet de transfert pour ses proches. S’il soulage ses derniers par son travail, son comportement est approuvé. Par contre, sa spontanéité sera interprétée dans le cadre des projections parentales et réprouvée. Un ancien se souvient :
« Une fois qu’on a été plus grand, on se groupait pour aller au bal dans les villages. Alors automatiquement on rentrait tard. On montait par les escaliers et on traversait la chambre où les parents couchaient pour aller dans la nôtre, alors, il n’y avait pas à tortiller, on était vu et entendu ! Le matin quand le père se levait, il venait : allez, allez, tout le monde debout ! Il tirait la couverture, le drap et tout le tralala ! Il n’y avait rien à faire, il fallait se lever comme d’habitude ! Le père ajoutait : ce soir, vous irez vous coucher ! Ah, ne pas se lever le matin, même quand on était gamin, c’était de la paresse[12] ! »
Justifiée par un contexte de privations, la violence parentale ne laisse aucun répit et installe en l’enfant, sur une base de souffrances non reconnues, les valeurs cardinales de l’économie domestique, du travail et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Jusqu’à la seconde guerre, les naissances ont lieu à la maison. Quand la sage-femme arrive dans ces coins perdus, l’accouchement est souvent déjà terminé. Une sage-femme, qui a fait ses études en 1933, raconte :
« Les accouchements se passaient d’une façon très rudimentaire. Les femmes ne voulaient pas mettre de draps propres, parce qu’en saignant, ça allait les salir ! Oh, pour avoir des draps propres, quelle misère ! Certaines n’étaient même pas sur des matelas, mais des paillasses ! Et souvent, tout le monde couchait dans la même chambre ! Il y avait aussi des invasions de puces ! Quand j’allais dans les maisons j’étais toute cloquée[13] ! »
Plus encore que d’un manque d’hygiène, le bébé souffre de ne pas être réellement accueilli et notamment pour ce qu’il vient de vivre. Sa mère interrompt son ouvrage le temps de la naissance. Quelques fois, le mari assiste à l’accouchement, mais le plus souvent, c’est une voisine ou la belle-mère, si elle se trouve là. Toute la problématique familiale saisit l’enfant dès son avènement. Pour permettre à la mère de poursuivre ses tâches domestiques, l’enfant est emmailloté et « rangé » dans un coin. Une mère de cinq enfants explique :
« Les bébés, on les emmaillotait en leur cachant les épaules. Ils avaient la couche, le drapeau, le molleton et la bande tricotée. Puis un vêtement avec une tresse qu’on attachait. on emprisonnait encore les mains pour ne pas qu’ils aient froid. Mon mari a toujours ronchonné après ça. Il disait que les bébés ont besoin de faire de la gymnastique ! On les laissait trois à quatre mois comme ça ! Enfin, ça dépendait de la saison. On leur mettait toujours un petit bonnet. Après, ils avaient la robe, même les petits garçons. Moi, je couchais mes enfants dans le berceau qui avait servi à mon mari. Il était en bois, monté sur un pied, avec un montant derrière auquel on cousait un rideau[14]. »
À la fois encombrant et exigeant, le nourrisson est parfois confié à une femme plus âgée qui n’est, en réalité, pas plus disponible que la mère. De fait, l’enfant est porté comme un ballot, tandis que la femme vaque à ses occupations quotidiennes. Cette mère témoigne encore :
« Ma grand-tante de la Pralouze, qui était célibataire, n’a jamais voulu porter un petit dans ses bras, elle le prenait dans son tablier. [...] Elle prenait les deux coins du tablier et elle mettait le bébé dedans. Mon frère ça lui avait arqué les jambes. J’ai toujours entendu dire à mon père, que c’était ça qui en était la cause. Mes parents avaient voulu aller voir un médecin. Mon oncle de Logras l’avait emmené à Genève, consulter un spécialiste. Il voulait lui casser les jambes pour les remettre d’aplomb ! Alors mon oncle avait dit : c’est bon, allons-nous en ! Et puis mon papa lui avait confectionné des attelles avec des planchettes. Ça c’est refait un peu[15] ! »
Pour hâter leur autonomie, les enfants sont entraînés à marcher. Comme l’emmaillotement a entravé leur développement musculaire, ils doivent être soutenus par divers appareils issus de l’imagination projective des parents ou des grands-parents :
« Les enfants, à l’époque, marchaient à treize-quatorze mois. Chez nous, quand Robert est né, Suzanne ne marchait pas encore toute seule ! Pour qu’ils apprennent à marcher les enfants, mon beau-père avait fabriqué un tabouret percé au milieu. Ils se promenaient avec, quand ça butait, ils se détournaient. Voilà comment ils apprenaient à marcher ! On leur passait aussi une serviette sous les bras, et on les tenait par-derrière[16]. »
Dans les fermes où l’on a des vaches, les enfants ne sont pas allaités. C’est encore ça de gagné sur l’emploi du temps de la mère. Si l’enfant manifeste des troubles digestifs ou affectifs, on le considère comme « fragile » ou « désagréable ». Liliane et Maurice expliquent comment cela s’est passé pour eux :
M.-A. : Est-ce que les enfants étaient allaités longtemps, à votre époque ?
L. : Non, on était vite au biberon. Comme il y avait du lait de vache.
M.-A. : Et pourquoi la mère ne donnait pas son lait ?
L. : Eh bien, des fois elle ne pouvait pas.
M.-A. : Vous dites, au fond, qu’il n’y avait carrément pas d’allaitement ?
L. : Non, ça ne se faisait pas. Maurice supportait mieux le lait que moi, à ce qu’on a dit. Moi, il me fallait paraît-il du lait de chèvre. J’étais plus désagréable !
Conséquence de l’indisponibilité maternelle, de nombreux enfants meurent rapidement, emportés par une maladie. D’autres gardent des séquelles physiques d’une naissance difficile ou d’un maternage négligé. Mais cette réalité ne choque pas, ne reste pas en mémoire parce qu’elle est perçue comme allant de soi :
M.-A. : Est-ce qu’il y avait beaucoup d’enfants qui mourraient en couches, ou la mère ?
M. : Entre-deux guerres, il y en avait encore beaucoup. Moins qu’avant, mais ça s’était déjà bien amélioré. Il y avait bien la médecine. Avant la guerre de 1914, y en avait la moitié qui partait en bas âge.
M.-A. : Ça veut dire qu’autour de vous, il y avait des enfants qui étaient morts ?
M. : Oui, mais moins qu’avant parce que ça s’était déjà bien amélioré. Moi, je ne vois pas qu’il y aie eu de décès.
L. : Non, on ne s’en souvient pas. Mais du côté de la maman, dans les années 1910-1920, deux enfants sont morts tout petits. Un frère et une sœur. La maman en avait eu neuf en tout.
M.-A. : Et du côté de votre père ?
L. : Non. Ou alors, il y avait des enfants qui naissaient difformes. Enfin, pas dans notre famille. Ah si, on avait une grand-tante qui était née bossue.
M. : Non, c’était accidentel ! Elle était tombée et il n’y avait pas eu de soins.
L. : Ah, je croyais qu’elle était née comme ça ! Parce qu’il y en avait qui étaient nés comme ça et on ne pouvait pas y faire grand chose. On ne savait pas à ce moment-là.
L’enfant finit par porter sa souffrance sans broncher. Devenu adulte, il justifie son vécu à l’aide de quelques phrases habituelles de déni : « C’était comme ça ! » ou encore « Ça n’existait pas, à l’époque ! » Questionnée sur le regard que sa mère portait sur ses enfants, Liliane prend la défense de cette dernière, et scelle son refoulement :
M.-A. : A votre avis, comment votre mère considérait-elle ses enfants ?
L. : Oh, normalement.
M.-A. : Par exemple, elle pensait que vous étiez exigeante parce que vous vouliez du lait de chèvre !
L. : C’était normal. Elle avait une santé un peu sensible. Elle était vite ennuyée, vite stressée.
M.-A. : Et j’imagine qu’elle avait aussi beaucoup de travail.
L. : Fallait garder les vaches, fallait traire. Il n’y avait pas les parcs électriques comme maintenant. C’était une autre vie.
Le regard maternel.
Au soir de son mariage, la jeune femme quitte son père et sa mère pour rejoindre les parents de son jeune mari. Il est rare que le nouveau couple puisse fonder son propre foyer. À peine sortie du giron maternel, la future mère se plie ainsi aux règles de sa nouvelle famille, souvent dictées par l’autorité de la belle-mère. Une vieille montagnarde raconte :
« Je suis venue habiter à La Roulette, avec ma belle-mère, mon beau-frère Georges et ma belle-sœur qui s’est mariée quinze jours plus tard. Mon beau-père était décédé l’année d’avant. Alors quand on arrivait dans sa belle-famille, il fallait se plier à toutes les grimaces de la maison. Et puis tout faire ! Le soir, on travaillait du lapidaire [taille de la pierre]. Le matin, je me levais à six heures et même plus tôt encore quand on avait le mulet pour faire le transport du lait. Le mulet, il devait manger une bonne heure avant d’être attelé et c’est moi qui me levais pour lui donner, pendant que mon mari se préparait[17]. »
C’est dans ce contexte que la jeune femme, encore empreinte des privations de son enfance, accueille à son tour son premier enfant. Il n’est d’ailleurs pas concevable d’enfanter hors mariage car, dans ce cas, la réprobation collective est unanime. Une villageoise, mariée en 1930, témoigne :
« S’il arrivait un accident chez une fille, c’était pire qu’un crime ! J’ai connu une sœur de mon père qui avait eu un enfant sans être mariée, eh bien, le gosse avait déjà trois ans, qu’elle le cachait encore quand il venait quelqu’un à la maison ! Dans ce cas-là, c’était toujours les filles qui trinquaient ! Les hommes avaient les quatre pieds blancs ! [...] La fille : une vie brisée ! Elle était méprisée, rebutée des parents, de tout le monde[18] !!! »
Dans cet exemple hors des normes établies, le fardeau social qui repose sur la jeune femme apparaît crûment, par contraste : d’abord rompue aux exigences de sa famille, puis à celle de sa belle-famille, celle-ci passe sans transition au rôle de génitrice. Ballottée d’une servitude à une autre, la jeune mère n’a pu se libérer de sa souffrance lorsque l’enfant paraît. À ses yeux, le nouvel être incarne alors cet esclavage qui lui pèse tant. Aucune rudesse, aucun mépris ne lui sont épargnés : l’enfant est ficelé et « réduit » dans son berceau. Il énerve lorsqu’il pleure et est gavé de bouillie quand on suppose qu’il a faim. Pour tenter de saisir la violence des projections maternelles faites sur le nourrisson, relisons les mots de Céline Jacquet sur la pratique d’emmaillotement des bébés : « Ils avaient la couche, le drapeau, le molleton et la bande tricotée. Puis un vêtement avec une tresse qu’on attachait. On emprisonnait encore les mains pour ne pas qu’ils aient froid. [...] On les laissait trois à quatre mois comme ça ! »
La vie du premier enfant est parfois sacrifiée, surtout s’il s’agit d’une fille, à force de négligences et d’inconscience. Il paraît vraisemblable que la « fragilité » de certains bébés, le manque de soins ou d’argent ou encore les insuffisances de la médecine permettent de justifier une situation de rejouement dans laquelle l’enfant périt littéralement sous les projections parentales, dans une forme indirecte d’infanticide. Une mère parle ainsi de la mort de sa fille aînée :
« J’ai eu cinq enfants et j’ai perdu l’aînée à seize mois de convulsions dentaires. C’était une petite fille. Elle avait eu une mauvaise coqueluche et après elle a mis six molaires à la fois. Alors, elle n’a pas supporté, elle a fait des convulsions et elle en est morte ! On la voyait se secouer, on a vite appelé le médecin, mais dans l’état où elle était, il n’avait rien pu faire. Et puis, vous savez, on était loin de tout, sans moyens de communication[19]. »
Combien d’enfants ont ainsi assisté, impuissants, à l’agonie d’un frère ou d’une sœur plus jeune, emportés par la fatalité des rejouements familiaux ? Pour maîtriser le malaise, on invoque la providence ou la nature comme cette vieille sage-femme de Chézery : « Mais vous savez, les enfants étaient vigoureux à l’époque ! Ceux qui ne l’étaient pas mouraient dès les premiers jours[20]. »
Dans ce contexte, la mère parvenue à un certain âge est souvent détentrice de l’autorité familiale. C’est elle que l’on craint parce qu’elle donne la vie et parfois la reprend ! Habillée de noir, en semaine comme le dimanche, elle garde un chapelet dans la poche de son tablier, qu’elle égraine quand elle le peut, en récitant compulsivement sa prière pour calmer ses angoisses. C’est souvent elle, la maîtresse des ressources du ménage, comme témoigne la fille d’un voiturier de la vallée de Joux :
« Le papa disait toujours : moi je n’ai pas besoin d’argent. La maman répliquait : c’est moi qui suis toujours à la maison qui en ai besoin ! Oh, le papa, je le vois encore quand il partait ferrer son cheval au Sentier, il ouvrait son porte-monnaie et demandait : Maman, mets-moi de l’argent là-dedans[21]. »
C’est elle encore qui est responsable du dressage des enfants, une tâche que le père lui concède parfois avec respect :
« Le papa ne s’est jamais inquiété de nous élever. Il avait compris que la maman savait beaucoup mieux faire que lui. Quand on voulait quelque chose d’un peu spécial, on allait lui demander à lui. Il nous répondait : as-tu demandé à la maman ? [...] Le papa, il ne m’a jamais touchée. Si j’avais fait une sottise, il me disait : va voir ta mère qu’elle te donne une gifle ! Il pensait qu’il était trop fort. Il avait peur de sa force ! On craignait notre maman, mais pas notre papa[22]. »
La figure du père.
En réalité, les enfants vivent également sous la terreur des raclées paternelles. Le jeune doit être corrigé, dressé, pour ne pas devenir un « voyou ». Ainsi, les projections faites sur l’enfant justifient les châtiments qui lui sont infligés. Celui-ci finit par convenir avec l’adulte qu’il les a bien mérités. Un ancien raconte comment son père l’a puni pour avoir ramassé des débris de tôle abandonnés :
« Heureusement qu’on venait de manger, sinon, c’était le pain sec ! J’ai tout ramassé et j’ai tout reporté derrière la caserne. En redescendant, j’ai rencontré mon père qui montait contrôler ! Il m’a foutu une baffe en disant : tu recommenceras ? Mon père, c’était comme ça, il était droit comme un i ! Oh, moi j’en ai reçu !!! C’est pas possible - qu’il disait - on ne va pas pouvoir le dresser celui-là ! Oh, j’étais terrible ! Moi, je ne me suis jamais plaint ! Ça m’avait bien arrangé pour finir. Si on laisse tout faire aux gamins, ils deviennent des voyous[23] !»
Faute d’un témoin secourable qui pourrait confirmer la souffrance de l’enfant, ce dernier dissocie l’expérience traumatique – qu’il refoule – et l’image de son père – qu’il idéalise. L’évènement devient anecdotique : c’est une « leçon » que l’enfant retient hors contexte, comme une preuve du bien-fondé de l’éducation reçue. Par désespoir, il s’identifie peu à peu aux valeurs morales qui encadreront son existence : honnêteté, travail, famille...
Par son action compulsive, le parent installe ainsi chez l’enfant un clivage qui sépare désormais le Bien – symbole du parent idéalisé – et le Mal – symbole de la souffrance refoulée. Un terreau sur lequel s’enracinent bientôt les valeurs cardinales de l’Église, de l’École, et plus tard de l’Armée.
De fait, l’obéissance est considérée comme allant de soi. On ne parle pas volontiers des conditions dans lesquelles elle fut imposée. Liliane et Maurice peinent à s’exprimer sur ce sujet :
M.-A. : Et qu’est-ce qui se passait quand vous n’étiez pas obéissants avec vos parents ? Comment se passait la discipline dans la maison ?
M. : Il fallait se disputer, quoi. Vous n’avez pas fait ci, vous n’avez pas fait ça. Les jours d’après on faisait mieux, quoi.
M.-A. : Est-ce qu’ils vous mettaient aussi des punitions ?
L. : Non. On avait pas de punitions, mais
M. : Ils n’étaient pas sévères, mais... Ils étaient sévères, mais il y avait des méthodes autrement.
L. : On était assez obéissants. C’est-à-dire qu’on étaient pas entraînés par d’autres.
M.-A. : Vous étiez bien encadrés : deux parents, deux enfants !
