Certaines évidences font l’objet d’un tel déni collectif que nous semblons voués à reproduire les conséquences de leur négation. Ainsi en va-t-il des conditions naturelles qui devraient entourer la conception, la gestation et l’accueil de l’enfant nouveau-né, mais qui rencontrent le mépris du corps médical et, plus largement, de la gent masculine qui devrait pourtant garantir la sécurité de sa descendance.
Enjeu occulté
Lorsqu’en 1924, dans son ouvrage Le Traumatisme de la naissance, le psychanalyste autrichien Otto Rank s’intéressa aux conséquences psychiques d’une anxiété qu’il associait à la naissance, il fut l’objet d’une campagne de calomnie et exclu du cercle des psychanalystes freudiens (1). Dans les années 40, le pédiatre et psychanalyste anglais Donald Winnicott avança, sans guère susciter l’intérêt de ses collègues, qu’un accouchement difficile avait eu une incidence pathologique sur ses jeunes patients. Comme il avait souvent observé ces derniers s’introduire sous sa veste, se retourner à l’intérieur et se laisser glisser entre ses jambes, il avait fini par conclure « qu’il existe bien une mémoire de la naissance. » (2)
Depuis, bien que de nombreux psychothérapeutes aient rapporté comment leurs clients se libèrent de certains blocages émotionnels en vivant en thérapie le ressenti d’une naissance traumatisée, l’enjeu que représentent les premiers mois de la vie pour la réalisation de l’être reste largement occulté (3). De nombreuses études confirment pourtant que les conditions physiologiques et psychologiques dans lesquelles la future mère vit la grossesse et l’accouchement influencent directement le fœtus et, par voie de conséquence, la manière dont ce dernier sentira la vie (4).
Lorsqu’il n’est pas accueilli par des parents aimants, conscients de l’importance de dénouer leur vécu familial refoulé, l’enfant vit les évènements qui jalonnent son existence en résonance avec ses empreintes prénatales et périnatales. La répression éducative lui en interdit bientôt toute expression considérée comme inacceptable socialement. L’enfant est contraint de refouler son vécu, de s’identifier au rôle que lui imposent ses parents et de se construire une personnalité dissociée, qu’il fera fonctionner comme un système de défense et d’agression par lequel il déjouera sa souffrance. Sur le plan collectif, la structuration de ce refoulement conditionne l’édification des hiérarchies sociales et l’évolution des sociétés humaines, chacun cherchant à faire prévaloir ses impératifs névrotiques dans le domaine qui l’occupe socialement.
Les sociétés antiques croyaient que l’univers était périodiquement « infesté », et qu’un rituel sacrificiel ou une guerre étaient alors nécessaires pour « purifier » le sang des divinités et rétablir le flux de la vie. Tous les mythes anciens décrivent le combat de héros légendaires luttant contre des monstres figurés comme dévorants ou étouffants : sphinx, méduses, araignées ou vampires, etc… (5) Dans l’imaginaire collectif, ces représentations fantasmatiques et les violences qu’elles impliquaient avaient pour fonction de maintenir le refoulement des traumatismes, dont personne ne reconnaissait l’émergence et le potentiel libératoire. Nos sociétés modernes ont élaboré des idéologies religieuses, des courants politiques et des créations culturelles qui ont la même fonction.
Inconscient collectif
Les productions cinématographiques ayant réalisé les meilleures ventes mondiales mettent en scène des luttes dramatiques - et toujours inégales opposant une poignée de héros à une force gigantesque, qui menace de les précipiter vers leur destruction. Leur succès confirme l’intérêt que ces représentations fantasmatiques suscitent pour des millions de spectateurs à travers le monde. C’est le cas du Titanic de James Cameron (1998), récompensé par onze Oscars, qui vient en tête du box-office historique. C’est aussi vrai pour la trilogie de Peter Jackson Le Seigneur des Anneaux, pour La Menace fantôme (Star War I) de George Lucas (1999) ou, plus récemment, pour la série Harry Potter (6). Dans chacun de ces scénarios, le rapport au drame vécu par les héros représente un enjeu central pour l’ensemble de la communauté humaine. Au travers des mécanismes de sélection, de projection et d’identification, les spectateurs appréhendent ces luttes exemplaires dans la terreur des épreuves éducatives qu’ils ont subies et refoulées, intensifiées par la mise en scène dramatisée d’empreintes prénatales et périnatales.
