Tandis que l’Europe se souvient de l’horreur des camps de concentration et d’extermination nazis, le succès, en Allemagne, du film d’Oliver Hirschbiegel La Chute (2004) pose une nouvelle fois la question du rapport que nous entretenons avec notre mémoire et de la fonction que nous attribuons aux productions cinématographiques dans la gestion de son refoulement. En polarisant notre attention sur les derniers jours d’Adolf Hitler et de ses proches, le scénario participe à humaniser le personnage, à le rendre plus accessible. Plusieurs commentateurs ont même avancé qu’il contribuait à banaliser « le Mal » que le Führer représente en tant que mythe, à travers la « dénonciation relativement confortable » d’un régime génocidaire [1].
Il est donc nécessaire de mettre au jour notre rapport à la vérité – qu’elle soit historique ou familiale – et à la structure par laquelle nous persistons à la dévoyer. Collectivement, les adultes refusent de réaliser que l’acte de se retourner contre l’expression de la conscience spontanée de leurs enfants a des conséquences dévastatrices sur l’ensemble de la communauté humaine. En grandissant, terrorisés de récuser les rôles auxquels ils furent identifiés, ceux-ci les rejouent sur les scènes familiale et collective, et participent ainsi activement au refoulement de leurs souffrances. La place dévolue à l’industrie cinématographique dans ce processus de déjouement apparaît alors nettement.
Comme pour le théâtre antique dont il s’est tout d’abord inspiré, l’attrait que nous avons pour le cinéma révèle notre besoin de comprendre les mécanismes qui font de nous les acteurs de scénarios récurrents (page 3). Mais la mainmise exercée dans ce domaine par une élite bourgeoise réduit son expression à un divertissement qui prive le spectateur d’une liberté de pensée déjà réprimée dans la famille et à l’école. Assuré de ne pas être directement impliqué dans les mises en scène proposées, ce dernier peut s’investir émotionnellement sans craindre la remise en cause (page 6). Certaines représentations fantasmatiques élaborées par l’industrie cinématographique deviennent alors un moyen de déjouer des souffrances collectives profondément occultées (pages 4 et 5).
En France, le succès d’audience d’un film comme Les Choristes (2004) témoigne de cette volonté de refoulement. Plutôt que de résoudre les problématiques relationnelles qu’ils installent avec les jeunes d’aujourd’hui, les adultes célèbrent un modèle de « résilience » qui justifie l’autoritarisme éducatif qu’ils ont subi et leur compulsion à le reproduire (page 7). Cette fidélité névrotique aux agissements parentaux les rend incapables d’assurer à leurs enfants l’écoute et l’accompagnement dont ces derniers ont besoin pour se réaliser conscients (page 8). En refusant que l’expression de leurs souffrances puisse être l’indicateur d’un malaise relationnel non résolu, ils se condamnent à cautionner une logique répressive qui fait le lit des idéologies totalitaires.
M.Co.
[1] Jacques Mandelbaum, « La Chute : une représentation de la mort des bourreaux », Le Monde, 04.01.2005.