L. : On n’était pas poussés à faire autre chose. On n’était pas entraînés.
M. : Quand on est plusieurs gamins, y en a qui disent on va faire ci. On s’entraîne, quoi.
On ne parle pas non plus volontiers du bâton, de la verge, de la férule, de la ceinture, de la badine, de la « chicotte », du martinet, ni de tous les objets largement utilisés pour assaillir l’enfant et le soumettre aux injonctions parentales[24]. Liliane et Maurice poursuivent :
M.-A. : Est-ce qu’il y avait un martinet à la maison ?
L. : Non.
M.-A. : Et chez les personnes du coin, est-ce que ça se faisait ?
L. : Je me souvient qu’à l’école, il y avait un martinet.
M.-A. : Et la maîtresse parfois s’en servait ?
L. : Oui. Et puis on le craignait.
M.-A. : Elle faisait comme le curé, elle vous menaçait avec le martinet ?
L. : Oui, oui, on le craignait.
M.-A. : Et Monsieur Jaqueroud [le maître d’école], il avait aussi un martinet ?
M. : Oui. Il s’en servait de temps en temps. Pas méchamment. Parce que des fois, il était obligé.
M.-A. : Ça ne devait pas être facile à cette époque-là, pour les enfants.
L. : Bon, c’était pas facile, mais les parents reconnaissaient aussi. Tandis que maintenant, voyez comme ça fait dans les collèges. Si les instituteurs sont plus sévères, les parents sont avec leurs enfants. Ça arrive bien souvent des histoires. Pour nous, les parents reconnaissaient bien l’autorité du maître. Ils n’allaient pas soutenir... sauf si ça dépassait, quoi.
M. : Tandis que maintenant, si un professeur secoue un gosse, les parents vont l’embêter, lui chercher des histoires. Ça se faisait pas en ce temps-là. Les parents avaient confiance en l’instituteur.
M.-A. : Ça veut dire que si vous receviez un coup de martinet, vous ne pouviez pas aller vous plaindre chez vos parents, parce qu’ils n’allaient pas vous soutenir.
M. : Si on se plaint chez les parents, le père va dire qu’il a bien fait. Tu le méritais.
L. : Parce qu’on a fait des sottises, si on s’est fait corriger. Ça comptait. C’est ce qui faisait une crainte. L’éducation était... tandis que maintenant, les parents soutiennent les enfants. Tout ce qu’on voit à la télévision. Les instituteurs n’ont pas la vie marrante. Ça doit pas être facile d’être éducateur.
Fig. 1 : Enfants terrorisés aux prises avec un homme tenant le martinet dans une main et un bouquet de verges dans l’autre[25].
En France, dans la plupart des familles ou institutions et parfois jusque dans les années 1970, on a soulevé les enfants par les joues jusqu’à ce qu’ils pleurent devant d’autres enfants ; on les a fait s’agenouiller sur un manche à balai, sur des petits pois, sur une règle de bois ou de métal carrée, les bras en croix, une Bible dans chaque main. On les a enfermés dans un cercle tracé au milieu de la cour où ils devaient se tenir immobiles sans avoir le droit d’en sortir, ou même dans une cage à roulette d’où l’élève puni assistait au cours. On leur a fait faire « le jambon » (demeurer en mi-flexion, parfois sur une seule jambe, bras en croix, une pile de livres dans chaque main) ; on leur a fait lécher le sol ; on leur a craché dans la bouche[26]. On les a confiés à des garde-chiourmes qui les terrorisaient dès leur plus jeune âge (fig. 3). Figé par la terreur, l’adulte retient du passé l’image édulcorée d’une période rude, certes, mais saine.
La figure du père se forge aussi dans le refoulement de la souffrance engendrée par l’effort précoce. À l’époque, l’homme ressemble à une bête de somme. Les plus forts portent des charges incroyables et tous abattent un travail inimaginable aujourd’hui. Les enfants sont écrasés par l’éloge de ces prouesses, par les histoires qu’on raconte et qui marquent leur jeune esprit. Un ancien se souvient du jour où il fanait à la Combe d’en haut, avec son père et un ami :
« Le temps était orageux. Mon père avait dit : c’est bon, il faut tout mettre sur le même fagot, voilà l’averse ! Il l’a porté à la grange et on l’a pesé. Il faisait cent soixante-trois kilos ! Il avait fait deux cents mètres avec[27] !!! »
Pour aider le père ou simplement pour être avec lui, l’enfant doit accepter de se soumettre à un effort incompatible avec son jeune âge. La fille d’un voiturier raconte cette anecdote :
« Je me souviens d’une fois où j’étais allée avec le papa chercher un cheval à Bassin. On était parti à pied. A cinq heures du matin, on était déjà dans le col du Marchairuz, juste au-dessus du clocher du Brassus, et à cinq heures de l’après-midi, on était déjà de retour, au même endroit ! On avait parcouru cinquante kilomètres ! Vous imaginez, pour une gamine ? Je n’en pouvais plus ! J’avais vomi tellement j’étais fatiguée ! Mon papa n’avait pas voulu que je monte sur le cheval parce qu’il ne le connaissait pas. Alors je m’étais entourée avec la sangle qu’il avait sur le côté. Ça me tirait un peu[28]. »
Vaille que vaille, dans un élan fait de crainte et d’admiration, l’enfant intègre l’image de la toute puissance paternelle. Il plie l’échine et s’endurcit.
Les sacrements de l’Église revêtent une importance particulière pour les montagnards de cette région reculée de Retord. Le plateau est isolé, les hivers sont longs et fastidieux. Les fermes se trouvent alors perdues et les paroissiens risquent parfois leur vie pour tenter d’assister à un office religieux et parcourir la distance qui les sépare de leur église. En 1912, le Bulletin de la société d’émulation de l’Ain parle ainsi de la raison d’être de la paroisse de Retord, fondée à la fin du XVIIème siècle :
« Loin du centre de leurs paroisses respectives, ces pauvres gens ne pouvaient que rarement se rendre aux offices, se réunir dans une église pour prier, entendre la parole sainte, s’approcher des sacrements. Privés de ces moyens, les hommes retournent vite à la barbarie et, chose plus grave encore, compromettent leur bonheur éternel[29]. »
Parfois, la présence d’un religieux dans la famille renforce l’attachement à l’Église, symbole de cette « humanité » conquise à la force du poignet, sous les coups et les humiliations subies. C’est le cas pour Liliane et Maurice :
L. : Les grands-parents étaient plus religieux, parce qu’il y avait un prêtre dans la famille. Le frère de l’arrière grand-père était prêtre. Et parmi les cousines, il y avait des religieuses, dans cette génération-là. À Confort, il y avait des sœurs.
M.-A. : Pour vos parents, l’Église représentait donc quelque chose d’important.
L. : Ils avaient du respect. La religion comptait. Maintenant, c’est très populaire en comparaison.
L’enfant et le sacré.
Sitôt né, l’enfant est conduit sur les fonts baptismaux pour - selon la croyance - exorciser le démon qui l’habite. Ce rituel ne souffre aucun retard, comme l’explique une dame d’une vallée voisine. En conséquence, le nourrisson est trimbalé jusqu’à l’église, par tous les temps :
« Les hommes mettaient les bébés dans leur grande blouse noire pour les porter baptiser. C’est qu’à ce moment-là, il fallait aller dans les trois jours, été comme hiver ! Ils les enfilaient dans la blouse par l’ouverture, et ils les portaient comme ça sur les fonts baptismaux. Ça se faisait sans cérémonie au fond de l’église. Je me revois encore pour le baptême de ma sœur, remonter à pied de Lélex, avec mon papa qui portait ma sœur dans sa blouse. J’avais les souliers qui me faisaient mal aux pieds ! Mes parents avaient préparé un petit repas et invité nos voisins de la Pralouze[30]. »
Le prêtre du village confirme le déni de la présence consciente de l’enfant, déjà infligé par les parents. En retour, il jouit d’une notoriété et est dépositaire d’une autorité morale. Les enfants ne peuvent échapper aux sacrements religieux qui marquent leurs jeunes années. Liliane et Maurice confirment :
M.-A. : Est-ce que Maurice a été baptisé ?
M. : Oui, à l’Église du village.
M.-A. : Ensuite, est-ce qu’on vous obligeait à aller à la messe ?
M. : Oui, le prêtre était encore assez strict.
M.-A. : C’est le prêtre qui vous obligeait ou bien vos parents ?
M. : Les parents aussi, quoi. Ça faisait partie de l’éducation.
L. : Et puis on faisait ses Pâques. C’était primordial.
M.-A. : Pour les enfants, ça voulait dire quoi, concrètement ?
L. : On communiait, on se confessait. Au moins une fois l’an, c’est le commandement de l’Église.
M.-A. : Et vous deviez vous abstenir de manger ?
L. : Il y avait le jeûne le vendredi, c’est-à-dire pas de poisson, surtout le vendredi Saint et le mercredi des cendres. Et puis on commençait le catéchisme vers sept ans.
M. : C’était le jeudi en ce temps-là. Il n’y avait pas d’école le jeudi.
L. : A neuf ans, il y avait la petite communion. Puis la communion solennelle, à douze ans qu’on renouvelait l’année d’après. Ensuite, bien sûr, on continuait d’aller à la messe.
M.-A. : Est-ce qu’il vous est arrivé d’avoir envie de « sécher » la messe ?
M. : Oui, mais on y allait quand même ! Ça nous faisait une sortie, un contact avec les autres. Il fallait une demi-heure pour y aller.
Par la fréquentation du catéchisme et de la messe, les enfants sont confirmés dans la culpabilité qu’ils ont déjà intégrée dans la relation à leurs parents. Sous la pression du clergé, ils finissent par se convaincre de leurs « péchés » et se soumettent au rituel de la confession. Ils finissent par accepter collectivement d’idée que le Mal est en eux. Les privations, les brimades quotidiennes se banalisent ainsi douloureusement dans les jeunes esprits, par la répétition de mantras incompréhensibles :
M.-A. : Est-ce que vous vous souvenez de ce dont le prêtre vous parlait ?
L. : De la Bible, des Évangiles, de tout quoi. Les commandements de l’Église, les commandements de Dieu, les prières. Et le jeudi, on avait la petite messe basse avant le catéchisme.
M.-A. : Qu’est-ce que c’était ?
L. : Une messe basse est une messe qu’on ne chante pas. Il n’y a que des lectures. Elle était pour les enfants. On avait un petit livre et puis on lisait. Et puis on allait au catéchisme à la cure et là, le curé nous instruisait.
M.-A. : Et les confessions ?
M. : C’était strict. On y faisait, mais moi je trouvait ça ridicule. Peu utile.
L. : On disait toutes les sottises qu’on faisait ! Et après on avait le pardon et puis notre petite pénitence. On disait toujours la même chose, c’était un peu la routine.
Les jeunes fidèles sont tenus par la symbolique de l’Enfer et celle du Paradis. L’une contient l’ensemble des terreurs refoulées de l’enfant, l’autre l’harmonie pour laquelle il est né. Entre les deux, le Purgatoire représente un processus de libération inhérent à chacun, mais récupéré par l’Église pour dominer ses ouailles. À défaut de conscience, le jeune finit par intérioriser les menaces du prêtre, qui l’accompagnent à chaque instant :
M.-A. : Et les enfants, vous pensez qu’on leur faisait peur ?
L. : Oh oui, le Père Joux disait assez :« Vous allez brrrûler vivants ! » Et il ajoutait que c’était terrible !
M. : C’est pour maintenir une discipline. On a rien trouvé d’autre... Tous les enfants, d’un côté, ils étaient tenus... Maintenant, les gosses font un peu ce qu’ils veulent, hein ? Avant, ils étaient mieux tenus. Ça faisait partie de leur éducation.
M.-A. : Il y avait toujours la peur, en fait ?
M. : Pas la peur, mais oui, un peu ça.
L. : Oui, il disait qu’il fallait toujours être prêt parce qu’on ne savait ni le jour ni l’heure. Qu’il fallait être prêt, hein, parce que le démon est là !
M.-A. : Il arrivait à vous faire peur, finalement ?
L. : Oui !
La « mission civilisatrice » de l’école.
L’école laïque est une conquête de la République. Il a fallu près d’un demi-siècle pour arracher l’enseignement des mains de l’Église et placer celui-ci sous la coupe de l’État : c’est le sens des lois sur la séparation entre l’Église et l’État qui, au début du XXe siècle, eurent pour conséquence la fermeture des écoles congréganistes et l’établissement du monopole de l’Éducation nationale en matière d’instruction. Dès lors, la République va faire de l’école laïque un instrument au service de l’unité nationale, un conditionnement auquel personne ne doit échapper. Dans les régions rurales, les travaux des champs ou le gardiennage des troupeaux impliquent une participation de la main d’œuvre enfantine. Pour triompher des résistances locales, l’administration crée un maillage très serré d’écoles – c’est la grande époque des constructions scolaires – et des commissions scolaires répressives sont mises sur pied. Avant la première guerre mondiale, l’enseignement a une forte connotation patriotique. Les exercices militaires font partie de la formation et le certificat d’études primaires est décerné par le ministre de la Guerre.
L’une des tâches que se fixe l’État est l’éradication des patois locaux, jugés « désagréables », au profit du français. En 1890, un Inspecteur d’Académie parle ainsi de l’exercice de la récitation imposée aux enfants :
« La récitation, en habituant les élèves à une bonne diction, nette, limpide, harmonieuse, tend à faire disparaître partout l’accent local quelquefois bien désagréable[31] ! »
Effectivement, au début du siècle, une bonne partie de la population rurale est bilingue. Les patois sont extrêmement variés, reflétant des particularismes auxquels les gens sont identifiés. Le rôle de l’instituteur sera de gommer tant que faire se peut, la marque d’un régionalisme par trop fier et parfois rebelle. La règle de l’école républicaine est l’unicité linguistique, et sa référence le français du meilleur cru : celui des grands auteurs. Mais ces ambitions académiques se heurtent à la réalité de la souffrance : quels que soient les efforts du maître, la diction d’un enfant sous terreur ne peut être « nette, limpide, harmonieuse ». Cette vérité humaine renforce encore l’exigence que l’adulte, hors de lui, impose à l’enfant à travers des humiliations supplémentaires :
« Ce jour-là, M. l’Inspecteur a trouvé sur le cahier de bonnes dictées et d’aussi bons devoirs de grammaire. C’est bien. Mais il n’a guère trouvé d’exercices de style et quand il a voulu faire parler les élèves, quelles pitoyables réponses !? Paul, le meilleur entre tous, n’a pas su dire ce qu’est un affluent. On lui a demandé de raconter le règne de Charlemagne et il a répondu par monosyllabes. Il a fallu extraire les réponses une à une. A Francis, M. l’Inspecteur demande “que fait votre père”. Il répond : “Il travaille m’sieur.” On le sait Francis que ton père travaille. Tu devrais dire avec précision : “Mon père est boucher ; il tue et découpe des cochons.” Mais le plus stupide c’est François. À la question concernant le cri des animaux, qui est-ce qui jacasse, il répond, cet imbécile “« la voisine à ma mère.” C’est la pie qui jacasse, idiot[32]... »
Le milieu rural oppose également une autre barrière linguistique à la « mission civilisatrice » de l’école : celle des jargons locaux diversement utilisés pour désigner la multitude de comportements, d’outils ou d’objets qui font partie intégrante du quotidien paysan. Le vocabulaire scolaire va peu à peu remplacer ces idiomes condamnés par l’arrogance républicaine. Sur les murs des classes, on affiche désormais les règles de l’hygiène et des bonnes habitudes, on vante l’importance des engrais phosphatés, on stigmatise les conséquences de l’alcoolisme par des démonstrations aussi simplistes qu’éloquentes : « Les crétins, les idiots, les rachitiques sont des fils d’alcooliques[33]. » A l’appui de son enseignement scientifique, l’instituteur entretient un « musée scolaire » – une armoire vitrée dans laquelle quelques flacons et carafes partagent l’espace disponible avec une collection de bêtes puantes empaillées – censé apporter aux enfants « l’ouverture sur le monde extérieur. »
Conditionner le corps et l’esprit.
