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L’industrie du cinéma

par Sylvie Vermeulen

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 19 (février 2005)

Ce texte est désormais disponible dans l’ouvrage Le Génie de l’être et autres écrits, Le Hêtre Myriadis, 2021.


Résumé : L’attrait pour le cinéma révèle notre besoin de comprendre, au-delà de nos terreurs, les dispositifs qui font de nous des acteurs dans des scénarios récurrents. Mais la récupération qui en est faite à des fins de distraction entrave notre volonté de nous en libérer.


Les hommes, dont l’industrie transforme de simples outils de communication en mass media, s’assurent la suprématie de leurs rejouements sur les populations. Opérant à l’échelle mondiale, ils manipulent les rapports de pouvoir en exhibant certains types de comportements humains affichés comme modèles, et ceci dans un confort matériel suscitant des frustrations destinées à dynamiser la société marchande.

Ces technologies, qui accréditent l’idée de progrès, sont portées par l’ascendant qu’exerce le spectacle romancé de la vie bourgeoise sur des consommateurs réduits par le déni de leur conscience. Le profond sentiment de nullité qui en découle est réactivé par cela même qui le compense, induisant une forte dépendance et une misérable fuite dans la complexification de ce déni.

 

L’enjeu des médias

À l’origine des médias, nous trouvons une interprétation de l’œuvre de la conscience qui justifie le pouvoir et la tradition. Cette torsion du sens de la relation ne pouvait persister sans être structurée, puisque la conscience œuvre constamment pour sa réalisation. Il fallut donc, à ceux qui tenaient absolument à exercer le pouvoir relationnel, qu’ils eussent la sensation de conceptualiser leur légitimité plus vite que la conscience ne les remettait en cause. Depuis son apparition en Chine, l’écriture a toujours été au service de ce dessein. Elle ordonna le pouvoir et permit ainsi aux hiérarchies d’organiser leur bien-fondé sur des générations, de justifier leurs passages à l’acte et d’empêcher l’effondrement de ce qui devenait leur édifice.

Réalisant la force d’attraction et de conditionnement que pouvaient drainer les écrits, des hommes et des femmes consacrèrent leur sensibilité, leur énergie et leurs facultés à l’élaboration et à l’utilisation d’outils de propagation propres à favoriser la résolution de la problématique humaine. Pourchassés par les agents du pouvoir, leurs œuvres furent régulièrement récupérées, confisquées ou détruites et les peuples maintenus dans la terreur et l’enrôlement. Cette chasse aux sorcières évolua au même titre que toutes autres formes de structuration de la pensée hiérarchique. Si bien que, comme pour le livre imprimé, les historiens et même les sociologues posèrent les débuts de l’histoire des médias aux prémices de leur réglementation, démontrant ainsi l’importance de l’enjeu pour le maintien de cette hiérarchie, mais excluant simultanément tout autre usage.

Actuellement, les représentants du pouvoir dénoncent les abus perpétrés dans l’utilisation d’Internet pour légitimer la mise en place d’un contrôle de l’expression libre dont nous jouissons.  Le même scénario fut mis en place pour la chasse aux sectes des années quatre-vingt à nos jours. Les représentants du pouvoir exhibèrent d’abord une menace ciblée, puis ils légiférèrent et enfin endiguèrent le mouvement alternatif. Ils firent cela derrière un paravent publicitaire éblouissant destiné à cacher la récupération tous azimuts des produits et services développés par ce courant novateur, au profit d’une société centrée sur l’appât du gain. En les coupant d’une pensée holistique, ils en tuaient le sens, mais dynamisaient leur marché. Il en fut de même pour le cinéma.

 

Monopole bourgeois

En 1998, les signataires de Dogma 95 s’insurgèrent contre une certaine tendance du cinéma d’aujourd’hui: superficielle, illusionniste, décadente, individualiste et bourgeoise (1). Parce que les réalisateurs se sont donnés pour objectif de distraire de l’essentiel, ils montrent l’interprétation qu’ils ont de la réalité relationnelle humaine, ils confirment les rôles, séparent les êtres, humilient et méprisent la Vie. La consommation passive de tels produits standardisés entrave la volonté de libération de l’être humain.

