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La loi des Patriarches

par Sylvie Vermeulen

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 11 (août 2003)

Ce texte est désormais disponible dans l’ouvrage Le Génie de l’être et autres écrits, Le Hêtre Myriadis, 2021.



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Résumé : L’Ancien Testament n’est ni un avertissement, ni un avenir, ni un guide pour le présent. Il est un témoignage sur l’évolution du rapport de l’homme à sa conscience et à la gestion de sa souffrance. Les hiérarchies judéo-chrétiennes en ont fait une arme pour dominer en maître, tuant ainsi son sens.

Dans l’Ancien Testament, Dieu a deux visages : celui du père omniprésent, omniscient, omnipotent qui est amour et pardon et celui du père autoritaire, intransigeant, violent, destructeur et provocateur, deux représentations symboliques et très réductrices de la vie intérieure de l’homme aux prises avec sa souffrance. Représentations d’autant plus affirmées et imposées que les hommes décrits dans l’Ancien Testament étaient des gens qui possédaient de grands biens, de nombreux serviteurs, des femmes et de nombreux enfants sur lesquels ils se donnaient tous pouvoirs.

 

Terreur d’être nu

Chez les adultes, lorsque la souffrance est réactivée par la vérité ou le comportement d’autrui, celui qui en refuse l’accueil crie aussitôt vengeance et use de son autorité, si petite soit-elle, pour obtenir une condamnation qui le satisfasse. Agissant ainsi, il sacrifie la dimension relationnelle de celui qu’il rend responsable de sa souffrance. Il saisit le présent comme otage de son besoin de se libérer de cette souffrance. La distribution des rôles est alors immédiate. Et celui qu’il désigne dans l’instant comme étant à l’origine de la profondeur de sa souffrance devient son « bourreau ».

Il en est ainsi de Noé dans l’épisode où il s’enivre et est vu nu par son fils cadet, Cham (Gn 9 20-28*). Ce dernier le voit dépouillé de sa structure patriarcale en même temps que de ses vêtements. Il appelle ses frères au lieu de le vêtir. Ceux-ci, craignant le courroux de leur père, refusent de le voir nu et marchent à reculons pour couvrir son corps d’un manteau.

Se montrer nu et être vu, c’est être réactivé dans la terreur, transmise de génération en génération, que vécurent Adam et Eve lorsque, après avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, leurs yeux s’ouvrir et qu’ils se virent nus. Or, leur père – Dieu – ne les bannit pas parce qu’ils étaient nus mais parce qu’ils avaient mangé de ce fruit; la conscience d’être nu n’en étant que la conséquence (lire ci-contre).

 

Nudité

L’état de plénitude du bébé s’apparente à celui dont jouissent Adam et Ève au Paradis terrestre. Dieu le Père, pensant protéger Adam de la souffrance, lui interdit de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Si celui-ci en mangeait, il deviendrait « passible de mort » (Gn 2 17), c’est-à-dire – dans la définition première du mot – sensible à la mort. Dès que le bébé est envahi par une souffrance, cette sensation monte en lui car son intégrité est menacée. En réalité, le père projette sur l’enfant le traumatisme qu’il a lui-même connu devant l’interdit imposé par son propre père. Ne pouvant s’empêcher de reproduire son vécu passé, il va précipiter son fils dans la même problématique.

Quand l’Homme éprouve un sentiment de malaise, il est normal qu’il écoute l’origine de celui-ci et change sa situation afin de rester dans l’état de plénitude qui lui est naturel. Mais lorsque cet état a été douloureusement affecté par le comportement parental, l’adulte ne peut le retrouver sans se heurter aux injonctions éducatives auxquelles il a dû obéir. Or ces dernières n’avaient pas pour but de lui permettrent de retrouver cet état de plénitude mais de maintenir l’équilibre psychologique de ses parents, fait de refoulement et de compensation.


Esclaves de l’aîné

Les deux fils aînés de Noé manifestent leur soumission à la règle imposée par les anciens à propos de la nudité. Mais l’enfant, en phase avec les lois protectrices de la Vie, défie les règles astreignantes que s’infligent encore ses parents et que reflètent ses aînés. Ainsi, il réaffirme la nécessité de s’en libérer et pour cela d’en réaliser les causes. Le père, face à une telle vitalité, prétexte la petite taille de son enfant pour ne pas remettre en cause le comportement que son propre père a eu avec lui. Il impose à son tour les règles et les lois ancestrales, par la terreur qu’il inspire à ses enfants.