Dès la rentrée des classes, sur la croyance du Mal en l’enfant, le maître instaure la justification d’une discipline militaire. Lorsque les élèves arrivent, ils ont parfois parcouru trois ou quatre kilomètres. L’instituteur tire une grosse montre de son gousset et fait retentir un coup de sifflet strident, qui fige l’assemblée :
« Un deuxième coup de sifflet, plus impératif encore et les rangs se forment, face à la porte de la classe. Le bras tendu, main posée sur l’épaule du précédent, les élèves restent immobiles, respiration coupée. “Fixe !”, et tous les bras se plaquent contre les cuisses avec un ensemble qui eut fait pâlir d’envie la garde républicaine [...]. Se campant bien en face des deux rangs il tonne : “Je ne veux voir qu’une seule tête par colonne” et tous s’alignent en deux rangs parallèles, pieds joints et remplis de respect[34]. »
Il contrôle lui-même les tenues et la propreté des mains : la paume d’abord, puis le dos. Les « étourdis » sont humiliés sur le champ : « Lucas, à la pompe, tu ne t’es pas lavé les mains depuis huit jours[35]. » L’instituteur s’installe alors derrière un grand bureau juché sur une estrade, encombré de livres et de cahiers. Dans un coin de la salle, une botte de verges de noisetiers qu’il se fera porter, au besoin, par un élève secoué par la peur. On pleure aussi beaucoup le premier jour, mais sous la férule du maître les enfants comprennent vite qu’à l’école, il leur faut ravaler la souffrance qui monte du fond de leur cœur. Cet apprentissage de l’obéissance et du refoulement est perçu par l’adulte comme un préalable indispensable : « Vous n’êtes pas venus ici pour pleurer mais pour apprendre à lire, à écrire et à compter[36]. »
Dans ce monde clôt, l’enfant revit la douloureuse expérience du sevrage et de la solitude. Il doit abandonner les repères qui constituent l’essentiel de sa vie affective pour ingurgiter des « leçons » innombrables où se mêlent conseils sanitaires et règles de vie « progressistes », positivisme scientifique et moralisme réprobateur. Sous le coup des humiliations portées à son milieu d’origine, il subit de plus les manies pédagogiques du maître emporté par sa vocation. Parfois, c’est le spectacle même de sa douloureuse torture psychique que son instituteur met en scène devant ses yeux, sous le prétexte d’un enseignement expérimental :
« Pour prouver que le gaz carbonique n’entretient pas la vie, [le maître] provoque l’asphyxie d’un rat, fourni par Edmond le piégeur-taupier, en envoyant sur l’infortuné rongeur enfermé dans un bocal à bonbons un courant de cet anhydride obtenu par l’action de l’acide chlorhydrique sur la craie. Ces manipulations spectaculaires et irréfutables impressionnent fortement Paul et tous les bambins de l’école à une époque où leurs parents parlent encore de sorcière, du loup-garou ou de Marie-Grouette[37]. »
Liliane et Maurice idéalisent cette période de leur vie. Comme ils sont identifiés aux projections qu’ils subirent, ils finissent par défendre leur bourreau. A les entendre, les punitions infligées sont toujours méritées et doivent être mises sur le compte de la « mauvaise volonté » des enfants :
M.-A. : Est-ce que M. Jacqueroud était sévère ?
M. : Ils étaient assez sévères en ce temps-là. Ils n’avaient pas peur de taper avec la baguette.
M.-A. : Est-ce que vous avez reçu des coups ?
M. : Personnellement, non. Mais il tirait les oreilles, un peu. On mettait les doigts comme ça
L. : Ou alors ils nous mettaient au piquet, dans le coin.
M.-A. : Vous n’aviez pas de bonnets d’âne ?
L. : Non.
M.-A. : Et pour quelles raisons vous mettait-il au piquet ?
M. : Y en a qui mettaient de la mauvaise volonté.
L. : Il y avait les dictées, il ne fallait pas faire trop de fautes.
M. : Vous savez, on avait la tête dure. Du côté de chez Soudan, il y avait des Italiens. C’étaient pas des faciles. Moi je les ai vu se battre avec l’instituteur. Ils le traînaient dans la cour. Comme ils étaient mal nourris, ils étaient nerveux.
M.-A. : Vous pensez que c’est pour cela que l’instituteur usait de moyens comme la règle ?
M. : Il était bien obligé Quand vous pouvez rien en faire
M.-A. : Est-ce que c’était efficace, ou bien ? Ils finissaient par apprendre ?
M. : Oui, après ils se calmaient un peu. Avec des têtes dures comme ça, on n’en fait pas grand chose...
M.-A. : Et par exemple si vous écriviez mal ou que vous faisiez des fautes d’orthographe, il vous collait au piquet ?
M. : Alors ça, oui.
L. : Ou bien on avait une petite punition
M.-A. : Quel genre de punition ?
M. : Faire des copies, une vingtaine de fois. Pour que ça rentre dans la tête. Je crois que c’est le meilleur moyen.
M.-A. : Est-ce que vous avez un souvenir particulier de cette époque ?
M. : Ah, je crois que c’était quand même une belle vie. On s’en rend pas compte quand on est gosse. Je crois que c’est le meilleur moment de la vie. On n’a pas l’inquiétude, les responsabilités d’après.
En réalité, la panoplie des brimades employées par le maître pour faire plier la volonté de ses élèves va bien au-delà de ce que Liliane et Maurice peuvent accepter de se rappeler, même cinquante ans plus tard. Gifles, oreilles tirées, coups de baguettes, mises à genoux ou au coin, bonnet d’âne, tours de cour, piquets, cahiers au dos, conjugaisons, retenues à midi et le soir, pain sec sont parmi les punitions les plus courantes (fig. 4). À ces brimades s’ajoutent les humiliations quotidiennes qui accompagnent les problèmes abrutissants ou les dictées interminables. Parfois l’instituteur se déchaîne, comme ici, lors de la préparation de quelques enfants de douze ans aux épreuves du certificat d’études :
— Je me rappelle l’histoire que j’ai lue. J’ai lu quoi, André ?
— L’histoire, M’sieur.
— Triple imbécile (c’était le summum de la colère); c’est « que » mis pour l’histoire. C’est pas si facile que de dénicher des nids ! hein ! vingt fois à copier la règle d’accord du participe passé employé avec avoir.
Dans ces moments-là, tout le monde devient myope et les têtes se collent sur les ardoises.
— Maintenant écrivez : « Les fruits que j’ai vu cueillir ».
— Montrez les ardoises. Ah, c’est comme ça que Mossieur Francis écrit « vu », avec un S. Tu n’as rien compris, cornichon. Chez toi, les fruits se cueillent donc eux-mêmes ! Ce sont les prunes qui cueillent les poires, peut-être ! Un grand rire bête retentit dans la salle, un de ces rires qui font du bien, qui détendent l’atmosphère et rassurent à la fois.
— Vingt fois la règle sur le participe passé suivi d’un infinitif[38].
Fig. 2 : enfants victimes des châtiments du maître.
La formation « pédagogique » du maître.
La violence de l’instituteur est à l’image de ce qu’il a lui-même subi dans son jeune âge et lors de sa formation en vue des épreuves du certificat d’aptitude pédagogique, diplôme ouvrant droit à sa titularisation en tant que Maître d’École. Quatre sombres années durant lesquelles quatre-vingts internes, drainés parmi « l’élite » des écoles rurales de la région vont partager ses angoisses. Le directeur se réserve la noble classe de troisième, qui débouche sur le fameux concours à la « Normale ». Le prestige de son école est en jeu. Son régime de terreur s’exerce presque sans répit, du lundi au dimanche, avec une courte interruption pour assister au service religieux. Ce qu’il recherche, c’est le résultat et il faut savoir, savoir par cœur, « jusqu’au bout des ongles » puisque c’est souvent là qu’il tape. En effet, si la remémoration est défaillante, une bonne giclée de coups de règle ou quelques claques étourdissantes sont supposées venir rafraîchir les souvenirs estompés.
Le maître inculque toutes les matières à ceux qui, bientôt, devenus maîtres à leur tour, infligeront les mêmes supplices à des générations d’enfants. Le cours de géographie en est un exemple :
« Carte muette pendue au tableau noir, M. Chiquet parcourt d’un regard circulaire l’ensemble des élèves de la classe, chacun tentant de faire bonne figure, et laisse tomber bravement un nom : “M. Hespelle” ou “M. Brocvielle” venez au tableau. Jambes flageolantes et cœur en déroute, le supplicié doit alors désigner sans hésitation les affluents de la rive gauche de la Loire ou les villes arrosées par la Seine, les caps et les rades des côtes de Bretagne quand ce n’est pas le col de Roncevaux, ou de Somport, le Thibet ou le Pérou. Dans le meilleur des cas, l’examiné regagne sa place assez vite, la vue obscurcie et les oreilles bourdonnantes d’émotion mais il arrive que l’interrogatoire se prolonge et un cinglant déluge de coups amène (ou devrait amener) notre élève à une localisation plus précise de ces lieux géographiques. En ce temps-là, l’âme en paix, beaucoup de parents disaient : “Ça, c’est une école où y z’apprennent”[39]. »
Mais le supplice le plus abêtissant est sans doute la grammaire. Toutes les règles sont apprises par cœur et il faut les mettre en application dans un texte dicté sous le regard implacable du directeur qui circule dans les rangs, la règle de bois menaçante. La même érudition verbale sévit en physique, en histoire naturelle, en géographie et en histoire où le professeur insiste sur les batailles qui ont sauvé la France et communique la haine d’une Église catholique associée aux méfaits des seigneurs féodaux. Des notions que le candidat répètera plus tard mot pour mot, devant ses élèves, en fonction d’un emploi du temps approuvé par l’Inspecteur, minuté d’après les horaires officiels qu’il faudra respecter à tout prix, comme les contenus définis par les programmes et répartis en tranches mensuelles puis hebdomadaires. C’est ici que le futur instituteur scelle sa propre terreur, qui l’obligera plus tard à reproduire compulsivement les mêmes spasmes de colère, les mêmes rictus mêlés d’intransigeance et de mépris. Sa vie durant, la figure de son propre maître se tiendra devant lui, comme un constant rappel de son calvaire.
Le rôle tenu par l’Inspecteur de l’enseignement primaire est à ce titre éloquent. Lorsque celui-ci se présente dans la classe – toujours à l’improviste – l’ancien candidat de l’École normale peut ressentir l’angoisse extrême qu’il garde en lui, qu’il projette habituellement sur ses élèves et qui motive ses passages à l’acte. L’espace d’une heure ou deux, le maître et ses ouailles partagent la même infortune. Voici un extrait des Scènes de la vie d’instituteur, relatif à cet évènement :
« L’instituteur qui, à la vue de l’enfant [lui annonçant la venue de M. l’inspecteur], avait ressenti les premières atteintes d’un tremblement convulsif, devenait livide et se mettait à s’agiter des pieds à la tête... [...] On entendait ses mains et ses dents s’entrechoquer avec un bruit grêle qui donnait la chair de poule aux plus incorrigibles marmots. Cependant, avec un suprême effort, il faisait l’annonce de la nouvelle fatale : “Mes enfants... Monsieur l’Inspecteur... va arriver. Vite ! Préparez vos cahiers et vos livres.” [...] Pendant que les uns faisaient couler sur leurs visages et sur leurs mains un fleuve de salive destiné à leur rendre la pureté baptismale, les autres s’emparaient des plumes et des crayons à leur portée et les transformaient en peignes pour les cheveux. L’instituteur un peu remis pensait, lui, à la salle de classe. Il époussetait par-ci... il balayait par-là... partout il avait l’œil[40]... »
À travers le regard de l’Inspecteur, l’instituteur réactive les exigences qu’il a intériorisées sous la terreur, et qu’il fait compulsivement subir aux enfants. Car l’Inspecteur a toujours quelque chose à redire. C’est lui, le garant de l’ordre hiérarchique qui doit s’imposer aux élèves, par la fréquentation assidue du moule scolaire. Mieux qu’un discours, ses remarques à l’inspecté renseignent sur les véritables priorités de l’école gratuite et obligatoire. Elles ne sont pas pédagogiques :
« Les trois divisions n’apparaissent distinctes ni sur les bancs ni sur les registres, où souvent une même série de numéros d’ordre s’applique à toute la classe. Si je veux faire lever la 1ère division, la 2ème, la 3ème, il y a des hésitations. Où est le premier élève, le dernier ? Combien êtes-vous de votre division ? On ne sait trop. Pourtant, est-ce que l’esprit de l’enfant n’aurait pas dû être frappé de cette classification ? Être le premier, dans une école où règne l’émulation, mais c’est un honneur et un bonheur qui retentissent jusque dans la famille ; être le dernier, une cause d’affliction et une honte salutaire. Descendre, monter, à cette échelle sociale en miniature, sont des évènements réels dont le retour mensuel constitue la vie d’une école[41]. »
L’enfant dans la communauté.
Au petit monde clos de l’école, s’oppose l’omniprésence de la vie communautaire. Il n’est pas trop fort d’affirmer que l’enfant s’y consacre entièrement, par un don total de son être. C’est pourquoi le mépris que l’institution scolaire manifeste à l’égard de son milieu social le blesse profondément. Reprenant le credo de l’Église qui s’était donnée mission de sauver les âmes déchues des flammes de l’enfer, l’école de la République veut « civiliser » la classe paysanne par l’instruction. Elle cache mal un profond déni pour l’enfant du peuple, dont témoigne cette leçon de morale :
« L’enfant, de parents peu aisés, qui entre à l’école, doit se dire qu’il pénètre dans un temple fermé à son grand-père et à son père. Ce temple est rempli de trésors et on va lui en donner une large part à lui, pauvre enfant, qui n’aurait eu aucune ressource dans l’existence. [...] Presque tous les misérables, les mauvais sujets et les criminels sont des hommes ignorants[42]. »
Pourtant, c’est à ces « hommes ignorants » que l’enfant fait don de sa personne. Une présence aimante et attentive rarement reconnue si ce n’est lorsque sa force de travail peut soulager l’économie domestique. Une paysanne de montagne se souvient du travail en famille, quand ses enfants âgés de cinq, dix et treize ans, l’aidaient à fabriquer des boîtes de vacherin :
« Oh, c’était quelque chose ces boîtes ! Pour nous c’était un encouragement de voir que nos gamins collaboraient à notre travail. Armand, notre aîné, quand il avait treize ans, tous les jours en sortant de l’école, il remontait vite pour travailler. Il clouait les grosses boîtes, des 29-30 cm. Mon mari et moi, on soignait le bétail à l’écurie et lui travaillait en solitaire. Je lui avais dit : tu travailles trop, tu n’as plus de temps pour toi ! Il m’avait répondu qu’il était bien conscient de notre travail et de nos soucis matériels et qu’il serait toujours là pour nous aider ! Pour moi, cela avait été comme un magnifique arc-en-ciel[43] ! »
L’enfant se fond entièrement dans les activités des adultes qui l’entourent. Il apprend par mimétisme, il s’imprègne mieux que sur les bancs d’une classe des savoirs que se transmettent les générations. Liliane et Maurice parlent à leur façon de l’amour qu’ils ont mis à reproduire ces gestes à l’infini, avec une présence aux moindres détails :
M. : Depuis tout gosse j’ai appris à me servir des bœufs. La première des choses qu’il faut faire avec des bœufs bien dressés, il faut les atteler. Leur mettre un joug, côte à côte. Ça, faut déjà savoir le faire. C’est pas compliqué, mais faut savoir le faire !
L. : Je me rappelle qu’on appelait ça des jointures.
M. : On utilisait des lanières de cuir pour les lier autour des cornes.
L. : Et puis on leur mettait des paniers. Pour pas qu’ils mangent trop de foin. Quand on chargeait les chariots de foin, on les attelait. On leur mettait des émouchettes, pour pas que les mouches elles piquent trop.
Quand la guerre tient les hommes éloignés du travail de la ferme ou lorsqu’un père est malade, ce sont encore les enfants qui assurent l’interim parfois pendant des années. M. Georges Salin, un vieux montagnard né en 1909, raconte comment il est devenu berger, en 1914 :
« Les paysans allaient demander : tu n’as pas un petit gamin pour aller en champs ? Ça fait que moi, je ne savais pas trop ce que ça voulait dire, parce qu’on avait pas de vaches. Alors, on est parti berger ! Oh, je devais être à peine plus haut que la table ! Et ils me disaient : va détourner celle-là, là-bas... C’est qu’il n’y avait rien de barré ! Alors moi, avec ma serpe, je coupais des épines que je mettais sur les murs de pierres où les vaches risquaient de passer, et au bout de cinq ans j’étais arrivé à garnir le tour du parcours et j’avais bien meilleur temps. [...] Quand j’arrivais à cinq heures et demie le matin, le premier qui détachait cornait. C’était pour prévenir les autres : il faut détacher ! Alors, je passais chez Émilien, chez Piton, chez Barron. Je crois bien aussi chez David. Et chez l’Eugénie de Trêt la Roche. J’allais sur les communaux de Cinquétral. Je rentrais à dix heures du soir. En fin de saison, j’avais cinq francs par vache[44]. »
Mais le désir d’apprendre est fort, malgré les obstacles. Tandis qu’il va en champs près de l’école, le jeune berger se glisse près de la fenêtre, écoute les récitations de la classe puis se présente à la maîtresse :
« J’étais tout fier d’aller réciter vers la maîtresse. J’allais le soir quand j’avais rentré les vaches. La maîtresse me disait :
— Où tu l’as apprise ?