Le cinéma fut pourtant une technique révélatrice avant d’être un moyen de communication. En tant que tel, il manifestait clairement à l’Homme les causes de sa structure névrotique : la projection (parentale), la répétition (de cette projection), la compulsion (à répéter), la réduction du mouvement et du comportement (qui s’en suit). Nous regardons ces animations parce que nous sentons, au-delà de nos terreurs qu’il s’agit de comprendre le dispositif qui fait de nous des acteurs dans des scénarios récurrents.

Le cinéma souffre de la même structure mentale que celle des arts dont il est issu - la peinture, les spectacles d’ombre et de lumière, le théâtre et la littérature -, les nouvelles technologies servant à cacher la récupération qui en est faite. Il manipule les principes idéologiques de son époque et confirme ceux de ses investisseurs. Pour réaliser un film, il faut de l’argent et être introduit dans les circuits de distribution: ces deux impératifs font du septième art le quasi-monopole de la bourgeoisie.

 

Censure et autocensure

En France, la censure nationale fut mise en place en plein milieu de la première guerre mondiale. L’idéologie dominante, appelée à l’époque « ordre moral », s’inquiéta de l’effet que pourrait avoir, sur les spectateurs, la multiplication des scènes de crime, de vol et de violence. Elle préférait les films patriotiques qui galvanisaient le rapport à la hiérarchie.

En Amérique, le code de production Hays fut appliqué de 1934 au milieu des années soixante : « Il [s’agissait] de ne pas abaisser le niveau moral des spectateurs, de présenter des modes de vie décents et ne pas ridiculiser la Loi (divine, naturelle ou humaine) » (2). Tout ce qui est décent étant bourgeois, le lobby ultraconservateur américain  mena une nouvelle inquisition en 1947 et prit Hollywood comme champ d’action. Celle-ci reprit en 1951 sous le maccarthysme, qui taxait de communiste tout ce qui semblait progressiste.

Parallèlement, le pouvoir ordonnait le rapport à la sexualité. Le cinéma commercial, étroitement dirigé par la censure et l’autocensure, abordait les réalités sexuelles avec discrétion. Le respect d’un certain nombre d’interdits permit la promotion d’un érotisme bourgeois centré sur l’exploitation que l’on peut faire du désir sexuel. Les films « obscènes », furent eux strictement réservés aux projections privées et tout particulièrement aux maisons closes. Pourtant, en 1975, sept ans seulement après les évènements de mai 68, les gouvernements prirent des mesures contre les films « érotiques » et « pornographiques ». L’opinion publique put ainsi attribuer aux jeunes contestataires les perversions de leurs aînés, alors qu’ils voulaient en fait se libérer de leur cause fondamentale : l’emprise ritualisée de la domination patriarcale sur le rapport sexuel amoureux.

 

Être ou ne pas être manipulable

Les activistes du pouvoir relationnel ont toujours opposé l’éducation, le contrôle administratif, la censure et la calomnie aux besoins essentiels du nouveau-né, dont la satisfaction est indispensable à l’exercice de son intégrité. Il leur fallut donc contrecarrer tous les mouvements allant dans le sens du respect de la relation humaine. Nous retrouvons ces quatre piliers du pouvoir dans les produits cinématographiques.

L’éducation conditionne l’élan naturel de l’enfant. Elle est mise en scène à travers l’histoire des représentants du Bien et du Mal et le culte fait à la résilience, comme dans les films de Harry Potter. Le contrôle administratif saisit tout fait et phénomène isolément des lois naturelles de l’ensemble. Il les interprète de façon à les expliquer ou à les justifier à travers des schémas ancestraux réglementés afin d’obtenir l’imposition de comportements normalisés propices aux rejouements de ses agents. Dans le film de Rob Cohen Triple X (2002), un mauvais garçon agit pour se sentir libre mais, comme le spectateur ne doit ni réaliser la nature de ses entraves, ni voir qu’il se fait récupérer par les agents du système auquel il prétendait échapper, il est propulsé au rang des héros qui sauvent l’humanité.

La censure affirme l’interdit de faire des liens de cause à effet, ceux-ci permettant trop assurément de résoudre l’aveuglement collectif que nos représentants entretiennent précieusement. Elle frappe les travaux de chercheurs qui sont méprisés, bannis, voire assassinés - passage à l’acte crûment mis en scène dans le film de Peter Howitt Antitrust (2001) où un jeune informaticien fait échouer la stratégie de domination mondiale de la firme qui l’emploie.