Il est écrit : « Lorsque Noé se réveilla de son ivresse, il apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils. » (Gn 9 24) Les frères aînés de Cham, soumis à la loi du père, avaient déjà condamné le plus jeune en rapportant les faits. Et Noé s’écria : « Maudit soit Canaan! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves ! » (Gn 9 25). Or Canaan était le fils de Cham mais aussi le nom d’exil de Caïn. Cham qui, dans son enfance, fut relativement protégé par la présence de ses frères aînés, eut un espace qui lui permit de conserver une certaine liberté de conscience vis-à-vis de son père. Ce dernier, au lieu de s’en réjouir, se sentit menacé. À l’instar d’Adam qui maudit Caïn, Noé maudit Cham et avec lui toute sa descendance. Ainsi seront-ils soumis aux lois du père à travers son plus fidèle représentant, le fils aîné Sem, qui devînt le premier patriarche après le déluge de la lignée d’Abraham.

 

Souffrance de l’exil

Abram, père des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, fut renommé Abraham au moment de sa première alliance avec Dieu. Térah, son père, engendra Abram, Nahor et Harân. Il est écrit qu’Harân « mourut en présence de son père Térah dans son pays natal » (Gn 11 28). Cette mention témoigne de l’affection que le père portait à ce dernier. En tant que fils aîné, Abram jouit du droit d’aînesse, mais ce privilège ne lui garantit pas l’amour de son père. C’est un homme qui souffre. Sa femme Saraï est stérile et, de plus, elle est également fille de Térah, mais née d’une mère différente de celle d’Abram (Gn 20 12). Cela signifie que Térah organisa un mariage consanguin entre ses deux enfants.

Térah prit son fils Abram, son petit-fils Lot, fils d’Harân, et sa bru Saraï, femme d’Abraham mais aussi fille de Térah, et les fit sortir de la ville d’Ur pour aller au pays de Canaan. Abram subit cet exil douloureusement, car il dit « Dieu m’a fait errer loin de ma famille » (Gn 20 13). Lorsqu’on erre loin de sa famille, c’est qu’on errait en son sein par manque de reconnaissance, manque d’amour, manque de vérité et abus de toutes sortes. Abram va remettre en scène ce douloureux départ à plusieurs reprises tout au long de sa vie. Ainsi exorcise-t-il sa souffrance sans la résoudre.

La jouissance affective d’Abram avec un père aimant et accueillant fut sacrifiée au nom du rôle d’aîné qui lui fut imposé. Et c’est en voyant le comportement de son père avec son cadet et avec le fils de ce dernier que la souffrance du manque devint plus vive.

 

Stérilité

La consanguinité dans son mariage, la stérilité dans sa maison et l’exil ordonné par le père, tout cela devait faire beaucoup pour un homme voué à devenir un grand patriarche mais qui, malgré les prédictions, se voyait sans descendance. À 85 ans, Abram n’avait toujours pas engendré d’enfant. Des questions s’imposent : Avait-il connu sa femme et demi-sœur ? Si non, cela expliquerait sa facilité à dire, pour sauver sa vie et par deux fois, qu’elle était sa sœur et son détachement de la voir prise pour femme par le Pharaon lors de son passage en Égypte (Gn 12 13; Gn 20 2). Sa soumission aux décisions du père allait-elle jusqu’à éviter tout rapport sexuel avec d’autres femmes ?

Lorsque Saraï apprit plus tard qu’elle enfanterait, elle pensa : « Maintenant que je suis usée, je connaîtrais le plaisir ! » (Gn 18 12). Saraï s’était-elle donc jusque là refusée à son frère ? Leur amour fraternel les empêchait-il de s’accoupler ? Les femmes de cet époque, asservies dans les rejouements des hommes depuis des siècles, savaient déjà organiser les choses de telles sortes que la vie soit ou ne soit pas. Si bien que Saraï, sensible à la souffrance d’Abram, proposa à celui-ci de coucher avec sa servante égyptienne Agar, ce qu’il fit (Gn 16 1-4).

 

Circoncision

Dès la conception d’Ismaël, fruit de sa liaison avec Agar, Abram sait qu’il est fécond. Il peut enfin croire qu’il deviendra le père d’une multitude de nations et un patriarche digne de ce nom. Pour marquer ce changement, il prend le nom d’Abraham, affirmant ainsi sa distance face aux conséquences des décisions paternelles. Mais comme il n’accueille pas les souffrances que celles-ci lui occasionnèrent, il attribue à Dieu toute volonté divergeant de celle de son père.

Il est écrit qu’Abraham réintroduit alors un ancien rite d’initiation à la vie de la famille et du clan – la circoncision – et impose ce rituel à tous les mâles qui lui sont soumis (Gn 17 10-13). Par ce geste, il veut exorcise de sa chair toutes ses souffrances, ampute sa jouissance sexuelle et la sacrifie à la volonté de son père de le voir enfanter sa propre sœur afin d’affermir sa descendance. De plus, pour que Saraï devienne psychologiquement sa femme et qu’il puisse la féconder sans culpabilité, il lui fallut la séparer symboliquement de son père, ce qu’il fit en la surnommant Sara.