— Quand je suis là, sous le Villaret, je viens écouter
Je n’osais pas lui dire, d’abord ! Elle était contente la maîtresse. Quand la guerre a été finie, elle m’a dit : il faut venir à l’école ! Mais voilà que mon père est tombé malade ! Alors, moi, ils m’ont mis à l’usine. J’avais onze ans[45] ! »
La communauté, meurtrie par le refoulement collectif de sa souffrance, tire parti de l’amour de l’enfant et en abuse, installant ainsi les bases de la reproduction de cette souffrance dans la nouvelle génération. L’enfant est non seulement chargé du poids de sa propre survie – « Il faut quand même bien que tu manges ! » – mais encore de celle des adultes qui l’entourent. Il y laisse toute sa jeunesse. Le vieux montagnard poursuit son récit :
« J’ai fait un hiver et un printemps à l’usine. Puis j’ai dit à mon père : tu sais, je ne veux pas retourner... Il m’a demandé : qu’est-ce que tu veux faire ? Il faut quand même bien que tu manges ! Alors, je suis allé demander à Albin et Marcel Bouvier qui coupaient et débardaient du bois, s’ils pouvaient me prendre, Ils m’ont répondu : viens, tu pèleras ce qui est à couper. [...] Après, il fallait brûler les branches. Ensuite, avec ma serpe, je coupais des petits bouts et j’allais allumer le feu. Quand ils arrivaient pour débarder, c’était tout propre. J’y suis resté jusqu’à dix-huit ans, jusqu’au jour où je me suis cassé la jambe en jouant au football. Je suis resté une année à l’hôpital. Heureusement que c’est l’assurance du club qui a payé[46] ! »
Nourri par ce terreau psychique où se mélangent l’amour de l’enfant, la crainte et la docilité qui en résulte, l’économie rurale soutient le développement industriel. Les patrons d’usines drainent ces forces de production si bien conditionnée jusque dans les familles, en encourageant le travail à domicile. M. Salin dit encore :
« Les gens travaillaient la corne pour faire les pipes à Cinquétral. Alors, nous, on raclait la corne. Fallait la dégrossir pour qu’ils puissent l’ajuster sur la pipe. Chez nous, on raclait, nous les gamins, et ma mère polissait avec la pierre ponce et un morceau de cretonne. Tout se faisait à la main. C’était le métier du pays. Les usines fournissaient le travail à domicile et les gamins travaillaient avec les parents. C’est pour ça qu’on ne pouvait pas aller à l’école. Il y avait les petits, fallait bien les faire manger ! Oh, on n’a pas été gâtés, nous les premiers ! Voulez-vous croire que j’ai mangé ma première banane à 18 ans ! On me l’a apportée à l’hôpital quand je m’étais cassé la jambe[47]. »
Certaines familles s’enrichissent par l’exploitation de leurs enfants. Les rancœurs se glissent alors jusqu’aux générations suivantes, nourrissant un sentiment de profonde injustice. Les descendants d’une lignée d’affineurs de vacherin partagent leur aigreur :
« La comptabilité, les relations avec les clients, c’était la grand-mère. Le grand-père lui, c’était un homme de la terre, la comptabilité ne l’intéressait pas. Si nos grands-parents avaient un peu d’aisance, c’était pas forcément avec le commerce des vacherins. C’était tout autant avec la vente des porcs, le domaine et le bois. Et aussi le fait qu’ils avaient des employés à bon compte avec leurs enfants. Notre père travaillait pour le compte des parents, mais il ne regardait jamais la comptabilité. Une fois, sur la fin, il avait quand même dit à la grand-mère : je voudrais bien voir ces comptes de vacherin. Elle s’était mise dans une de ces rages ! Pour vous dire que la comptabilité ne regardait qu’elle ! Notre père avait un petit salaire, quatre enfants à nourrir et une location à payer. Bien sûr, il pouvait prendre le beurre et le fromage. Il a travaillé trente ans comme ça, sous les ordres de sa mère[48] ! »
Cette souffrance, qui ne peut être nommées à l’endroit de la relation aux parents et aux grands-parents, est refoulée puis projetée sur le voisinage. Compulsivement, chacun cherche à manifester dans ses relations présentes le sentiment d’exploitation et d’injustice qui sont l’héritage de sa lignée. Les collègues de travail, les partenaires commerciaux, deviennent supports de ces non-dits. On se méfie, on se soupçonne et on se condamne mutuellement. Ainsi s’installent des tensions au sein de la communauté, qui conduisent peu à peu à l’éclatement des solidarités traditionnelles et nourrissent un système économique fondé sur la valorisation marchande et le productivisme. Sans s’en rendre compte, un affineur fait état de cette dégradation, à travers une petite anecdote :
« Moi je garde toujours sur le cœur, cette histoire de bon poids. Quand notre père était laitier, il fabriquait des gruyères qui se pesaient à la cave Les marchands exigeaient toujours le bon poids. Il y avait le bon poids officiel sur cent kilos, et en plus, quand il pesait, il fallait encore faire des bons poids. Je voyais mon père qui n’était pas dans une situation aisée et j’en voulais à ces marchands de fromages qui venaient encore « ravauder » sur le poids. Mon père, lui, ne se révoltait jamais, il acceptait même ! Moi, ça me faisait mal ! J’estimais que c’était une profonde injustice. Je me disais : on presse encore les gens qui ont une situation difficile ! Ces marchands de fromages qui étaient des gens aisés et de bonne moralité, eh bien, par leurs fonctions de commerçants, ils avaient, peu à peu perdu le sens moral[49] ! »
Parfois, la fidélité aux parents est si forte que les enfants leur sont dévoués corps et âme, au point de ne pouvoir vivre leur propre vie. Le destin familial se transforme en un joug que l’on porte jusqu’à la disparition des aînés, comme une suite logique de ce que fut l’enfance. Un couple de paysans, eux-mêmes parents de neuf enfants, témoignent de leur rapport à leurs propres parents :
« Jusqu’à un certain point – remarquait Charlotte – on vivait chez nous, mais on n’avait aucune indépendance financière ! Quand j’avais besoin d’argent pour acheter un morceau de tissu, il fallait aller demander... Enfin, ils n’ont pas été trop durs ! C’est moi qui demandais – disait Simon. Ça allait encore bien parce qu’il y avait un peu d’aisance dans la famille. Mais c’était cette dépendance ! Enfin, on a supporté quoi ! [...] J’avais envisagé de faire une carrière dans l’armée – disait Simon – ou de travailler aux chemins de fer, c’était par sécurité. Mais mes parents exigeaient qu’on reste ! Ma belle-mère pensait que notre devoir était de demeurer ici – disait Charlotte – pour soigner les parents. Vous comprenez les deux filles avaient quitté la maison pour se marier et il ne restait que le fils ! Après la mort de mon père – poursuivait Simon – la mère est restée seule et il fallait s’occuper de la propriété. Et puis en 1950, c’était trop tard pour partir[50] ! »
Liliane et Maurice, eux, n’ont pu fonder leur propre famille et sont restés « en couple » entre frère et sœur, comme cela se faisait fréquemment à l’époque. Après avoir consacré leur enfance aux tâches domestiques et au train de ferme, après la coupure que fut – pour Maurice – son service militaire de trois ans en Algérie, il leur restait à s’occuper de leurs parents malades. À la mort de ces derniers, il était trop tard pour refaire sa vie. Ils témoignent difficilement de leurs regrets :
L. : Quand les parents étaient malades, on n’osait pas partir. Il fallait être là pour faire le travail.
M. : Surtout quand vous êtes malade et que ça dure. Que ça dure des années.
M.-A. : Donc, vous vous en êtes beaucoup, beaucoup occupé.
L. : Oui, on restait pour faire le travail et pendant qu’on fait ça, on peut pas penser à autre chose. Des fois, ça coupe la vie.
M.-A. : En fait, vos parents ont fait des enfants qui se sont occupés d’eux jusqu’à leur mort.
L. : Oui.
M. : Oui.
L. : Une jeunesse qu’on aurait pu faire et où il a fallu rester pour s’occuper.
M.-A. : Parce qu’il y avait personne pour s’en occuper.
L. : Maintenant, si les parents sont malades, on les met à l’hôpital ou dans les maisons de retraite. Dans les proches parents qu’on a, ils sont dans les maisons de retraite.
Ayant fait à ses parents le don total de son amour, l’enfant devenu adulte ne peut se libérer des empreintes traumatiques qu’il a subies du fait de la culpabilité et de l’interdit éducatifs qui lui furent également imposés. Seule une connaissance des mécanismes qui structurent l’élan de libération qui l’habite pourrait lui permettre de réaliser la puissance inhibitrice de ces sentiments et faciliter ses prises de consciences.
Les enfants du Jura et du pays de l’Ain ont connu quatre conflits impliquant des proches, depuis la Grande guerre contre les Prussiens, en 1870. Presque un par génération. Au XXème siècle, la première guerre mondiale a décimé les populations rurales, amputant les familles de leurs forces vives. La seconde guerre a vu l’occupant s’installer jusque dans les villages, ravivant la terreur dans tous les foyers. Enfin, les opérations de « maintien de l’ordre » de la guerre d’Algérie ont envoyé au loin des milliers de jeunes hommes, qui revinrent au pays avec un fardeau de souffrances à jamais gravées dans leurs esprits. Maurice fut l’un de ces hommes et se souvient : « Ce qui était pénible, c’était qu’il fallait toujours être aux aguets, faire attention. Il fallait dormir la nuit avec un pistolet-mitrailleur sous le traversin. Pas se faire tuer. Là-bas la guerre était terrible, on ne savait pas où était l’ennemi. On était occupants, alors ils pouvaient venir nous tuer la nuit. C’est ça qui était terrible. Vous savez, quand vous avez affaire aux Arabes... Ils vous touchent la main devant vous et dans le dos, ils vous plantent le couteau. C’est comme ça, là-bas. »
Les violences rejouées pendant la guerre ont marqué chaque lignée, aussi loin que l’on puisse remonter dans la mémoire familiale. Tour à tour victimes puis bourreaux, tous peinent à reconnaître les mécanismes qui leur font reproduire la souffrance vécue au fil des générations. Conséquence de manques relationnels précoces, de brutalités, de privations, celle-ci s’inscrit dès l’enfance et perdure. M. Georges Salin, un montagnard né en 1909, explique comment la première guerre a marqué son destin et celui de sa fratrie :
« Moi, j’ai commencé à faire le berger en 1914, quand mon père est parti à la guerre. J’avais cinq ans ! On était cinq à la maison et le sixième qui venait ! Mon père parti, ma mère restait seule. Elle allait faire les lessives, vous savez les grandes lessives qui avaient lieu deux fois par an. Elle gagnait trente-cinq sous par jour. Pour élever six gamins ! Ma mère s’appelait Marthe. Alors : “Marthe, tu viendras faire ma lessive !” Elle partait à cinq heures et demie du matin et travaillait jusqu’au soir. Ma sœur aînée qui avait sept ans, faisait la patronne (moi, je suis le deuxième). Elle en a lavé des affaires celle-là ! On ne peut pas croire la vie qu’elle a menée ! On ne peut pas y croire !!! C’est qu’on n’était pas riche. Moi j’ai porté une robe jusqu’à dix ans ! Oh, je la vois encore ma robe, avec des pois blancs et rouges. Je mettais une ficelle à la taille pour faire ceinture et j’y accrochais ma serpe. Parce que quand j’allais en champs, j’avais une petite serpe et en revenant je coupais du bois pour ramener un fagot[51]. »
Son épouse Jeanne confirme ce que vivent femmes et enfants dans nombre de familles, durant cette période :
« Moi je suis née à La Chaux-Berthod en 1914 pendant que mon père était à la guerre. Il paraît qu’on ne sait pas si je suis née le 27 ou le 28 du mois de décembre ! Ils m’ont trouvée le matin dans les bras de ma mère ! Elle avait accouché toute seule dans la nuit ! Elle n’avait même pas appelé ! La sage-femme qui habitait dans la Combe est venue, elle a fait le nécessaire. Ma mère est morte trois ans après ! Mon père était toujours à la guerre, alors, c’est mon oncle et ma tante qui m’ont recueillie avec mes trois frères et sœurs. Mes parents avaient pris une ferme au Manon, mais quand la guerre est arrivée, ils ont vendu le bétail. S’il n’y avait pas eu la guerre, notre vie aurait été totalement changée. Quand mon père est rentré de la guerre, il a repris les deux garçons, mais nous les filles, on a voulu rester avec la tante à La Chaux-Berthod. Oh, cette tante, elle a travaillé dans sa vie ! Elle n’avait pas voulu se marier pour ne pas que ses parents restent seuls. Après, elle nous a élevées[52]. »
L’absence du père.
Durant la longue absence du père, la mère porte le train de ferme. Souvent, elle complète le revenu familial par des travaux domestiques. Invariablement, les enfants sont marqués à vie par le spectacle de son calvaire et développent une réponse spécifique aux souffrances maternelles. Les aînés prennent la place du père absent et s’occupent des plus jeunes. Tous souffrent de l’indisponibilité de la mère, mais font taire leurs besoins. Eugène Fournier, le fils d’un compagnon charpentier de Gex, témoigne de ces moments difficiles :
« Mon père est parti à la guerre en 1914. J’avais six ans. On était trois enfants, j’étais l’aîné. Mon père est resté quatre ans à la guerre et pendant ce temps-là, ma mère faisait les lessives pour nous nourrir. Elle lavait le linge la journée et récurait les cafés le soir ! Il y en avait des cafés à Gex, à l’époque ! Alors, elle récurait le soir après minuit, à genoux par terre ! Moi, je l’ai vue ma mère, à la fontaine de la rue de Genève, laver le linge par des bises, des temps épouvantables ! Elle portait des jupes jusqu’aux talons alors quand elle posait sa jupe le soir, elle tenait debout toute seule devant le fourneau ! Gelée comme un glaçon ! Oh, quel courage elles ont eu ces femmes ! Incroyable ! Nous on faisait ce qu’on pouvait pour l’aider, ma mère. Mais s’il n’y avait rien à manger, qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Combien de fois j’ai vu pleurer ma mère devant les fourneaux avec une barre de chocolat dans une gamelle d’eau ! Elle disait : “Je ne sais pas quoi vous faire à manger mes petits !” Nous, on lui répondait : “Mais c’est bon Maman[53] !” »
Pendant toutes ces années, la famille vit dans l’anxiété d’apprendre que le père est tombé au champ d’honneur. Et s’il ne meure pas, ce dernier revient comme un étranger. Il effraie les enfants par son allure et par la souffrance qui assombrit maintenant son visage. Chacun pressent qu’il faudra désormais s’accommoder d’un lourd silence. Eugène Fournier poursuit :
« La première fois que mon père est revenu en permission, on ne le reconnaissait pas ! Il était parti avec des moustaches et il revenait avec une barbe ! On ne voulait pas le reconnaître, alors on pleurait et on se cachait dans les jupes à ma mère ! [...] Les soldats étaient en bleu horizon avec les molletières, la capote, la musette et le bidon. On les appelait les « poilus » parce que rares étaient ceux qui revenaient sans barbe. Il fallait voir dans quel état ils arrivaient ! Ils étaient envahis de vermines : des poux, des puces. Alors ils étaient heureux de se « défringuer » pour se nettoyer ! Ils restaient quatre jours. Quand mon père arrivait, nous on allait se coucher de bonne heure et le soir mon père racontait à ma mère... Oh, il ne devait pas avoir de belles choses à dire ! Il ne parlait jamais de la guerre devant nous. On avait déjà assez à souffrir comme ça. [...] Alors pour son retour en 1918, c’était la joie ! [...] Pour nous le cauchemar était terminé. On n’avait plus cette hantise de se demander si notre père était mort ou vivant[54] ! »
De retour au pays et à la vie civile, les hommes gardent le traumatisme de ces massacres qui leur semblent absurdes. Ils sont souvent mutilés, marqués dans leur chair par des éclats d’obus, ou se réveillent en pleine nuit, en proie à des angoisses. Leur vie devient un calvaire et certains sombrent dans l’alcool. D’autres prennent dans leur métier des risques inconsidérés. Tous cherchent à refouler l’anxiété vécue sur les champs de bataille, qui émerge maintenant, mais qu’ils ne savent accueillir. Les enfants payent un lourd tribut à ce déni de souffrances. Quelle importance leur vie intérieure - leur vie tout court - pourrait-elle avoir en comparaison de toutes ces horreurs ? Bien peu en vérité. Ils sont eux aussi éduqués dans le refoulement de leur sensibilité et doivent s’endurcir sous les injonctions paternelles.
