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Un chœur de refoulement

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 19 (février 2005)


Résumé : Le succès récent de plusieurs films mettant en scène la violence éducative témoigne d’une compulsion de répétition qui favorise un retour à l’autoritarisme éducatif.


En France, les deux films ayant réalisé le plus d’entrées en 2004 se déroulent l’un et l’autre dans l’ambiance quasi carcérale d’un pensionnat : Harry Potter III et Les Choristes. Ces succès d’audience confirment une tendance amorcée par le documentaire de Nicolas Philibert Être et Avoir (2001), mettant en scène la classe unique d’un petit village du Puy-de-Dôme, au cours duquel un jeune garçon était giflé devant la caméra pour une erreur de multiplication. Quel peut être le sens d’un tel engouement collectif  ?

 

Distraire la souffrance

Renommé dans le monde entier, le personnage de Harry Potter est celui d’un orphelin qui a vu ses parents assassinés sous ses yeux. Humilié toute son enfance par son oncle et sa tante, il se réfugie dans la pratique de la magie pour laquelle il possède un don extraordinaire. L’univers des sorciers dans lequel Harry évolue dès son entrée à l’internat de Poudlard semble conçu pour lui permettre de se distraire de son horrible condition : un bus magique l’emmène loin de son calvaire familial, les corvées domestiques sont réglées d’un coup de baguette et même la mort d’un innocent peut être effacée en remontant le temps pour modifier le cours des évènements.

Dans Le Prisonnier d’Azkaban, Harry est menacé de mort par les Détraqueurs, des créatures fantomatiques qui transforment en glace tout ce qu’elles approchent et aspirent l’âme de leurs victimes par un baiser. Dans une interview, l’auteure J. K. Rowling explique comment lui vinrent ces fantasmes : « Adolescente, j’avais un cauchemar où je voyais des figures encapuchonnées et glissantes. [Les Détraqueurs] sont des produits de mon imagination tourmentée. » (1) De fait, l’ensemble de son œuvre met en scène des enfants luttant - comme elle-même dut le faire - pour conserver leur intégrité physique et psychique face à des adultes aussi détraqués les uns que les autres et qui, pourtant, ont la prétention de leur prescrire leur conduite.

 

Désespoir relationnel

Le décor des Choristes est à peine différent. Ici, le refoulement est imposé par la baguette d’un surveillant d’internat qui parvient à faire chanter ses élèves, rebelles à leurs conditions de vie, et découvre parmi eux une voix « hors du commun », le personnage de Pierre Morhange auquel le chant choral donne bientôt une raison d’exister. Au Fond de l’Étang, le bien nommé pensionnat de rééducation pour garçons reconstitué dans un ancien château auvergnat, les enfants sont cloîtrés, punis, giflés, fessés, humiliés, mis au cachot et parfois poussés au suicide par des gardes-chiourmes rejouant sans état d'âme la violence de leur propre histoire. Mais portée à l’écran dans Les Choristes, la transmutation d’un tel désespoir relationnel en projet esthétique collectif, prélude à la brillante carrière musicale de Morhange, force l’admiration et verrouille la souffrance. « Aucun mot est assez puissant pour exprimer le bonheur que l’on obtient lorsque l’on sort de la salle » confirme, par exemple, un internaute enthousiaste de France-Jeunes.

Dans le commentaire qu’il fait de son film, le réalisateur Christophe Barratier explique s’être inspiré de souvenirs d’enfance, au début des années soixante-dix (2). À défaut d’avoir connu l’internat, il a vécu plusieurs années sans ses parents, qui étaient comédiens. Comme Pépino, l’un des orphelins du Fond de l’Étang, il a souvent espéré en vain que son père viendrait le cherche à la grille de l’école. Comme Morhange, il en a voulu à sa mère de l’abandonner et s’est réfugié dans la musique grâce au soutien d’un professeur, joué dans le film par le personnage de Clément Mathieu. Mais en situant l’intrigue des Choristes en 1949, dans un contexte où la violence infligée aux enfants était plus brutale qu’à son époque, il peut relativiser sa propre souffrance et offrir aux spectateurs un modèle de « résilience » qui les invite à faire de même. En cela, il participe à détourner les adultes de la résolution des problématiques relationnelles qu’ils installent avec les enfants d’aujourd’hui.

 

Anesthésie de la conscience

L’attirance qu’exercent ces films actuellement - plus de 8,5 millions d’entrées en France pour Les Choristes depuis leur sortie en mars 2004 - s’explique par le fait qu’ils mettent en scène des adultes rejouant les bases relationnelles dans lesquelles les spectateurs sont encore pris. Parents et éducateurs s’enferment alors dans le déni et trahissent la conscience des jeunes. Cette compulsion de répétition favorise un retour à l’autoritarisme éducatif, comme en témoigne une récente circulaire ministérielle qui réintroduit subrepticement la possibilité de recourir à la punition collective dans les établissements scolaires, bien que cette sanction soit contraire aux principes fondamentaux du droit français (3).

En regardant ce genre de films, le spectateur confronte son propre vécu refoulé à la mise en scène à laquelle il assiste et gère ses remontées émotionnelles. Il est parfois amené à prendre position face à certaines circonstances dramatiques, mais le plus souvent, il intensifie son refoulement et finit par justifier le système éducatif qu’il a subi. Tel un mantra, l’envoûtante partition des Choristes l’invite précisément à cette anesthésie de la conscience : « Aussi belle que le rêve, est-il de vérité plus douce que l’espérance ? »

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 01.2005 / www.regardconscient.net



Passions

Dans La Passion du Christ (2004), le réalisateur Mel Gibson met en scène la violence avec laquelle la figure paternelle conduit imperturbablement le sacrifice de la conscience du fils, pour l’exemple, dans la droite ligne du rituel revendiqué par Abraham. Dès l’annonce de cette superproduction, plutôt que de dénoncer cette maltraitance criminelle, les autorités religieuses chrétiennes exhortèrent leurs fidèles à emmener leurs enfants au spectacle à des fins éducatives, comme on le faisait jadis lors des exécutions publiques. L’intérêt que Mel Gibson porte aux héros suppliciés, déjà manifeste dans son premier film Braveheart (1995) où il incarne un chef rebelle mourant sous la torture, est l’héritage d’une problématique ancestrale non remise en cause. Dans une longue interview radiophonique diffusée la veille de la sortie de La Passion, le père de Mel Gibson, un intégriste catholique, avait mis en doute l’existence de la Shoah et proféré des imprécations haineuses que son fils s’était refusé à commenter, ajoutant à la polémique suscitée par son film. Le réalisateur de l’émission eut plus tard cette remarque : « Le cercle vicieux de haine générationnelle ne cessera que lorsque des fils auront le courage de remettre en cause la violence de leurs pères. » (4)

M. Co.


Notes :

(1) J. K. Rowling, Harry Potter et le Prisonnier d’Azkaban, bonus du DVD, Warner Bros. Entertainment Company, 2004.

(2) Christophe Barratier, Les Choristes, DVD, commentaire audio du réalisateur, Galatée Films, 2004.

(3) Lire Virginie Malingre, La punition collective est de retour à l’école, Le Monde, 01.11.2004.

(4) Steve Feuerstein, Interview with Mel Gibson’s dad teaches strange ‘lessons’ on life, 14.03.2004.