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Aux sources de la violence contemporaine (2)

Consommer pour ne pas ressentir le manque d’amour

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans le quotidien Le Courrier, du 26.10.1998.
Les autres articles de la série peuvent être consultés ici : (1)
et (3)


Résumé : Les mécanismes d’asservissement à la consommation sont intimement liés aux manques relationnels imposés à l’enfant dès son plus jeune âge.

 

Un récent publipostage personnalisé faisait la promotion du catalogue automne-hiver des 3 Suisses. Le directeur commercial invitait ses futures clientes à demander - par chouchoutel - le cadeau réalisé spécialement à leur intention, une veste matelassée pour vivre la demi-saison en toute liberté :

« Sherpa, c’est la marque des esprits libres. De la ville à la campagne, bougez, soyez nomade, dans des vêtements qui vous ressemblent. Sherpa, des créations chaleureuses à porter pour rayonner de l’intérieur[1]. »

Et le commerçant de conclure : « La veste matelassée Sherpa, on l’aime par-dessus tout! » Où réside la force d’une telle tromperie ?

Pour qu’une marchandise devienne attractive au point de déclancher un achat compulsif, il faut que celui qui la convoite lui attribue une valeur symbolique. L’astuce du marchand consiste ici à associer une marque à la jouissance de la liberté, à l’épanouissement personnel. Presque simultanément, le message opère un ancrage psychologique: l’objet de marque peut même se substituer complètement à l’expérience humaine et relationnelle pour devenir ce que l’on aime par-dessus tout.

L’objet matériel devient le support d’une souffrance affective et relationnelle refoulée depuis l’enfance.

L’art du concepteur publicitaire consiste à raviver habilement la mémoire douloureuse de situations ou de relations mal vécues en proposant, par la consommation matérielle, un rituel de compensation. Ainsi, l’être spolié dans la jouissance de sa vie affective, devenu dépendant de maigres consolations, finira-t-il par placer son espoir sur un vêtement chaleureux. La "société de consommation" s’enracine dans ces actes infimes qui, multipliés à l’infini, deviennent son substrat nourricier.

Un fleuve parvenu à la mer continue d’être alimenté par sa source. Là où l’idéologie marchande s’attribue l’émancipation de l’homme contemporain, la réalité lui oppose le spectacle de son asservissement. Là où elle recrée sans cesse l’histoire à son avantage, la mémoire de la détresse des êtres - recouverte du voile de l’inconscient - reproduit patiemment les conditions d’une mise à jour.

A chaque époque, le regard productiviste perpétue l’empreinte de la négation des êtres et de la vie. A titre d’exemple, voici les conseils qu’une experte en puériculture donnait aux jeunes parents, dans les années trente :

« La mère devra résister aux premiers caprices du tout-petit - ne pas le prendre dans les bras chaque fois qu’il crie. [...] On peut, sans inconvénient, laisser le tout-petit dans son berceau sans s’en occuper. [...] Pour être conforme aux règles de la Puériculture moderne, il faut que le berceau soit stable - c’est-à-dire qu’il ne puisse pas être bercé. [...] La millénaire coutume est abolie à tout jamais, sauf peut-être dans les campagnes reculées où les aïeules, réfractaires au progrès, bercent encore les tout-petits[2]. »

Ce discours progressiste est perverti par des impératif économiques. En contraignant la femme à se dégager de sa relation avec l’enfant, il propage la doctrine selon laquelle le soin consacré au maternage doit plus profitablement être utilisé au travail, à domicile ou à l’usine. En fractionnant l’intimité de deux êtres, il divise le temps entre l’utile et l’agréable et conditionne précocement le nourrisson aux cadences industrieuses.

Désormais, ce n’est plus la chaleur de la mère qui enveloppe, mais la couche. Ce n’est plus sa présence qui apaise, mais la solitude résignée. Ce ne sont plus les mouvements de l’être aimé qui endorment, mais l’immobilité d’un berceau-prison. Rayonnement intérieur, chaleur et mouvement: des plaies béantes dans lesquelles le marketing plongera ses couteaux affûtés.

Plusieurs générations de parents furent exhortés à priver leurs enfants d’un attachement profond avec leur mère, au profit de dogmes néfastes mais séduisants. Désormais, une empreinte psychique durable leur ferait préférer d’illusoires satisfactions matérielles à la jouissance d’une relation vraie. En toile de fond, le maternage rationnel de la Puériculture moderne disposait les futurs travailleurs et consommateurs à participer au grand boom économique d’après-guerre.

La structuration psychique de l’homme économique - asservi au travail et à la consommation compensatoire - s’articule autour de trois axes, dès sa plus tendre enfance:

  1. Un vécu traumatique lié au déni de ses besoins relationnels.
  2. Le refoulement de la souffrance qui en résulte et la déviation sur des objets de substitution (un chouchou en peluche, par exemple).
  3. La canalisation de son énergie psychique de refoulement dans des conduites valorisées par la société marchande.

Une première voie consiste à poursuivre dans le sens de la négation de la souffrance, en structurant davantage l’amnésie collective: c’est ce que cache l’idéologie du Progrès. Une seconde implique de se mettre à l’écoute du vécu des êtres, d’en retrouver la mémoire vivante pour permettre sa libre expression. A ce jour, la pensée dominante persiste dans la première voie, comme en témoigne cet extrait du Nouveau Quotidien:

« Le sein, c’est bon pour la tête ! [...] Les enfants nourris selon la méthode mammaire réussissent mieux à l’école que les autres, tout particu-lièrement en lecture. Les scientifiques expliquent que les acides gras contenus dans le lait maternel, mais pas dans le lait maternisé, favorisent un développement durable du cerveau. [...] L’Académie américaine de pédiatrie [...] recommande désormais aux mères d’allaiter leur enfant pendant au moins une année, et non plus six mois seulement comme elle le conseillait auparavant[3]. »

Il serait trompeur de penser que ces recherches récentes réhabilitent l’intimité partagée par l’enfant et sa mère, parce qu’elles encouragent l’allaitement prolongé. Le regard scientifique se limite à l’observable, au quantifiable, à l’utilisable. Encore une fois, seul prévaut l’avantage qu’en tirera finalement l’économie marchande, par la valorisation des performances scolaires et le développement durable du cerveau. Insidieusement, mais sur une large échelle, l’espace consacré à la jouissance de la vie affective et relationnelle se réduit au point d’ôter à l’existence son sens premier.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 10.1999 / www.regardconscient.net

Notes :

[1] Les 3 Suisses, le catalogue automne-hiver 1998-1999.

[2] La Revue de la famille, No 95, 1935, p. 22-24, citée par Catherine Rollet in De l’intérêt de l’État aux Droits de l’enfant, Le Groupe Familial, No 138, revue de la Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs, janvier-mars 1993.

[3] Ludovic Rocchi, Mille bébés vous le disent: le sein, c’est bon pour la tête, Le Nouveau Quotidien, 07.01.1998.