De nombreux accidents de ménage ou de travail mettent en actes de telles souffrances. L’enfant est alors saisi par la dynamique du rejouement paternel, qui le conduit parfois au sacrifice de sa vie. Dans ces circonstances, le père utilise inconsciemment son enfant comme une projection de lui-même et lui fait subir les sentiments qu’il a dû refouler dans les conditions dramatiques vécues à la guerre : mise en danger extrême, peur de mourir, déni total des émotions et, finalement, vertige d’être passé si proche de l’irrémédiable. Après l’armistice, un jeune a travaillé avec son père - un rescapé de la Première guerre - qui était charpentier. Il évoque un drame survenu en 1925, au cours duquel il faillit perdre la vie :
« Je me souviens d’une fois où l’on travaillait rue de Genève. J’avais dix-sept ans, j’étais à genoux sur un liteau de quatre, à vingt mètres de hauteur, en train de scier l’avant-toit pour pouvoir y clouer la planche de rive. Dans la rue, la mère P., la mère R., la mère B. regardaient effrayées : “Ils vont le tuer ce gamin !” Mon père m’avait dit avant de monter : “Tu sais si tu as peur, tu feras le cordonnier, tu ne seras jamais charpentier !” On n’était jamais attaché, jamais ! Toujours libre de nos mouvements ! Libre de mourir ! Et puis un jour j’ai bien failli y rester ! A l’époque on n’avait pas de grue pour monter le matériel, alors on installait une sapine. C’était des perches attachées les unes aux autres jusqu’au sommet, avec à chaque étage une échancrure pour laisser passer un monte-charge. Ça passait juste. Moi, j’étais au quatrième sommet, pour récupérer les tuiles que l’on montait ce jour-là. Voilà le monte-charge qui tout d’un coup se met en travers ! Et je n’ai rien pu faire ! L’ouvrier qui était à la mécanique ne le voyait pas ! Alors je me suis accroché comme un singe ! Mon père a crié : “Mon gamin est foutu !” Les tuiles sont tombées et l’homme a arrêté la mécanique ! Oh, j’ai bien failli y passer ce jour-là[55] ! »
La répétition du passé.
Lorsqu’advient la Seconde guerre, le souvenir de la Première est encore vif dans les esprits. En août 1939, les hommes sont mobilisés. Dans les familles, les scènes du passé se répètent avec une précision que nourrit un sentiment de fatalité et d’impuissance. Comme en 1914, on veut croire que cette nouvelle mobilisation ne durera pas longtemps, mais l’anxiété de l’attente est ancrée dans les mémoires et chacun anticipe le pire. Maria était une jeune mère lorsque son mari dut partir pour le front, la laissant enceinte avec un petit François de trois ans. Elle raconte :
« On ne savait rien, on attendait... On voyait revenir les autres et pas Joseph... Alors on se disait qu’il avait été tué. Et puis un beau jour, on reçoit un avis qu’il est prisonnier, il sera relâché d’un moment à l’autre. Jamais on aurait imaginé que cela puisse durer si longtemps[56]. »
Dans une angoisse faite de résignation et d’espoir, Maria revisite inconsciemment son propre passé et celui de sa famille. Son père avait lui aussi été mobilisé en 1914 et Maria se souvenait bien de son retour, en 1918, avec les autres soldats qui disaient : « On s’en est bien vu, mais nos enfants ne reverront pas ça ! » La nuit, la jeune femme tourne et retourne dans le grand lit avec cette place qui restera vide pendant plus de cinq ans, depuis le départ de Joseph, son mari, jusqu’au retour inespéré de ce dernier, en avril 1945. Elle passe et repasse ce départ dans sa tête, avec sa mère en larmes assise à côté du fourneau, comme pour celui de son père, en 1914. Pour tenir, elle trouve une rassurance dans les rituels de sa petite enfance :
« Oh, c’était long, long... Je me réveillais tous les matins en me demandant si mes enfants avaient un père. Je parlais sans cesse de Joseph avec eux. Le soir avant de se coucher, ils embrassaient encore sa photo comme on faisait, ma sœur et moi, lorsque mon père était à la guerre. Et puis on récitait la prière : “Mon Dieu, gardez bien mon papa[57]”. »
Dans les circonstances dramatiques du présent, l’anxiété refoulée de la mère, issue de son enfance, est réactivée. L’image du mari et celle du père se mêlent, voire se confondent. D’une manière irrépressible, Maria communique à ses propres enfants une réponse spécifique à la souffrance, un mode de refoulement qui sera désormais leur lot. Ceux-ci manifestent comme ils peuvent la sensation d’étouffement qu’occasionne ce trop plein d’angoisse, à l’endroit si vital de la relation à leur mère. Maria dit encore :
« Et puis on a eu plein d’ennuis, les gamins ont attrapé la coqueluche, ils couchaient avec moi et toutes les cinq minutes, je devais les soulever et les mettre debout pour qu’ils ne s’étouffent pas[58]. »
Lorsque Joseph revient, huit mois après la libération de la région, il surprend Maria en pleine nuit. Dans un rayon de lune, il est là devant la porte, avec son uniforme de soldat. Tous deux laissent couler leurs larmes dont ils aimeraient qu’elles effacent toutes les autres, celles qu’ils ont versées chacun de leur côté durant ces cinq années. On se retrouve, on voudrait refermer la plaie béante comme par enchantement. Mais leurs enfants, rapidement réveillés, sont là pour rappeler qu’eux portent désormais le poids du vécu familial non reconnu :
« Voici François en pyjama qui a reconnu la voix de son père et Nadette apeurée car elle ne le connaît pas – qui va se cacher dans l’encoignure de la porte. Voilà le père qui se mouche bruyamment, voilà la mère avec les yeux rougis... Et voilà qu’ils sont tous là, auprès de Joseph qui a posé sa capote et son calot, qui est venu s’asseoir à la table familiale, comme avant[59]. »
Restrictions et réquisitions.
Même dans les campagnes, la guerre rend l’approvisionnement de la population paysanne plus difficile. Les récoltes, le lait, le bétail sont réquisitionnés. Des restrictions frappent tous les produits courants que l’on ne peut acheter sans tickets de rationnement. Maria Emery, une paysanne du pays de Gex, raconte :
« On était imposé sur nos récoltes et tout ce qu’on produisait. Il fallait donner du bétail. C’était en fonction de l’importance de la ferme. Il y avait une commission qui désignait ce que l’on devait livrer aux Allemands. [...] Le beurre, le fromage étaient réquisitionnés. La mémé Larue, notre voisine, faisait des chevrotins avec du lait de chèvre et m’en apportait quand j’étais enceinte. On devait déclarer tout le blé que l’on récoltait et en livrer un certain pourcentage, et on avait droit à la quantité nécessaire pour la famille. On la donnait au boulanger qui nous la rendait en pain. Mais on en soutirait un peu que l’on allait faire moudre en cachette au moulin de St-Jean. On la tamisait, cela nous permettait de faire des bricelets et des rissoles pour Noël et le son était pour les vaches[60]. »
Comme les paysans ont appris à économiser depuis toujours, ils reprennent leurs habitudes de pénurie et se débrouillent. D’une certaine manière, cet état d’esprit leur est familier. Madame Emery poursuit :
« Et puis à la campagne, on avait l’habitude de ne rien jeter car on faisait tout resservir, alors quand la guerre est arrivée on était bien content d’aller ouvrir les greniers. Il y en a qui ont teint des draps pour faire des vêtements, même pour faire des pantalons, car les restrictions étaient sévères, il fallait des tickets qui étaient proportionnels à l’âge et à la profession. Et ces restrictions ont duré encore plusieurs années après la guerre. »
Louise Vuaillat, qui a aussi connu cette époque, ajoute :
« Je ne vois pas la différence avec ce qu’avait été notre vie d’autrefois car on avait appris à économiser depuis toujours. Et j’ai continué après la guerre. Mes gamins n’ont pas eu un pull-over que je n’aie tricoté deux fois[61]. »
Pourtant, la différence existe. Pendant toute leur enfance, ces jeunes adultes ont souffert de l’intransigeance parentale relative aux travaux de la ferme, à ces tâches innombrables qui ont mobilisé leurs forces vives et gâché leur enfance. Avec la guerre, ce ne sont plus les parents qui imposent ces restrictions mais le gouvernement de collaboration et l’occupant allemand. Ce n’est plus la famille qui exploite le travail des plus jeunes, mais l’ennemi. La servitude vécue par l’enfant dans sa relation aux parents acquiert ainsi une sorte de justification, presque une raison d’être : « On était bien content d’aller ouvrir les greniers. » Les sentiments d’exploitation et d’injustice, refoulés depuis l’enfance, trouvent maintenant un exutoire dans le présent de la guerre et dans la servitude imposée par l’ennemi. Inconsciemment, ce dernier est investi d’une colère qui ne peut s’exprimer aux parents. René Grosgurin, qui avait vingt-neuf ans en 1939, explique comment il voyait les choses :
« La réquisition c’était pour nourrir les Allemands, mais peut-être bien qu’ils en emmenaient aussi en Allemagne ? Il paraît qu’Hitler aurait dit aux troupes d’occupation : “Prenez tout ce que vous pouvez aux Français, ils se débrouilleront bien toujours, ne vous en faites pas pour eux !” Alors, moi j’essayais d’acheter des bêtes en zone libre – puisqu’elles n’étaient pas réquisitionnées pour vendre de la viande sans ticket. Je les passais la nuit par la montagne[62]. »
En février 1943, lorsque le décret Laval ordonne aux classes 40 et 42 de partir en Allemagne pour le Service du travail obligatoire (S.T.O.), les campagnes sont une nouvelle fois privées de leurs hommes. Pour les enfants de la région, le bilan de la collaboration française avec l’Allemagne nazie s’apparente désormais à un long calvaire : c’est le douloureux revécu des privations subies par les générations précédentes, infligées au nom des « valeurs d’ordre » qui ont porté le gouvernement Pétain au pouvoir.
L’enjeu inconscient et profond, c’est la joie de l’enfant qui naît à la vie et jouit spontanément de celle-ci dans une mesure telle, que ses géniteurs s’en trouvent terriblement irrités. Qui, dans son enfance, n’a pas entendu ces mots dévastateurs : « Il leur faudrait une bonne guerre ! » Confrontés à cette vie jaillissante, les adultes meurtris s’en prennent à leurs enfants et cassent cette joie dont ils ne jouissent plus, avec une volonté communément justifiée de continuer à refouler la souffrance qui affleure. Une enfant de la Première guerre résume cette amertume :
« On n’a pas eu d’enfance ! Quand ma mère nous voyait s’amuser et rire tous ensemble, elle nous disait : “Oh, vous pouvez bien rire mes sales gamines pendant que votre père est couché dans la boue des tranchées !” J’y repense souvent maintenant[63]. »
L’enfant devant l’ennemi.
Durant la seconde guerre mondiale, le plateau de Retord fait partie de la zone dite « non occupée » par les troupes allemandes, jusqu’au 11 novembre 1942. Dès cette date, le département est placé sous le contrôle de la police allemande, basée à Lyon. En décembre 1943 ont lieu les premières actions de répression dans les régions de montagne, refuge de la résistance. À Nantua, ville proche de Retord et siège de la résistance régionale, la kommandantur fait déporter vers les camps de concentration 150 hommes de 18 à 40 ans pour décourager le soutien de la population civile. La Milice française du gouvernement de Vichy procède également à quelques opérations à partir de mai 1944. Une partie du département est libérée en juin 1944 par des éléments de la résistance, qui se rendent maîtres de la police, éliminent les collaborateurs de l’ennemi et proclament la IVe République. Pendant les vingt-deux mois que dure l’occupation, l’oppression prend, dans l’Ain tout entier, un caractère dramatique[64].
Pendant cette période troublée, Liliane et Maurice vivent retirés dans la ferme familiale de Narmont. Ils ont respectivement 4 ans et quelques mois lorsque débute l’occupation. Leurs parents ne peuvent rester étrangers au conflit :
M. : Mes parents ont souffert sur le plan politique. Vous savez, il y avait l’occupant d’un côté, et puis il y avait la résistance de l’autre. Mon père a manqué se faire fusiller. Il était pris entre deux feux.
M.-A. : Comment ça s’est passé ?
L. : C’est-à-dire qu’il y avait des gens qui louaient à Fontaine?
M. : Ils étaient du côté de l’occupant. Ça avait posé un problème. Les résistants ont reproché à mon père : comment ça se fait que vous louiez à des gens qui sont du côté de l’occupant. Il y a eu un conflit sérieux. On était arrivé à les calmer. Mais ils voulaient fusiller mon père sur le champ.
M.-A. : Et vous étiez présent ?
M. : Je me rappelle vaguement. Après on leur a donné à manger, un peu. Les résistants n’avaient pas de quoi. On a mangé à la maison et puis ça c’est tassé. Le conflit s’est tassé.
Quelles empreintes relationnelles un enfant garde-t-il de telles confrontations ? La notion d’ennemi est étrangère à sa nature. Sur la base de sa propre souffrance relationnelle, l’enfant s’imprègne du vécu émotionnel de ses proches. Puis, à travers le long apprentissage de la gestion de cette souffrance refoulée, il intègre l’idée que des rancœurs tenaces s’installent entre les êtres et finit par donner corps à un concept abstrait.
Maurice poursuit :
M. : Il a manqué se faire fusiller une deuxième fois. L’occupant passait là-haut, il y avait des représailles. Il a juste eu le temps de se sauver, de se cacher derrière la maison. Ils ont tiré au fusil-mitrailleur, ils l’ont manqué. Liliane était toute seule avec la maman, toute petite, avec les Allemands, quoi. Ils n’ont pas été trop... Il y a eu une discussion. La mère leur a expliqué...
L. : C’est-à-dire, s’ils ne trouvaient pas d’armes.
M. : Ils ont fouillé la maison de fond en combles. Ils ont rien trouvé de suspect, quoi.
L. : Après le débarquement, c’est là que les Allemands ont été le plus dur. C’est là où la résistance a le plus foncé. Alors là, il y avait des représailles. Qu’est-ce que vous voulez, les résistants se tenaient par le bois. Eux attendaient et les Allemands avançaient. C’était le maquis. Peu après, à la fin de la guerre, comme les résistants étaient vainqueurs, il y a eu des vengeances terribles. Tous ceux qui avaient été collaborateurs des Allemands...
Trop jeunes pour prendre un parti contre l’autre, otages d’un conflit d’adultes qu’ils ne pouvaient fuir, Liliane et Maurice ont finit par penser qu’il valait mieux rester sages et ne rien dire. Comme l’enfant fait le mort quand la colère parentale se décharge sur lui. Ils précisent leur réaction :
L. : Les gens ne savaient pas de quel côté se tourner. Si vous vous tourniez d’un côté, c’était les autres qui vous... Fallait vraiment rien dire... Rien s’occuper...
