Plutôt que de reconnaître et d’accueillir ces souffrances en eux-mêmes, les délateurs vont projeter leurs traumatismes refoulés sur une personne, un groupe extérieur qui devient bouc émissaire. Une fois assignée à ce rôle, la personne visée perd ses droits les plus élémentaires et peut être l’objet des pires sévices.
Le phénomène a été maintes fois observé et dénoncé, sans grands résultats. Partout dans le monde, à intervalles plus ou moins réguliers, de nouvelles flambées d’intolérance apparaissent et se concentrent sur leurs cibles, avec une détermination désarmante.
Un champ de recherche délaissé
Curieusement, la psychologie des délateurs intéresse peu les spécialistes, qui concentrent la recherche sur leurs victimes. On sait pourtant que ces personnes présentent souvent des troubles sérieux de personnalité, caractérisés par la dissociation de plusieurs facettes d’elles-mêmes. Là où un être épanoui peut ressentir de l’empathie face au vécu émotionnel d’une autre personne, la personnalité dissociée se comporte comme si elle était coupée de ses sentiments. Dans les cas les plus fréquents souvent considérés comme normaux une explication simpliste permet de justifier cette coupure. Dans les cas plus graves, la dissociation peut devenir schizophrénique, un mot qui signifie justement esprit coupé.
Mais de quoi un tel esprit s’est-il coupé ? A l’origine de ce mécanisme de clivage on trouve toujours une ou plusieurs expériences traumatiques, particulièrement durant l’enfance. Souvent, c’est toute l’enfance qui a été traumatisante. Ainsi s’explique, par exemple, que des Allemands « normaux » extrêmement traumatisés par l’éducation germanique imposée aux enfants vers 1900 aient pu, durant l’Holocauste, humilier, battre et torturer des gens sans défense avant de les tuer d’une balle dans la nuque sans la moindre hésitation.
À la fin du XIXe siècle, dans la plupart des régions d’Allemagne, on pensait que les nouveaux-nés n’avaient pas d’âme avant l’âge de six semaines et les infanticides étaient monnaie courante. Même si l’enfant vivait, il était largement négligé. Du fait de l’absence d’allaitement maternel, des pratiques d’emmaillotement des bébés et d’abandons fréquents, les taux de mortalité infantile oscillaient entre 21% en Prusse et un incroyable 58% en Bavière. Les enfants étaient très souvent considérés comme des « petits merdeux », des « bouches inutiles » et maintenus dans un état de quasi-esclavage. Dans une étude portant sur 154 autobiographies allemande de cette époque, on n’en trouve virtuellement aucune qui ne fasse état de violences brutales infligées aux enfants. Pourtant, l’atmosphère de haine qui régnait dans les familles allemandes n’engendrait aucune arrière pensée. Un père de cette époque résume ainsi ses sentiments à l’égard de la discipline qu’il imposait : « Il est bon de haïr. Haïr, c’est être fort, viril. Cela fait circuler le sang et rend alerte. C’est nécessaire pour conserver ses instincts combatifs(1). »
Une cause ignorée de l’Holocauste juif
Mais une petite minorité d’Allemands ayant bénéficié d’une éducation moins brutale, furent à l’origine des réformes économiques et démocratiques de la République de Weimar qui précéda la montée du nazisme. Cette minorité privilégiée était issue de certaines classes moyennes, originaire des villes plutôt que des campagnes et plus fréquente parmi certains groupes éthnique, particulièrement les Juifs.
Beaucoup moins nombreuses et moins autoritaires, les familles allemandes juives incarnaient une avancée sociale des plus spectaculaires dans l’Allemagne de l’époque, un milieu dont émergèrent des esprits très indépendants. C’est là une des causes méconnues de l’Holocauste : effrayée par la perspective d’une société plus progressiste, la nation allemande fit tout naturellement d’eux ses boucs émissaires.
Car contrairement à ce qu’on pense couramment, les expériences traumatiques précoces ne s’oublient pas. Elles sont seulement refoulées dans un puissant réflexe de survie. Lorsque les conditions s’y prêtent, parfois plusieurs décennies plus tard, elles sont remises en actes: la victime d’alors se transforme en bourreau. C’est la puissance de ce mécanisme qui justifie parfois les pires sévices, aux yeux de ceux qui les commettent.
Dans leur fonctionnement, les délateurs accusent autrui par un besoin compulsif de s’innocenter eux-même. Il n’est donc pas étonnant de trouver parmi eux des personnalités qui traînent un lourd fardeau de culpabilité refoulée. L’intégrisme moral dans lequel ils furent éduqués qu’il soit religieux, idéologique ou familial est littéralement rejoué sur la scène publique, dans un contexte qui favorise la réémergence de leurs traumatismes.
Ainsi en va-t-il des rumeurs qui tuent, des lynchages médiatiques et autres procès, circonstances dans lesquelles la condamnation collective est à son comble. Possédés par une violence issu de leur passé d’enfants humiliés, les délateurs exorcisent ainsi la condamnation qu’ils ont eux-même subie, sans pour autant se libérer de leurs souffrances.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 04.2001 / www.regardconscient.net
Note :
(1) Les informations de ce paragraphe sont extraites de l’étude War as Righteous Rape and PurificationThe Origin of the Holocaust in the German Family, The Journal of Psychohistory, vol. 27, No 4, printemps 2000, qui contient plus de 500 références. Il peut être commandé à l’adresse de la revue : Suite 14H, 140 Riverside Drive, New York, N.Y. 10024. Sur internet: www.psychohistory.com.