Dans un ouvrage consacré à la naissance, Arthur Janov cite des témoignages de patients qui revivent au cours de leur thérapie la sensation corporelle de « [se] battre tout au long d’un passage circulaire » ; d’être « coincé dans un tunnel étroit, un puits ou un ascenseur » ; d’être « devant un mur » ou encore l’impression « de ne pas avoir de freins et de vivre les dernières secondes de [sa] vie » (7). L’empreinte de ce qu’il nomme la « souffrance primale » se manifeste par une activité cérébrale induite, impliquant par la suite des cauchemars récurrents ou des fantasmes qui contribuent à modeler l’inconscient collectif. Nous trouvons dans les productions cinématographiques des représentations de ce vécu, non reconnues comme telles, qui assurent par ce fait même une certaine notoriété à leurs concepteurs.
Naissances perturbées
De fait, nombre de films procurent au public une profusion d’images associées à une naissance rendue traumatisante par des conditions d’accouchement incompatibles avec son processus naturel : couloirs étroits, progressions laborieuses, situations d’oppression ou luttes frénétiques précédant une libération, sensations de vertige, etc… Lorsque les médecins imposent à la mère la position couchée, lui injectent un anesthésiant et la contraignent à accoucher sans intimité, ils perturbent gravement le déroulement de la naissance. Même administré localement, le produit chimique bloque des messages neuronaux et dérègle le cycle harmonieux des contractions utérines. Le bébé, drogué lui aussi, est affaibli et ne jouit plus de l’énergie lui permettant de se positionner convenablement. Après avoir ainsi entravé sa venue au monde, les médecins l’extirpent alors souvent aux forceps. Loin d’être exceptionnelles, ces modalités sont devenues la règle en matière d’accouchement, avec le développement de ce que l’obstétricien Michel Odent nomme « l’industrialisation de la naissance », dès la fin de la Première guerre mondiale (8).
Certaines mises en scène de l’industrie cinématographique sont particulièrement révélatrices de cet interventionnisme envahissant et de la configuration des rejouements qu’il implique pour les nouvelles générations. Dans Matrix (1999), le premier film de la trilogie des frères Wachowski, un héros prénommé Neo qui signifie nouveau est pressenti comme « l’Élu » qui pourra libérer l’humanité à condition qu’il accepte d’explorer « la Matrice » une métaphore de la structure coercitive de l’éducation au refoulement. Il débute son retour vers le monde réel par une angoissante renaissance, où l’accompagne une poignée de « survivants ». Dans une ambiance d’urgence médicale, il est englouti par le tain glacé d’un miroir, puis se débat tel un fœtus pour s’extraire d’un milieu quasi-utérin, avant d’émerger au sein de la Matrice, chauve et nu, au milieu d’une effrayante usine à bébés (fig. 1 à 3). Saisi sans ménagement par les pinces métalliques d’un automate qui le tient à la gorge et le déconnecte, il est aspiré par un siphon et finit sa chute dans une fosse d’eau, avant qu’un bras articulé ne le dépose, sans connaissance, sur le pont du vaisseau des survivants.
Fig. 1 à 3 : Neo est saisi à la gorge par le tain du miroir. Il plonge dans un monde quasi-utérin, avant d’émerger dans la structure de la Matrice. (Larry et Andy Wachowski, Matrix, chapitre 9 : Neo opte pour la vérité)
Dominés par les machines
La force évocatrice des images et du scénario de Matrix a fait de cette trilogie l’objet d’un véritable culte inaugurant, pour certains, un courant artistique propre au troisième millénaire. Cet attachement s’explique si l’on songe qu’aucune instance parentale, médicale ou médiatique ne reconnaît aujourd’hui la souffrance endurée par des générations de nouveaux-nés et d’enfants, du fait de l’inconséquence des adultes qui devraient les accueillir et les accompagner en conscience. Les épisodes II et III amplifient la sensation d’impasse qui débouche finalement sur une confrontation titanesque, à la mesure de cet enjeu non reconnu. Dans Matrix Reloaded, les hommes se terrent dans une ville au centre de la terre, assaillie par les Machines: des poulpes mécaniques ont envahi les canaux d’évacuation dans lesquels ils naviguent et menacent l’existence même de ce dernier refuge. Les dernières scènes de Matrix Revolutions montrent Neo en combat singulier contre un programme informatique humanisé à son contact et devenu incontrôlable, à l’image de la névrose parentale et sociale. Le sacrifice de « l’Élu » approuvé par la hiérarchie des Machines en gage de sa propre survie offre alors une rémission à la communauté humaine décimée.