M. : Rien dire, se tenir à carreau et puis c’est tout. Et puis ça passait...
Mais la souffrance refoulée dans ces instants ne s’oublie pas. Son impact émotionnel marquera de terreur le regard que les enfants porteront sur la vie, sur le monde et sur leurs propres enfants, s’ils en ont. Un autre témoin de cette période dramatique de l’histoire, auteure de nombreux livres sur la région, précise ce qu’elle vécut, enfant, dans ce tourbillon d’émotions :
« Oh, quelle triste période que celle de l’occupation ! L’enfant que j’étais vivait les cauchemars et les peurs des adultes. Elles me viennent encore ces images que j’aurais voulues occulter à tout jamais : le side-car de la patrouille allemande, le bruit des bottes au pas de l’oie, le car des otages, les avions qui vont bombarder Turin et le ciel tout rouge derrière le Mont-Blanc, la peur de l’arrestation de mon père. Et tout ce que je devinais quand mes parents parlaient à demi-mots des horreurs de la guerre[65]. »
D’autres jeunes sont directement confrontés à cette horreur, et marqués à jamais par l’anéantissement de leur famille, de leur logis. La figure de l’ennemi est alors irrémédiablement fixée sur l’Allemand et son Führer Hitler, dessinant précocement dans les têtes les contours de la géopolitique européenne d’après-guerre. Ginette Chappaz, qui venait d’avoir vingt ans, raconte comment elle vécut l’arrestation de son père, au printemps 1944, tandis que la pression exercée par les maquisards sur l’armée d’occupation se faisait plus forte :
« Tout d’un coup, on s’est vu entouré de mitraillettes ! Des S.S. partout ! Ils encerclaient la maison, nous poussaient pour nous faire entrer. On était terrorisé ! On ne disait rien, mais on avait toutes la même idée : ils vont nous brûler dans la maison ! [...] Quand les Allemands nous avaient demandé de les suivre, maman avait voulu aller chercher un vêtement dans sa chambre, alors un S.S. l’avait suivie en lui plaquant le revolver dans le dos. Je criais : “Ne tuez pas ma maman, ne tuez pas ma maman[66] !” »
Elle n’oubliera jamais ce soldat qui portait une tête de mort sur sa casquette et qui lui avait dit en détachant les mots : « Votre frère a tué deux Allemands, ils avaient leur mère en Allemagne. » Est-ce donc pour cela qu’ils emmenaient son père ? Le lendemain, ils étaient revenus, mitraillette au poing comme s’ils partaient à l’assaut. Ils avaient emmené le bétail et réquisitionné les voisins pour enlever le foin de la grange. Ils voulaient mettre le feu à toute la maison, mais firent finalement exploser des grenades à l’intérieur. Ginette et sa mère purent constater le désastre une semaine plus tard. Écoutons les sentiments qui montent en elles dans de telles circonstances :
« Alors, là, on avait pu constater le désastre ! Tout était saccagé : plus d’escaliers, plus de cloisons, plus de cuisinière, les meubles cassés, les matelas éventrés, plus de vaisselle, plus de linge, plus de vêtements, plus de vin à la cave ! Et puis plus un sou. On n’avait plus rien du tout ! On était anéanti[67] ! »
Revécu traumatique.
Les rapports humains remis en scène dans le cadre d’un conflit militaire sont atroces. La situation exceptionnelle de la guerre permet de légitimer les mises en actes les plus brutales parce que les règles élémentaires de la vie en commun, véritables garde-fous qui structurent les relations humaines en temps normal, ont volé en éclats. Hommes, femmes et enfants, touchés au cœur de leurs souffrances les plus profondes, perdent pieds sous l’effet de traumatismes réitérés.
Pour venger les mères de leurs camarades tombés sous le feu des maquisards, de jeunes Allemands n’hésitent pas à déverser leur haine contre d’autres femmes en détruisant leur foyer. Inconsciemment, c’est à leur propre mère qu’ils en veulent, à l’insécurité de leur propre foyer et à celle – déterminante – du ventre dans lequel ils ont grandi. Plusieurs auteurs ont mis en évidence la cruauté de l’éducation germanique autour de 1900, alors que les enfants étaient considérés comme des « bouches inutiles » et des « petits merdeux[68] ». L’un d’entre eux conclut que « nulle part en Europe occidentale les besoins des enfants ne furent aussi dramatiquement négligés qu’en Allemagne » où « la mortalité infantile, les châtiments corporels, les cruautés envers les enfants, l’exploitation de leur force de travail et la relation élève-enseignant » étaient si brutaux que l’auteur se sent de devoir s’excuser de n’avoir pu montrer l’éducation germanique sous un jour plus favorable « parce qu’il n’y avait pas de jour plus favorable[69]. » Rendus ivres par l’émergence collective de cette haine non reconnue, les jeunes S.S. se sentent justifiés de rejouer leurs traumatismes sur les victimes qu’ils choisissent sous l’impulsion de leurs chefs.
Au printemps 1944, Klaus Barbie était à la Kommandantur de Gex (Ain). C’est vraisemblablement lui qui ordonna l’arrestation du père de Ginette Chappaz le 8 avril, veille de Pâques, avec trois autres hommes soupçonnés d’appartenir au maquis. En fin d’après-midi, après un rapide interrogatoire, Louis Chappaz, Maurice Prodon, Aimé Tavernier et un inconnu furent fusillés à Badian où se dresse aujourd’hui un monument à leur mémoire. Lucienne Prodon, femme de Maurice, se souvient de l’officier S.S. venu arrêter son mari dans la matinée, pour ses activités soi-disant communistes :
« Je revois encore le regard d’acier de cet officier. Lors du procès de Klaus Barbie, que j’ai suivi à la télévision, j’ai eu l’impression d’avoir déjà rencontré ces yeux là[70]... »
Lorsque Maurice Prodon et Aimé Tavernier furent arrêtés, il était midi et tout le monde était à table. Tout à coup, cinq S.S. font irruption dans la salle à manger en hurlant : « Vous communistes ! » Lucienne Prodon explique encore :
« Ils tournent dans la pièce et découvrent la carte de l’Europe épinglée au mur, avec des punaises marquant la ligne du front de Russie, et cela les excite encore plus. Maurice et Aimé doivent sortir sans même prendre un vêtement et sont conduits au car[71]. »
Ce regard d’acier qui glace le sang, cette volonté farouche de sélectionner arbitrairement des éléments de preuve qui puissent attester d’une conduite coupable, enfin cette détermination à conduire le rituel de sacrifice jusqu’à l’anéantissement de la vie, tous ces éléments font partie d’une tragédie que chaque enfant a profondément refoulée dans sa mémoire inconsciente. C’est même le cœur de l’expérience traumatique vécue par chaque être, dans les moments où sa force vitale est submergée par le désir infanticide de ses propres parents. Dans de telles circonstances, la vérité de l’enfant, sa joie de vivre et son amour viennent heurter de plein fouet la souffrance refoulée des adultes qui, compulsivement, le rendent responsable d’un vécu générationnel non reconnu. Sous l’impulsion de ce transfert, les rôles se renversent : l’enfant incarne alors la folie meurtrière mise en actes par ses grands-parents sur ses parents, alors enfants, et doit être compulsivement puni, banni ou tué.
Aux yeux des Allemands, les « communistes » représentaient, avec les Juifs, ce qu’il y avait de plus méprisable ici-bas. Ils étaient considérés comme responsables de la déliquescence supposée de la République de Weimar et leur anéantissement devait garantir un retour aux « valeurs d’ordre » inspirées par le fantasme nazi. Avec la complaisance des autorités françaises, l’armée d’occupation installa en France une structure dictatoriale correspondant à ce dessein : centres de commandements régionaux, mise en place d’un réseau de collaborateurs et d’informateurs locaux, enfin actions militaires brutales destinées à réactiver la terreur dans la population. À l’image de l’enfant, le « communiste » représentait une menace pour la structure hiérarchique établie par l’autorité toute puissante du père et devait, dans cette logique démente, être exterminé sans pitié. C’est pourquoi la seule présence d’une carte de l’Europe sur le mur des Prodon, avec la ligne du front de Russie, suffisait à confirmer l’anxiété des S.S. : ils étaient face au Mal incarné, celui que leurs propres parents avaient cherché à éradiquer en eux. Dans la transe collective provoquée par la guerre, les soldats - parfois encore adolescents - se sentaient légitimes de passer à l’acte parce qu’ils étaient maintenant identifiés à ceux qui avaient été leurs bourreaux.
Coexister avec l’ennemi.
Un aspect de l’occupation est, aujourd’hui encore, difficile à aborder. Il s’agit des tensions occasionnées au sein de la population française par l’existence d’a priori divergents, souvent inconciliables, face à l’occupant allemand. Liliane et Maurice expliquent la situation :
M. : Les Français parfois sont divisés, pour des questions d’intérêts ou des questions comme ça.
L. : Qu’est-ce que vous voulez. Pétain avait fait un pacte avec l’Allemagne. Et il y en a qui étaient plus ou moins engagés avec les Allemands. Pour certains, c’était pour le commerce. Pour d’autres, c’était plus méchant, plus vicieux. On ne peut pas juger... Mais quand le maquis s’est senti vainqueur...
M. : A Bourg [72], les commerçants étaient plutôt du côté des Allemands, pour faire tourner leur commerce.
Mais l’origine de cette complaisance est plus profondément ancrée dans l’inconscient collectif français. Pour une partie de la population, regroupée derrière le gouvernement Pétain, l’Allemagne et le chancelier Hitler représentent une porte de salut face à la menace bolchévique concrétisée quelques années plus tôt par la montée du gouvernement du Front populaire de Léon Blum. Dans son allocution radiodiffusée du 20 juin 1940, le Maréchal avait dit à la nation :
« Depuis la victoire [de 1918], l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort, on rencontre aujourd’hui le malheur. Soyez à mes côtés, le combat reste le même. Il s’agit de la France, de son sol, de ses fils. »
À ce moment, l’octogénaire qui venait d’être propulsé à la tête de l’État français était revêtu d’un prestige sans égal. Un mois plus tôt, le « vainqueur de Verdun » avait été appelé au gouvernement par le président du Conseil Paul Reynaud, qui avait affirmé à ses concitoyens : « Le maréchal Pétain est désormais à mes côtés, mettant toute sa sagesse et toute sa force au service du pays ; il y restera jusqu’à la victoire[73]. » Pourtant, derrière une façade patriotique, le Maréchal cachait une admiration sans bornes pour les « valeurs d’ordre » que symbolisait le chancelier allemand. En 1936, la victoire électorale du Front populaire avait provoqué un formidable espoir de changements sociaux mais avait aussi accru les angoisses et la colère des possédants. Pour ces derniers, l’Allemagne – l’ancien ennemi – avait pris un visage amical pour avoir su repousser le bolchévisme. Ils trouvèrent auprès du maréchal Pétain une figure paternelle rassurante parce que lui aussi aimait l’ordre et serait – selon ses propres termes – l’homme qui « expie les péchés du Front populaire[74] ». Ainsi, pendant de nombreux mois, les maquisards de la Résistance furent identifiés à des terroristes au sein même de la population française. Liliane confirme cette impression :
L. : Vous savez, vous avez toujours des gens qui se tiennent beaucoup à la politique. Qui s’entraînent, qui ont des idées. Certains étaient pour les Allemands et soutenaient Pétain. Et puis les autres. En ce temps-là, tous ceux qui étaient dans le maquis étaient mal vus. Ils disaient que c’était la classe...
M.-A. : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L. : C’était une classe... Tous ceux qui vont dans le maquis, tout juste si c’était pas des voyous, quoi.
M.-A. : Un peu des terroristes ?
M. : Oui. Beaucoup étaient dans le maquis pour éviter les travaux obligatoires qui étaient en Allemagne.
Pourtant, au plus sombre de la guerre, alors que la France est totalement occupée, que la presse est censurée et que les exactions allemandes s’intensifient dans la région, le maquis de l’Ain éclaire le pays d’une folle lueur d’espoir. Le 11 novembre 1943, date anniversaire de l’occupation de la zone dite « libre » par l’armée allemande, cent trente hommes quittent l’ombre des maquis et font mouvement, par groupes de dix ou vingt, vers la cluse de Nantua puis vers Oyonnax. Au péril de leur vie, à visage découvert et coiffés d’un large béret, ils défilent, armés, dans les rues de cette ville, devant les habitants médusés qui n’osent croire à l’incroyable audace. Le 14 décembre, en guise de représailles, la kommandantur fait déporter 150 hommes de Nantua entre 18 et 40 ans, dans le but d’obtenir le rejet unanime d’une action de résistance. Le préfet de l’Ain, en fonctionnaire zélé respectueux de l’ordre vichyste, constate alors « qu’à la suite de mesures extrêmement graves, la population de Nantua et d’Oyonnax semble complètement consternée. Il ne semble pas que des réactions de sa part soient à redouter[75]... »
Liliane et Maurice tentent d’expliquer comment, en dépit – ou du fait – de cette répression aveugle, le vent s’est, peu à peu, mis à tourner :
L. : Le monde était partagé. Les gens ont bien reconnu qu’il y avait dans le fascisme de grosses erreurs. Voyez comme ça tourne vite. Ils ont bien reconnu qu’ils avaient tort d’être avec les Allemands. C’était quand même totalitaire. Ils ont fait disparaître des gens dans les camps, c’était incroyable. Ils ont fait du mal.
M. : Il y aurait eu beaucoup moins de mal si personne ne s’était dénoncé.
M.-A. : Lorsque les gens souffrent, ils cherchent des responsables.
L. : Et puis il y a des instigateurs. Des entraîneurs. Parmi les miliciens, certains étaient fanatiques ! Hitler, c’était un Dieu ! Il y avait les fanatiques. [...]
L. : Les Allemands ont fait de grosses représailles.
M. : Le beau-frère d’un oncle avait seize ans. Il a été fusillé comme un...
L. : Lui était dans le maquis.
M. : Ils étaient un peu soupçonnés, soupçonnés d’être dans le maquis, soupçonnés !
L. : Des fois, ils se vendaient les uns les autres. Les gens avaient faim, qu’est-ce que vous voulez. Il y avait une misère en ville. Il y avait le marché noir.
Ce sont deux conceptions du monde qui s’affrontent dans une lutte sans merci. L’une est fondée sur un ordre patriarcal terrorisant, mais qui rassure ceux qui l’ont connu dans leur enfance. L’autre prend corps dans l’émergence de valeurs nouvelles, qui impliquent une remise en question de l’ordre ancien. La fracture est totale, l’enjeu fondamental. Avec l’évolution du conflit mondial, on assiste à une polarisation de cet antagonisme jusque dans les familles. Sous la terreur et dans l’espoir d’échapper eux-mêmes à la répression, des voisins dénoncent leurs proches comme ils étaient pressés de le faire, jadis enfants, sous l’emprise de la terreur parentale. D’autres bénéficient d’une protection suspecte, ravivant ainsi des rancœurs qui perdureront au-delà de la guerre.
Lucienne Prodon explique encore les circonstances qui ont précédé l’arrestation et l’assassinat de son mari Maurice, en avril 1944 :
« Pourquoi ces représailles ? Une réponse aux provocations ? Une dénonciation ? Pourquoi ai-je été épargnée ? J’aurais pu être déportée moi aussi ! Les Allemands cantonnés à St-Jean avaient connaissance de notre hostilité envers l’occupant, ouvertement manifesté par Charles [frère de Maurice Prodon]. Peut-être aussi de son activité clandestine concernant les passages en Suisse ? Ou d’autres raisons que l’on ne saura jamais. Il est vrai que l’on manquait de prudence lorsqu’on accueillait des gens pour les faire passer en Suisse. Je me souviens d’un homme venant de Bellegarde qui était russe. Peut-être un agent de renseignements. Et puis de Raphaël, son père était suisse, sa mère espagnole, il se sauvait sans doute d’Espagne. Il était resté plusieurs jours chez nous parce qu’il avait neigé. On lui avait prêté des skis et il allait skier dans les prés derrière le château !
On était des jeunes passionnés enthousiastes, on ne réfléchissait pas beaucoup aux dangers et on n’avait pas connaissance de toutes les atrocités qui s’accomplissaient. Et puis on devait être surveillés, espionnés peut-être ?
Je me souviens du jour où mon père, qui était venu au château, avait surpris Charles discutant dans le couloir avec un homme de Thoiry que l’on connaissait bien, et un inconnu. Mon père en rentrant, avait dit à ma mère : “Il y a un Allemand en civil au château, j’en suis sûr !” C’était peu de temps avant l’arrestation[70]... »
Dans cette zone frontalière de l’Ain et du Jura, plusieurs maisons appartiennent à des Suisses. Ces derniers ont un statut particulier aux yeux de l’occupant. Aux fuyards, on conseille de trouver refuge auprès d’une famille d’origine suisse, moins exposée à la furie allemande. En cas de représailles, les autorités allemandes ont ordre de ne pas endommager les propriétés suisses sur la porte desquelles le propriétaire devait épingler un certificat du Consulat suisse. Ainsi, quand le foyer des Chappaz fut anéanti, les Allemands voulaient mettre le feu à la maison. Mais lorsqu’ils apprirent qu’elle était mitoyenne avec celle d’un Suisse, ils n’ont pas osé la brûler ni la faire sauter de peur d’endommager celle d’à côté. Cette protection consulaire implique des liens, officiels mais discrets, entre le gouvernement suisse de l’époque et le haut commandement nazi. Jeanne Bonjour, qui habitait à quelques centaines de mètres de la frontière suisse, raconte :
« On habitait en face du château de Prévessin qui appartenait à des Suisses. Ils avaient donc affiché le panneau du Consulat qui était, théoriquement, une protection. Mais quand Barbie et les chefs venaient y faire la fête, ils l’enlevaient et restaient là plusieurs jours se servant de tout. La femme du régisseur, qui était amie avec ma mère, nous racontait qu’elle devait tout nettoyer et remettre en ordre après leur passage[76]. »
Même si des personnes d’origine suisse ont su tirer parti de cette protection pour alléger le fardeau de leurs proches, elles l’ont fait en dépit d’une situation d’exception que beaucoup percevaient comme une criante injustice. Cette souffrance non reconnue s’est plus tard ajoutée au contentieux historique existant entre Français et Suisses, autour de leur frontière commune.
