J’ai été mis à l’école communale à cinq ans. Je ne me souviens pas de l’école comme d’un lieu où j’allais apprendre quelque chose, un lieu relationnel. L’école, c’était là où ma mère me déposait, me reléguait pour un temps, à sa convenance. Là, je devais attendre le plus sagement possible qu’elle veuille bien me reprendre. Chaque matin je m’éveillais habité par la peur qu’elle m’y amène, la journée j’avais peur qu’elle m’y oublie, qu’elle ne veuille plus de moi.
Dès qu’elle m’eut trouvé assez grand trop vite elle ne vint plus me chercher à la sortie de l’école... Alors, faute d’attendre maman, je me mis à attendre midi, attendre jeudi, attendre les vacances, attendre l’année suivante, attendre le bac... la fac... le travail... le salaire, une attente à perpétuité!
Soumission
Le premier jour, comme nombre de mes camarades, j’ai beaucoup pleuré. Très vite, la gentille dame qui aime les enfants s’est montrée sous son vrai jour: doucereuse, humiliante puis menaçante. Bien vite, j’ai compris qu’il n’y avait rien à attendre d’autre d’elle que ce qu’elle avait décidé de donner: des réprimandes (souvent violentes) et des récompenses. Je devais me soumettre à ses besoins, comme avec maman. J’ai appris à me tenir bien (c’est-à-dire comme elle l’exigeait) et à me retenir par peur d’être brimé, humilié, puni.
La valorisation de mes maîtres fut aussi douloureuse, car mes bons résultats étaient utilisés pour humilier d’autres camarades, et parfois moi-même, au gré des exigences éducatives. Je me suis petit à petit réduit à observer ce que faisaient les autres, enfants comme adultes, comment ils se comportaient et les réponses qu’ils en obtenaient... En somme, j’ai essentiellement appris à faire comme tout le monde, à ne plus avoir d’existence propre. J’étais le plus transparent possible. Toute cette énergie mise à ne plus affirmer mes besoins, à refouler tout élan et tout désir, fut engloutie dans ma volonté de survivre et par conséquent perdue pour mon épanouissement. On m’avait dit que l’instruction ferait de moi un homme libre, je me retrouvais en prison et sans horizon.
D’abord survivre
Le regard et les comportements de mes parents et de ma famille sur mon état de nourrisson en souffrance, puis d’enfant refoulé, enfermé dans son monde intérieur, m’ont intimement persuadé de mon impuissance à jouir de ma vie. Trop tôt j’ai intégré qu’il fallait survivre à tout prix dans l’univers incohérent d’adultes inconscients.
Le catéchisme et l’école m’ont inculqué respectivement les notions de méchanceté originelle et de misère humaine. De nouvelles relations dans un lieu nouveau étaient, en soi, porteuses d’un espoir d’ouverture, car toujours l’enfant regarde le monde avec l’ouverture et l’élan qui lui sont naturels.
Mais ces adultes, prêtres, éducateurs, maîtresses d’école, auxquels ma mère m’a confié, ont confirmé les exigences éducatives de mes parents et contribué à structurer en moi des modes de refoulement utilisables par la communauté: l’effort appliqué à des études dénuées de sens, l’obéissance, la consommation, la joie mise dans l’humiliation de l’autre, la négation de ma conscience...
Paroles méprisantes
Jamais je n’oublierai M. le Curé, la tête légèrement penchée de côté et se frottant les mains: Mon enfant, tu es issu du péché et de l’obscurité. Le mal est en toi et tu es habité par lui. Le bien et le bonheur existent, mais il faut les mériter! Il faudra te dépasser avec toute la force de ton impuissant petit corps, chaque jour de ta pauvre vie, pour peut-être accéder à la joie éternelle... quand tu seras mort.
Une fois le mal inoculé en moi, il sera facile d’activer mes sentiments de terreur et de culpabilité avec l’enfer et ses tortures infinies.
J’avais douze ans en 1967 et me souviens aussi des sermons hebdomadaires inouïs d’un certain professeur: Vous êtes des larves paresseuses et stupides, à peine capable de dire trois mots intelligibles d’affilée... Vous n’êtes que des enfants, à peine humains, mais grâce à l’instruction et au dévouement de vos maîtres, vous allez devenir difficilement, il est vrai des hommes intelligents, disciplinés, et travailleurs, dignes de ce nom.
Ces paroles méprisantes, implicites ou explicites, je les ai entendues tout au long de mon cursus scolaire, primaire et secondaire. Elles furent le fait de femmes et d’hommes convaincus de leur vocation humaniste. Ces discours éducatifs assénés avec force gros yeux, effets de voix et de gestes, ironie et parfois violences physiques m’ont profondément et durablement blessé. Je me suis convaincu de la normalité de ma souffrance et j’ai adhéré aux modes de refoulement proposés. Parvenu à l’âge adulte, j’avais balayé de moi tout espoir en l’humanité, tout recours en un éventuel secours. Seule une énorme colère imparfaitement retenue et canalisée sur des supports, témoignait parfois de ma force et de ma vitalité passée.
Bernard Giossi
© B. Giossi 10.2002 / www.regardconscient.net