Pour élaborer leur conte mythique, Larry et Andy Wachowski disent s’être inspirés de la puissance évocatrice des comic books de leur enfance, empruntant nombre de références aux mondes de la littérature, de la philosophie et des religions. Cependant, l’origine de leur idéation et de celle de leurs concepteurs artistiques est, quoiqu’ils en disent, plus profonde : elle réside dans leur propre rapport à la vie. Les fantasmes qu’ils mettent en scène dans leur trilogie renvoient notamment à l’extrême abandon qu’occasionne la rupture infligée à l’intimité de la mère et de l’enfant par la médicalisation systématique des pratiques obstétricales et les rituels éducatifs qui s’en suivent. Comme le souligne encore le Dr Michel Odent : « Il est aujourd’hui routinier d’attribuer le qualificatif de normal à toute naissance par voie vaginale, même s’il y a eu perfusions d’ocytocine, péridurale, forceps ou ventouse, épisiotomie et injection d’un médicament pour [précipiter] la délivrance du placenta. » (9) Nous refoulons ces sensations innommables, que l’industrie du cinéma réactive à travers des représentations fantasmatiques, comme celle de la Matrice à laquelle Neo et ses compagnons sont connectés par un câble électrique planté dans leur crâne, qui n’est pas sans rappeler le dispositif de monitoring interne souvent utilisé dans les salles d’accouchement (10).
Lien rompu
Dans son ouvrage Le Fermier et l’Accoucheur, qui vient de paraître en français, le Dr Odent pose cette question : « Quel est l’avenir d’une civilisation née sous péridurale ? » Il fait remarquer que lorsqu’on les force à mettre bas de cette manière, les brebis ne s’intéressent pas à leurs agneaux et les guenons à qui l’on inflige une césarienne ne s’occupent pas davantage de leurs petits. Toutes les sociétés traditionnelles ont cherché à perturber les premiers contacts entre la mère et son bébé. L’industrialisation de la naissance intensifie à l’échelle du monde les conséquences dévastatrices de cette grave anomalie relationnelle: de nos jours, le dispositif mis en place par le corps médical interdit à la plupart des femmes qui accouchent dans nos pays de garder un lien affectif naturel avec leur nouveau-né.
D’après les études de l’éthologue Niko Tinbergen, le déclenchement de l’accouchement, l’anesthésie générale, l’usage de forceps ou la perturbation quasi-systématique du premier regard entre la mère et l’enfant sont des facteurs qui altèrent la capacité d’aimer et prédisposent à l’autisme (11). Aujourd’hui, il nous appartient de réaliser en conscience ce que nous savons d’instinct sur l’importance d’une naissance naturelle pour l’enfant et pour l’humanité.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton
02.2005 / www.regardconscient.net
Notes :
(1) Élisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, éd. Fayard, 1997, pp. 875-879.
(2) Donald W. Winnicott, Birth Memories, Birth Trauma, and Anxiety, in Collected Papers : Through Paediatrics to Psychoanalysis, éd. Basic Books, 1958, pp. 174-193.
(3) L’un des plus connus, l’Américain Arthur Janov est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels Le Cri Primal (1975), Le Corps se souvient (1997) ou encore La Biologie de l’amour (2001).
(4) Lire par exemple Arthur Janov, La vie intra-utérine, prélude à la vie réelle, in La Biologie de l’amour, éd. Du Rocher, 2001, pp. 204-221.
(5) Lire Lloyd deMause, Restaging Early Traumas in War and Social Violence, in The Emotional Life of Nations, éd. Karnac, 2002, p. 79. Texte disponible sur http://psychohistory.com/books/the-emotional-life-of-nations/.
(6) Les chiffres du cinéma mondial, http://www.cinemondial.com/visu_bomon.php.
(7) Arthur Janov, Empreinte, éd. Robert Laffont, 1983.
(8) Michel Odent, Développement explosif de l’industrialisation de la naissance, in Le Fermier et l’Accoucheur, éd. Médicis, 2004. pp. 46-51.
(9) Ibid., p. 51.
(10) Appelé également électrode fœtale, ce dispositif est composé d’un fil relié au monitoring se terminant par deux crochets que le médecin visse dans le cuir chevelu du bébé, dès que sa tête est visible par l’ouverture du col de l’utérus. Pour des précisions sur les actes de l’accouchement : http://www.bebe-arrive.com/actes.htm.
(11) Cité par M. Odent, op. cit., p. 88.