D’autres familles sont régulièrement en contact avec l’occupant, parce que leur situation professionnelle les y oblige. Madeleine Demornex travaillait avec son mari Joseph – mobilisé en 1939 – dans un hôtel-restaurant tenu par ses beaux-parents. Au retour de ce dernier, l’hôtel est occupé par les Allemands. Le couple s’installe dans la maison voisine et aménage une salle de café. À l’automne 1943, Joseph est arrêté et déporté en camp de concentration. Madeleine raconte l’angoisse vécue dans cette situation intenable :
« Il fallait bien survivre, j’avais mes deux petites filles à élever ! Je servais à boire, je prenais trois ou quatre pensionnaires. Mes beaux-parents qui habitaient à côté m’aidaient comme ils pouvaient. [...] Oh, c’était l’horreur ! Moi je priais, je faisais prier les petites. Une amie de Thoiry dont le frère avait été emmené lui aussi était venue me voir : “Je connais une voyante à Lancrans, viens avec moi, on va aller la consulter.” Elle lui avait dit : “Votre frère est dans un état lamentable.” Et à moi : “Qu’est-ce qu’on a donc fait à votre mari ?” J’étais revenue dans tous mes états et je me disais : “Comment peut-il résister ?” Mes enfants vivaient eux aussi mon angoisse, ma petite Bernadette s’arrachait les cheveux après avoir arraché tous les poils de ses ours en peluche. J’avais demandé à un Allemand de l’hôtel qui était coiffeur, s’il voulait lui couper les cheveux. Il m’avait redonné ma gamine avec la tête rasée ! Oh, quand j’y pense[77] ! »
À la fin de la guerre, quand la présidente de la Croix-Rouge téléphone à Madeleine pour lui dire de venir chercher chez elle son mari, miraculeusement réchappé des camps, ces dernières heures lui paraissent aussi longues que les dix-huit mois d’attente qu’elle vient de vivre. Immobiles dans le salon où elles attendent, ses deux filles sont pétrifiées. Leur père ne ressemble pas à la photo que leur mère leur montrait tous les soirs, lorsqu’elles faisaient leur prière. Bernadette, la plus jeune, ne veut pas l’embrasser : « Il n’est pas beau mon papa ! » Non, leur père n’est pas beau à voir, à peine remis du typhus, le teint jaune, la peau boursouflée et le crâne rasé, dans un horrible pyjama rayé bleu et blanc[78]. Et dans la tourmente émotionnelle qui accompagne le retour du rescapé, comme avant et pendant la durée du conflit, il n’y a pas d’espace pour accueillir ce miroir qu’est l’enfant.
La descente aux enfers.
À l’approche de la libération, l’armée d’occupation multiplie les actions de répression. Dans cette région frontalière, quand viennent les derniers jours de la présence allemande, des villages sont incendiés et vivent de véritables tragédies : prises d’otages, tortures et exécutions sommaires se multiplient. Maurice confirme : « Du côté de Châlon, de Blédoux, c’était mauvais. Ils brûlaient la moitié des villages. »
Le village de Léaz est situé à côté du Fort de l’Écluse, porte d’entrée stratégique du pays de Gex. Il s’est trouvé aux premières loges lors du repli allemand vers le Jura, en juin 1944. Antoinette Daiguemorte avait vingt-quatre ans à l’époque. Elle a vécu des heures d’angoisse, prisonnière dans sa propre maison, avec ses deux enfants de dix-sept mois et sept mois, sous la garde de soldats allemands. Elle raconte :
« Ma belle-mère, qui habitait à côté de chez nous, reçoit une grenade dans sa chambre à coucher, elle arrive vers moi affolée. À ce moment-là, les Allemands entrent chez moi en criant : “Vous terroriste, vous famille terroriste.” Ils avaient été bien renseignés ! Ils m’ont demandé où était mon mari en me secouant par le bras. Je leur ai répondu que je ne le savais pas. Alors ils me giflèrent en répétant : “Maquis... Maquis, terroristes.” Ils m’ont dit en me mettant le canon de la baïonnette sous le nez : “Vous punie à sa place[79] ! ”
La tragédie qui a lieu rappelle l’intensité dramatique de ces scènes domestiques au cours desquelles des générations d’enfants furent humiliés, giflés, menacés, punis pour un comportement jugé coupable, au lieu d’être simplement accueillis dans leur vécu. Dans sa fureur légitimée contre l’enfant, l’adulte inconscient ne réalise pas la formidable terreur qu’il installe dans son jeune esprit. Une terreur, refoulée au plus profond de son être, qui perdure avec l’âge et sera remise en scène d’une manière ou d’une autre, à travers d’horribles scénarios. Dans l’instant, les deux petits garçons d’Antoinette assistent à la scène, ainsi que sa jeune sœur. Antoinette poursuit :
« Ma petite sœur de douze ans se trouvait là, je lui ai mis l’aîné de mes enfants dans les bras en lui disant : “Descends-le chez mes beaux-parents car je crois bien qu’ils vont m’embarquer, et tu leur diras qu’ils s’occupent de lui.” Les Allemands continuaient à me secouer en me disant : “Vous, terroriste, vous, à sa place.” Alors, ils m’ont gardée dans la maison avec mon petit de sept mois. À un certain moment d’autres soldats sont arrivés, des gamins de seize ans de la jeunesse hitlérienne. Ils me couraient après : “Vous Madame... Une heure... une heure !” Je criais. Ma belle-mère a entendu depuis sa maison. Elle a alerté le maire, qui arrivait sur les lieux : “Je ne sais pas ce qui arrive à ma belle-fille ? Alors, il est venu avec un gradé allemand qui a fait sortir les jeunes. Et depuis ce moment là, je suis restée seule avec un soldat qui me gardait, jusqu’au moment où ils nous ont tous réunis sur la place du village, derrière le lavoir. »
Dans la folie de la débâcle, les traumatismes les plus précoces refont surface, prennent possession des êtres et se rejouent. Des rumeurs circulent dans la population, à propos de « toutes ces vilaines choses qui se passent vis-à-vis des femmes enceintes[80]. » Ici, de jeunes Allemands – qu’on voyait boire à goulot des litres d’eau-de-vie volés dans les caves – cherchent compulsivement à infliger à une jeune mère et à son bébé la haine et le rejet qu’ils ont subis de leur propre mère. La seule vision d’une présence maternelle – qu’ils n’ont pas eue – leur est insupportable. Ils veulent la posséder et en jouir, autant que l’humilier. Des études cliniques ont montré combien la personnalité des criminels sexuels était déterminée par les humiliations et souvent les abus à caractère sexuel subis dans l’enfance. Les fantasmes du violeur sont axés sur la domination de la femme et le passage à l’acte est déclenché par des flash-backs qui renvoient à des scènes d’humiliation précoces. Un violeur récidiviste explique : « Je voulais faire tomber cette femme de son piédestal, et pensais que le viol était la pire des choses que je puisse lui faire[81]. »
Telle est l’énergie refoulée qui préside aux exactions commises contre les femmes. Pour saisir comment se met en place le rejouement de ces souffrances primaires, écoutons encore Antoinette qui poursuit, tandis que la tension dramatique s’est un peu apaisée :
« Le petit était couché dans le landau et je tenais le plus grand dans mes bras. Trois Allemands dormaient dans mon lit dans la chambre à côté et une sentinelle nous gardait sur la porte. Un moment il me dit : “Triste guerre Madame, triste guerre !” Celui-ci ne m’effrayait pas. C’est à lui que j’ai demandé un pot de lait quand mon bébé pleurait. Je lui donnais bien à téter à mon petit, mais comme je ne mangeais pas, il ne pouvait rien prendre. Alors, quand des soldats sont arrivés avec un seau de lait qu’ils avaient tiré à la vache de ma belle-mère, j’ai tendu un pot à la sentinelle et il l’a rempli de lait. Mais quand le gradé a vu ça, il a pris le pot et l’a lancé sur le tas de fumier qui était de l’autre côté de la route ! Ensuite, il s’est lavé les pieds dans le seau de lait[82] ! »
Avec la débâcle et à mesure que l’anxiété augmente chez l’occupant, la folie destructrice des Allemands révèle son origine traumatique. L’enjeu de la violence allemande, c’est la présence maternelle et la nourriture de l’enfant. C’est la couche et le sein de la mère, dont on convoite symboliquement la richesse à travers l’occupation des foyers, les pillages et la confiscation compulsive des récoltes. En Allemagne, au moins jusqu’à la fin du XIXème siècle, on pensait que les bébés n’avaient pas d’âme avant six semaines et les infanticides – considéré comme des avortements tardifs – étaient pratiqués d’une manière particulièrement cruelle, en écrasant la tête du nouveau né comme on tuait les poulets[83]. Même si l’enfant était gardé en vie, il était facilement négligé et mal nourri, les mères refusant d’allaiter leurs bébés. À cette époque, les taux de mortalité infantile en Allemagne étaient les plus élevés d’Europe et atteignaient un incroyable 58 % en Bavière[84].
À l’endroit – géographique – du Fort de l’Écluse où subsiste aujourd’hui un ouvrage militaire, ce 19 août 1944, les troupes d’occupation revivent collectivement l’éjection traumatique du ventre de leur mère. En ce lieu précis, deux rochers abrupts surplombent une cluse où passe le Rhône, séparant le bassin de Genève – en amont – du reste du département de l’Ain et dessinant dans la chaîne montagneuse une étroite ouverture. C’est dans ce secteur qu’eurent lieu les derniers combats meurtriers précédant la retraite et que plusieurs villages furent brûlés en représailles. Le lendemain, les Allemands fileront par le pays de Gex vers le col de la Faucille, en direction de la frontière allemande.
Dans un ultime spasme de frustration furieuse, les Allemands s’en prennent aux communautés villageoises. Une mère d’Asserans raconte :
« Un officier m’a demandé dans un français impeccable :
— On vient chercher votre fils, le terroriste au doigt coupé
— Je ne sais pas où il est !
— Alors on brûlera votre maison.
Ils ont lancé les grenades et notre maison a brûlé aussi. Tout était dedans, on n’a rien eu le temps de sortir, ni les bêtes ni rien du tout[85]. »
Andrée et Jeanine Goutry, d’Asserans également, étaient enfants à l’époque, elles ne pourront jamais oublier :
« Ils étaient allés chez nos grands-parents. Ceux-ci étaient aux regains. Les Allemands ont dû croire qu’il y avait des terroristes dans la maison car ils donnaient des grands coups de crosse dans les fenêtres. Notre maman qui était très forte de caractère leur dit : “Ici, maison... Papa... Maman à moi !” Ils ont compris. Elle est vite allée détacher les bêtes à l’écurie. Ils l’ont suivie avec la mitraillette. Au fond de l’écurie, il y avait deux petits veaux et un pauvre cochon qui ne voulait pas sortir de son boiton. L’Allemand lui donnait de grands coups de crosse. [...] Après, ils ont mis l’allumette à la moisson qui venait d’être rentrée et tout a brûlé avec la maison[86]. »
L’acharnement contre certains prisonniers, soupçonnés d’appartenir au maquis, atteint alors un paroxysme. Un homme de Farges raconte :
« On a passé la nuit couchés sur la paille. Mais Paul Mathieu n’était plus avec nous, les Allemands l’avaient gardé et on entendait qu’ils le torturaient. Ils le faisaient courir dans la rue, puis avec leur fusil ils l’entravaient pour le faire tomber, il devait se relever, ils le faisaient courir, ils le trempaient dans la fontaine? On l’entendait crier, c’était affreux. On a vécu le martyre de Paul[87]. »
Maurice Mathieu, le frère de Paul, est aussi emmené. Il est conduit et attaché avec le père d’Aimée et Jeanine Goutry à un camion stationné au milieu du village. Jeanine poursuit :
« Il pleurait le papa. Il a demandé : “Est-ce que je peux embrasser mes petites filles ?” Nous deux on pleurait et on suppliait les Allemands : “Ne tuez pas notre papa, ne tuez pas notre papa...” Un soldat nous a dit : “Pas pleurer petites filles... papa pas tué...” Alors, ils les ont fait redescendre chez nous, toujours attachés ensemble avec leur ceinture. Ils ont lancé les grenades sur la maison, poussé Maurice dans l’écurie et renvoyé mon père : “Allez, raous !” En remontant vers nous – on était tous en haut du village – il a entendu un coup de feu... La maison a brûlé et Maurice avec[88]. »
Pour les gens de la région, l’enfer – dont les curés les avaient menacés pendant toute leur enfance – devient soudain terriblement réel. « Vous allez brrrûler vivants ! » avait prédit le Père Joux à Liliane, dans son monstrueux catéchisme. Devant l’indicible horreur, ils restent anéantis par l’injustice d’avoir été la cible de la violence ennemie. Ils ne peuvent faire de liens avec la violence des projections subies en tant qu’enfants, lorsque leurs parents les rendaient injustement responsables des souffrances familiales, que leurs enseignants les persuadaient faussement de leur ignorance crasse et que leurs guides spirituels les menaçaient ignoblement de damnation éternelle. Dans le déni des causes et de leurs conséquences, ils sont accablés par l’impuissance. Une villageoise, jeune mariée à l’époque témoigne encore de la destruction de la demeure de ses parents :
« Les Allemands étaient derrière moi lorsque j’arrivais. Ils ont mis le feu à leur maison et tout a brûlé ! Mon père venait juste de rentrer son foin, sa moisson et tous les outils qu’il avait soigneusement rangés sous le hangar. Cette maison, il l’avait achetée et transformée d’année en année. Il avait fait des emprunts pour cela. Il finissait juste de rembourser ! Le soir, il voulait se jeter par la fenêtre, on a dû le surveiller la nuit. C’était encore plus terrible pour les vieux que pour nous[89] ! »
Dans la tourmente, les jeunes ne peuvent même plus percevoir qu’ils vivent eux aussi un grand traumatisme et qu’il serait important qu’ils puissent être accueillis dans leur détresse. Mais au lieu de cela, leur éducation les pousse à écouter et à réconforter leurs parents ou grands-parents, accablés de douleur. Ils prononcent alors des paroles apaisantes :
« Maman, on est tous là, tant pis pour la maison puisqu’on est tous vivants[90] ! »
Dans ces circonstances dramatiques, comme chaque fois que les adultes sombrent dans les tréfonds de leurs souffrances, les enfants sont invités à compenser la force et la présence parentales dont leurs géniteurs ont tant manqué. De tout cœur, ils deviennent ainsi les parents de leurs propres parents dans une tentative désespérée de soulager la défaillance de leurs aïeuls. Plus tard dans leur vie, eux-mêmes accablés par des sentiments d’impuissance qu’ils ne pourront mettre en lien avec leur enfance, avec le vécu de la guerre et le soutien non reconnu qu’ils ont apporté à leurs proches, ils connaîtront des symptômes dépressifs et solliciteront à leur tour leurs enfants. Ainsi, sous la pression constante d’une dynamique inconsciente de libération, les souffrances refoulées se frayent-elles – à travers les rejouements – un chemin vers la reconnaissance de leurs causes et la pleine conscience de l’amour humain.
Avec les années d’après-guerre, un vent nouveau souffle dans les campagnes. Il semble désormais possible de s’exprimer enfin et de se faire entendre. On veut croire que les nouvelles techniques qui viennent moderniser le quotidien paysan permettront d’oublier le vécu du conflit. Dans l’euphorie d’être délivré d’un très grand poids, chacun voudrait tourner la page. La jeunesse rurale place désormais ses espoirs dans l’idée de Progrès.
Dans tous le pays, des jeunes issus de l’exploitation familiale prennent conscience des conditions dans lesquelles ils vivent et se regroupent au sein d’un mouvement d’Église : les Jeunesses Agricoles Catholiques (JAC). Ils préconisent d’autres valeurs que celles des générations précédentes et veulent transformer la société rurale. Au prix d’efforts tenaces, grâce aux machines qui font leur apparition et dans le respect de l’amour filial envers Dieu, hommes et femmes pensent pouvoir jouir d’un âge nouveau, fait de liberté dans le travail et de reconnaissance mutuelle.
C’est le sens des paroles de ce chant, une composition originale que les jeunes fidèles entonnaient lors de certaines célébrations données désormais en français :
Marchons vers l’Avenir[91]
Plus de timides silences !
Affirmons notre force aujourd’hui ! Hardi !