La calomnie humilie tout ce qui est naturel - notamment l’expression de la souffrance - au profit d’un comportement sophistiqué qui nourrit l’idée d’élévation, ersatz de la grandeur naturelle de l’homme. Celle-ci se perd dans l’exercice même de la maîtrise de soi. Cette calomnie faite à la vie est sublimée dans le film d’Edward Zwick Le dernier samouraï (2003), au point d’en présenter les conséquences désastreuses comme un art de vivre supérieur à tout autre. C’est en fait une forme de noblesse développée pour compenser l’interdit de se réaliser conscient. La reconnaissance des causes de la souffrance psychologique est directement connectée à la réalisation de la conscience. Il est donc impératif pour la hiérarchie d’en interdire l’accès par toutes sortes de pressions susceptibles de justifier la structuration du rapport de pouvoir, comme par exemple le fait de se mettre au service d’une « cause » pour s’assurer de ne jamais résoudre la cause présidant à son existence.

Sylvie Vermeulen

© S. Vermeulen – 02.2005 / www.regardconscient.net



La passivité du spectateur

La communication a des facultés intrinsèques de résolution. Elle est un enfermement lorsque les protagonistes sont dans l’intention de se manipuler pour mettre en place leur scénario.


Sous l’emprise du rejouement collectif qu’est le capitalisme industriel, l’espace relationnel de la communauté humaine est aujourd’hui envahi par les médias. La télévision, les journaux, le cinéma et les informations qu’ils véhiculent ont pour effet - si ce n’est pour but - l’uniformisation de l’opinion publique. Cette diffusion massive d’informations, de points de vue, de croyances et de vécus a une visée éducative qui pourrait aboutir à la domination d’une seule hiérarchie de pouvoir, celle de la bourgeoisie économique mondiale. Cette éventualité est présentée comme une conséquence des rapports de force installés de tout temps.

D’un autre côté, les adultes font croire aux enfants - nés et maintenus dans des rapports falsifiés - qu’une fois devenus grands, ils trouveront le sens de leur existence et celui de leurs facultés relationnelles dans un flot incessant d’informations et de mises en situations virtuelles véhiculé par des technologies toujours plus extraordinaires.

 

Passif et content

La communication à distance interdit, de fait, toute remise en cause interactive, toute contestation. C’est une remise en scène collective qui prive le spectateur d’une liberté déjà réprimée dans la famille et à l’école. Elle réactive en lui un sentiment d’impuissance, refoulé par la rassurance de n’être pas directement impliqué dans la mise en scène des scénarios.

Le spectateur peut alors vivre des sentiments en toute sécurité et s’investir virtuellement dans des situations diverses, sans souffrir la responsabilité de leur déroulement. Il peut être riche sans avoir enduré les conditions imposées dans l’enfance pour assurer ce statut et la culpabilité à ne pas résoudre ce rôle; il peut pleurer des retrouvailles inespérées sans être responsable des séparations; souffrir des injustices sans mesurer la part lui revenant dans la distribution des rôles; s’émerveiller de la nature sans risque d’être traité d’« illuminé » puisqu’il consomme le résultat d’un travail. La télévision et le cinéma entérinent et nourrissent ses fantasmes en respectant ses interdits les plus fondamentaux: la mise en cause du père, de la mère, de leur responsabilité dans l’édification du rapport hiérarchique et dans le déni de la conscience.

Les médias réaffirment certaines trames relationnelles, préexistantes chez le spectateur, dans le but de le conforter dans une passivité nécessaire à celui qui se doit - en bon citoyen - de rester un consommateur. Leurs promoteurs peuvent ainsi enfermer leur public dans une fidélité comparable à celle qu’il voue à son éducation, aux schémas comportementaux de ses parents et à ceux de sa communauté.

Par exemple, la hiérarchie et son business y sont posés comme inhérents à la Vie: le fait de ne pouvoir ni en montrer la cause, ni affirmer des rapports humains conscients, suffit à les imposer comme essentiels à la communauté humaine, surtout lorsqu’ils sont incriminés.

S. V.


Notes :

(1) Vincent Pinel, Le siècle du cinéma, éd. Larousse, 2002, p. 449.

(2) Ibid., p. 138.