Dans nos villages de France,
Où les curs paraissaient endormis,
Qui va demain réveiller le pays !
Refrain
Tous unis dans l’effort tenace,
Jeunes ruraux marchons vers l’avenir,
Nous entendons y tailler notre place,
Pour lutter, aimer et servir
Plus de boudeuses routines
Nous allons vers un âge nouveau, plus beau !
L’homme dompteur des machines,
D’un cœur libre accomplit ses travaux.
Tout l’univers au progès s’achemine,
Et nous voulons l’entraîner bien plus haut !
Plus entre nous de barrières !
Il faut vivre, au pays, rapprochés ! Venez !
Tous les ruraux sont nos frères :
Producteurs, artisans, ouvriers.
Que règne enfin, dans les bourgs et les terres,
Un même amour, sous un même clocher !
Plus d’insalubres chaumières !
Tout foyer doit s’ouvrir au bonheur, sans peur !
Nous bâtirons sur nos terres,
Dans l’élan de nos jeunes ferveurs,
Le clair logis dont la femme plus fière,
Voudra rester la gardienne et l’honneur !
Pour une étape nouvelle
Il nous faut repartir en chantant, gaiement !
Nous marcherons plus fidèles
Ralliant tous les curs hésitants,
Vers ces combats où le Christ nous appelle,
Où nous contraint son amour exigeant !
En 1950, un Congrès National à Paris réunit soixante dix mille jeunes ruraux venus de tous les coins de France. L’émotion est intense, l’enthousiasme perceptible. Anne-Marie Prodon témoigne de l’esprit qui présidait à cette rencontre :
« Là, nous avons eu le sentiment d’appartenir à une jeunesse en marche, pleine d’espérance avec un élan extraordinaire pour refuser la routine et l’avenir stéréotypé comme l’avait été celui de nos parents. J’ai gardé un souvenir extraordinaire de la présentation des provinces de France par les groupes folkloriques, des jeux scéniques dans la lumière des projecteurs, de la Messe solennelle avec le cardinal Roncalli, futur pape Jean XXIII, des chants dans les couloirs du métro et des rencontres avec tous ces jeunes d’ailleurs[92]. »
Ces convictions traduisent une attente irrépressible dans le futur qui se présente, après tant d’années de souffrances. Au lieu d’accueillir ces dernières et de parler de ce qui s’est vécu, plutôt que de chercher les causes profondes de tant de malheurs et de s’en libérer, chacun se persuade qu’il vaut mieux faire silence et croire en l’avenir, scellant le refoulement. Ainsi, la paix retrouvée n’a pas permis de parler des trahisons et règlements de comptes qui visèrent les collaborateurs dès l’annonce de la libération. Avec la défaite allemande, l’infamie changeait de camp et des enfants portent encore aujourd’hui la honte que leurs parents n’aient pas été du bon côté, comme autant de secrets familiaux qui distillent leurs souffrances dans les générations. Sur ces évènements et leur contenu émotionnel, la mémoire est encore verrouillée à cette heure.
Très vite, les souffrances refont surface et s’imposent dans les relations. En réalité, les traumatismes vécus se rejouent dans l’espoir de prises de conscience qui seules pourraient libérer l’homme des automatismes auxquels il semble voué corps et âme. La guerre d’Indochine (1946-1954) et la guerre d’Algérie (1954-1962) se profilent en enfilade : il semble que les Français ne sachent plus vivre en paix. Bientôt, les enfants de la Seconde guerre doivent partir à leur tour. Maurice fait partie de ceux-là :
M.-A. : Quand est-ce que vous avez appris que vous iriez en Algérie ?
M. : J’ai reçu une feuille de route. J’ai fait mon instruction militaire à Grenoble. J’étais allé trois jours à Lyon pour la sélection et je suis resté quatre mois à Grenoble. En quatre mois, on n’apprend pas grand chose. Et après, je suis parti là-bas. On nous a dit, on vous emmène là-bas.
M.-A. : Vous le saviez déjà au départ ?
M. : Oui. Y en a qui restaient en France, ceux qui étaient pas bien costauds. Mais principalement, on partait tous là-bas.
M.-A. : C’était en 1958 ?
L. : En 1959, il est parti. Le jour des vux, le 1er janvier 1959.
M.-A. : Est-ce qu’on parlait déjà d’une guerre ?
M. : C’était un maintien de l’ordre.
L. : Elle a commencé en 1954, la guerre d’Algérie. Elle a finit en 1962.
M. : Mais les gens n’y croyaient pas. C’est celui qui y a été qui y croit.
M.-A. : Et comment ça s’est passé pour vous ? A vingt ans, on vous embrigade.
M. : On faisait l’instruction obligatoire, quoi.
M.-A. : Ça consistait en quoi ?
M. : A se servir des armes. De toutes les armes. Pour partir là-bas, fallait quand même savoir se servir d’une arme. Savoir se défendre...
M.-A. : Quelles genres de techniques est-ce qu’on vous apprenait ?
M. : Les armes individuelles, les pistolets mitrailleurs, toutes ces armes de guerre. On apprenait aussi l’artillerie légère, dans le corps que j’étais... Et on partait là-bas, quoi. Arrivés là-bas, tout de suite ça pétait le feu. Ça apportait pas trop au moral !
Après avoir subi la furie allemande, les enfants de la Seconde guerre peinent à se voir dans le rôle du bourreau pour les opérations de « maintien de l’ordre » en Algérie. Il vont revivre des situations que leurs parents pensaient pouvoir oublier à tout jamais au sortir du conflit précédent et tenter, parfois, de régler leur compte à d’anciennes rancœurs. Maurice explique comment les camarades de sa compagnie ont vécu cette nouvelle terreur :
M. : Il y avait de la torture des deux côtés. Alors eux étaient vraiment méchants. Ça dépendait tout des corps, voyez. Si vous aviez affaire à la religion, je veux dire à la légion... Vous savez c’est des professionnels. Ils sont durs. Ils ont pas plus de respect... Nous on était quand même plus humains, quoi. Si on faisait des prisonniers, ils étaient questionnés pour avoir des renseignements et puis après, ils allaient en prison. On les torturait pas. Mais si vous avez affaire à des corps spéciaux, la légion, ils torturaient eux. Et de l’autre côté c’était pareil. Ils faisaient pas de prisonniers, eux. Ils prenaient des Français, ils les tuaient.
M.-A. : Vous saviez que si vous étiez pris, vous étiez morts. Quand on vit avec une telle anxiété, dès qu’on en attrape un, est-ce qu’on a tendance à vouloir se venger ?
M. : Oui. On devient plus sauvage, quoi... Ça y avait fait du mal. Vous savez, moi j’étais en campagne. Il n’y avait plus une ligne électrique debout. C’était tout par terre. Les pylônes, tous coupés. Les villages, tous brûlés. Il restait plus grand chose, quoi. Et la population civile était dans une misère épouvantable. Faut y avoir vécu, ça.
Ainsi, comme dans une boucle paraissant sans fin, le vécu refoulé s’impose aux jeunes pour les mêmes raisons qu’il s’était imposé aux générations précédentes. À travers le douloureux processus du rejouement, les hommes se donnent à revivre l’origine de leur terreur première, sans réaliser ce qu’ils font.
Le drame est là.
deMause Lloyd, “War as Righteous Rape and Purification”, The Journal of Psychohistory, Vol. 27 (2000), The Association for Psychohistory, suite 14H, 140 Riverside Drive, New-York, New York 10024.
Ende Aurel, “Battering and Neglect : Children in Germany, 1860-1978”, The Journal of Psychohistory, Vol. 7 (1979).
Joly Jules et Pernet Guy, Notre école au bon vieux temps, éditions Horvath, 27, bd Charles-de-Gaulle, F-42120 Le Coteau.
Laurent Jean, Retord, Terre d’hommes et de ciel, éd. Musnier-Gilbert, 27, rue des Bons-Enfants, 01000 Bourg-en-Bresse, 1999.
Maurel Olivier, La Fessée, 100 questions réponses sur les châtiments corporels, éditions La Plage, 2001.
Prodon Anne-Marie, Le pain de la terre, éd. A.-M. Prodon, Tougin, 01170 Gex, 1992.
Prodon Anne-Marie, Gens de chez nous, histoires de vies (tome II), éd. A.-M. Prodon, Tougin, 01170 Gex, 1996.
Prodon Anne-Marie, Les filles de la terre, Histoire des paysannes d’autrefois, éd. de la Catherinette, 01160 Pont-d’Ain, 2001.
Le Progrès, 11.11.1993, Oyonnax / 11 novembre 1943, Le défilé qui fait sortir le maquis de l’ombre?, supplément gratuit.
[1] Institute for Psychohistory, suite 14H, 140 Riverside Drive, New-York, New York 10024. Site internet : www.psychohistory.com.
[2] Les citations de Liliane et Maurice sont toutes extraites de l’interview réalisée à leur domicile, le 23.2.2001.
[3] Jean Laurent, Retord, Terre d’hommes et de ciel, éd. Musnier-Gilbert, 27, rue des Bons-Enfants, F-01000 Bourg-en-Bresse, 1999.
[4] Tiré de Jean Laurent, Retord, Terre d’hommes et de ciel, op. cit., p. 9.
[5] M. Fernand Moine, né en 1898, cité par Anne-Marie Prodon, Le pain de la terre, éd. A.M. Prodon, Tougin, 01170 Gex, 1992, p. 17.
[6] M. René Grosgurin, né en 1910, op. cit., p. 18.
[7] M. Gérard Grossiord, né en 1919, op. cit., p. 24.
[8] M. René Grosgurin, op. cit., p. 29.
[9] Tiré de Jules Joly et Guy Pernet, Dans l’Ain, notre école au bon vieux temps, éditions Horvath, 27, bd Charles-de-Gaulle, F-42120 Le Coteau, p. 1.
[10] M. Fernand Moine, op. cit., p. 32.
[11] M. Gérard Grossiord, op. cit., p. 131.
[12] M. Fernand Moine, op. cit., p. 35.
[13] Mme Émilienne Blanc, née en 1912, op. cit., p. 50.
[14] Mme Céline Jacquet, née en 1898, op. cit., p. 89.
[15] Ibid., p. 88.
[16] Ibid., p. 88.
[17] Ibid., p. 87.
[18] Mme Charlotte Delacroix, née en 1910, op. cit., p. 100.
[19] Citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 88.
[20] Mme Émilienne Blanc, née en 1912, op. cit., p. 50.
[21] Mlle Juliette Raymond, née en 1911, op. cit., p. 158.
[22] Ibid., p. 159.
[23] M. Fernand Moine, op. cit., p. 35.
[24] Olivier Maurel, La Fessée, 100 questions réponses sur les châtiments corporels, éditions La Plage, 2001, p. 25.
[25] Tiré de Joly et Pernet, Dans l’Ain, Notre école au bon vieux temps, op. cit., dos de couverture.
[26] Ibid., p. 25-26.
[27] M. René Grosgurin, op. cit., p. 38.
[28] Mlle Juliette Raymond, op. cit., p. 157.
[29] Passerat et Reydellet, Retord, Bulletin de la société d’émulation de l’Ain, 1912, cité par Jean Laurent, Retord, Terre d’Hommes et de ciel, op. cit., p. 30.
[30] Mme Céline Jacquet, op. cit., p. 85.
[31] Cité par Jules Joly et Guy Pernet, op. cit., p. XXXIII.
[32] Ibid., p. 37.
[33] Ibid., p. 22.
[34] Ibid., p. 3.
[35] Ibid., p. 4.
[36] Ibid., p. 4.
[37] Ibid., p. 21.
[38] Ibid., p. 75.
[39] Ibid., p. 11.
[40] P. Luiz, Scènes de la vie d’instituteur, 1868, cité par Jules Joly et Guy Pernet, op. cit., p. 67.
[41] Directives et rapport d’inspection, cité par Jules Joly et Guy Pernet, op. cit., p. 68.
[42] Bienfaits de l’école, leçon de morale citée par Jules Joly et Guy Pernet, op. cit., p. 56.
[43] Mme Anna Golay, née en 1931, cité par Anne-Marie Prodon, Le pain de la terre, op. cit., p. 215.
[44] M. Georges Salin, né en 1909, ibid. p. 106.
[45] Ibid., p. 110.
[46] Ibid., p. 110.
[47] Ibid., p. 107.
[48] M. Jean-Michel Rochat, né en 1952, ibid., p. 209.
[49] M. Rémy Rochat, né en 1948, ibid., p. 209.
[50] Mme Charlotte et M. Simon Delacroix, nés en 1905 et 1912, ibid., p. 102.
[51] M. Georges Salin, né en 1909, ibid., p. 106.
[52] Mme Jeanne Salin, née en 1914, ibid., p. 111.
[53] M. Eugène Fournier, né en 1908, cité par Anne-Marie Prodon, Gens de chez nous, histoires de vies (tome II), éd. A.M. Prodon, Tougin, 01170 Gex, 1996, p. 60.
[54]) Ibid., p. 61.
[55] Ibid., p. 63.
[56]) Anne-Marie Prodon, Les filles de la terre, Histoire des paysannes d’autrefois, éd. de la Catherinette, 01160 Pont-d’Ain, 2001, p. 275.
[57] Ibid., p. 277.
[58] Ibid., p. 277.
[59] Ibid., p. 279.
[60] Maria Emery, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 160.
[61] Louise Vuaillat, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 162.
[62]) René Grosgurin, cité par A.-M. Prodon, op. cit., p. 160.
[63] Marcelle Chenavard, née en 1907, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 46.
[64] Lire Oyonnax / 11 novembre 1943, Le défilé qui fait sortir le maquis de l’ombre?, supplément gratuit au Progrès, 11.11.1993.
[65] Anne-Marie Prodon, op. cit., p. 218.
[66] Ginette Chappaz, née en 1924, citée par A.-M. Prodon, ibid., p. 220.
[67] Ibid., p. 221.
[68] La plupart d’entre elles, basées sur des sources de première main, ont été faites par des psychohistoriens de la Deutsche Gesellschaft für psychohistorische Forschung, la branche allemande de l’Institute for Psychohistory, suite 14H, 140 Riverside Drive, New-York, New York 10024. Site internet : www.psychohistory.com.
[69] Aurel Ende, Battering and Neglect : Children in Germany, 1860-1978, The Journal of Psychohistory Vol. 7 (1979), p. 281-288. Cité par Lloyd deMause, in War as Righteous Rape and Purification, The Journal of Psychohistory Vol. 27 (2000), p. 408.
[70] Lucienne Prodon, citée par Anne-Marie Prodon, op. cit., p. 229.
[71] Ibid., p. 229.
[72] La ville de Bourg-en-Bresse, comme la plus grande partie du département de l’Ain, est occupée dès le mois de novembre 1942.
[73] Déclaration du 18 mai 1940, alors que les troupes allemandes sont aux portes de Paris.
[74] Pour une analyse psychohistorique de cette période, lire Marc-André Cotton, Pourquoi Pétain renversa la République, www.regardconscient.net/archi02/0108petain.html.
[75] Lire Oyonnax / 11 novembre 1943, Le défilé qui fait sortir le maquis de l’ombre?, supplément gratuit au Progrès, 11.11.1993.
[76] Jeanne Bonjour, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 166.
[77] Madeleine Demornex, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 282.
[78] D’après A.-M. Prodon, op. cit., p. 284.
[79] Antoinette Daiguemorte, op. cit., p. 250.
[80] Lire A.-M. Prodon, op. cit., p. 267.
[81] Lire Lloyd deMause, War as Righteous Rape and Purification, The Journal of Psychohistory Vol. 27 (2000), p. 400.
[82] Antoinette Daiguemorte, op. cit., p. 252.
[83] Regina Schulte, Infanticide in Rural Bavaria in the Nineteenth Century, in Hans Medick and David Warren Sabean. Eds, Interest and Emotion : Essay on the Study of Family and Kinship. Cambridge University Press, 1984, pp. 91 et 101.
[84] Aurel Ende, op. cit., p. 252.
[85] Cité par A.-M. Prodon, p. 257.
[86] Andrée et Jeanine Goutry, citées par A.-M. Prodon, op. cit., p. 257.
[87] Paul Mathieu est mort le lendemain, achevé par deux coups de feu allemands. Son corps fut retrouvé au pied d’un arbre, sous un râteau-faneur.
[88] Jeanine Goutry, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 258.
[89] Clémence Fillon, citée par A.-M. Prodon, op. cit., p. 258.
[90] Joseph, cité par A.-M. Prodon, op. cit., p. 259.
[91] A.-M. Prodon, op. cit., pp. 308-309.
[92] Op. cit., p. 293.