Abraham fut tellement tiraillé par des conflits intérieurs entre les exigences paternelles, sa souffrance et sa conscience qu’il eut besoin du rituel de la circoncision pour inscrire la présence et les conséquences de ces conflits dans l’histoire de sa descendance. Cette amputation de la principale zone érogène du corps associe le sang – constituant de la parenté –, la violence paternelle et l’impuissance de l’homme en souffrance à jouir de sa vitalité. La mutilation qui en découle rappelle constamment aux descendants d’Abraham le poids de la soumission aux exigences de leurs pères.

 

Le sacrifice d’Abraham

Abraham est un chef, un guerrier et maintenant un patriarche. À ce titre, il est habilité à mettre en scène de façon magistrale les situations qu’il juge utiles ou favorables. Il est donc à même de mesurer la différence entre ce qui lui reste de spontanéité dans sa vie personnelle et les mises en scène légitimées par le pouvoir qu’il exerce. La spontanéité n’engendre aucune culpabilité. Par contre, l’exercice du pouvoir engendre un malaise qui s’intensifie lorsqu’il est fortement ordonné par l’histoire personnelle de celui qui l’exerce. La culpabilité devient alors insupportable.

L’homme identifié à son rôle dissocie violemment les causes réelles de ses rejouements et sa légitimité à les mettre en scène. Il attribue donc la paternité de ses rejouements à une entité qui le domine: Dieu. Abraham est bien dominé par un impératif, celui de se libérer de sa souffrance, mais il nomme ainsi le Père, pour ne pas désigner la place que prit le sien.

L’épisode du sacrifice de son second fils, Isaac, montre à quel point Abraham dissocie sa nature humaine consciente et sensible de ses passages à l’acte. Enfin père au sein même de sa lignée, il est envahi par le sacrifice de sa vie. La mise en scène de cet état intérieur ne peut se faire qu’en sacrifiant Isaac, celui qui, par sa présence et sa joie de vivre, révèle ce qu’Abraham a enduré dans sa famille. Il est écrit : « Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en main le feu et le couteau et ils s’en allèrent tout deux ensemble. Isaac s’adressa à son père Abraham et dit: “Mon père, (…) voilà le feu et le bois mais où est l’agneau pour l’holocauste?” Abraham répondit: “C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste mon fils.” » (Gn 22 6-8) Même interpellé par le fils qu’il chérit, Abraham reste imperturbable, insensible, sélectif et innocent: son psychisme reste dissocié de la réalité. À un moment donné de la mise en scène, il a un sursaut de conscience, mais ne peut le reconnaître. Soumis à son père et à sa souffrance, il s’empresse d’y voir la présence d’un ange qui retient son bras.

 

Alliances

Les hommes, ne peuvent supporter la perte de leur intégrité ni assumer leur responsabilité dans l’aveuglement de leurs descendants: ils en font porter le dessein à Dieu. Au lieu de retrouver leur sensibilité, ils imposent le port d’un vêtement ou la pratique d’un rituel. Les premières alliances entre Dieu et les hommes sont au commencement de nos institutions. Elles débutent ainsi : « Voici le signe de l’alliance que j’institue entre moi [Dieu] et vous et tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour les générations à venir. » (Gn 9 12). Les hommes ont conclu entre eux toutes sortes d’alliances qui cautionnent les résistances du père et justifient ses lois. Le roi Abimélek, par exemple, proposa à Isaac une alliance, alors qu’il le haïssait, pour éviter le courroux d’un Dieu qu’il craignait et qui semblait être favorable à Isaac (Gn 26 26-30). Mais c’est Moïse qui plaça l’ensemble de l’organisation sociale sous le signe d’une alliance avec Dieu. Il venait tout juste de sortir les Hébreux de la « maison de servitude », l’Égypte. Son peuple était désorienté et abruti par quatre siècles d’obéissance aux exigences de ses maîtres. Ce qui n’était pas son cas puisqu’il avait été élevé et traité comme un fils par la fille du Pharaon (Ex 2 10). Jéthro, prêtre de Madiân et beau-père de Moïse, voyant ce dernier s’épuiser à rendre la justice au peuple, lui conseilla d’établir des chefs afin qu’ils jugent eux-mêmes le peuple en tout temps (Ex 18 13-27). Moïse suivit son conseil. Il posa alors par écrit les dix commandements et transmis au peuple les nombreuses lois à appliquer. À travers l’alliance au Mont Sinaï, Moïse donna un caractère divin aux institutions religieuses d’Israël (Ex 19 24).

 

Devenir libres

Les Alliances ont été établies sur l’impuissance des hommes à se connaître et à se reconnaître. Des prophètes s’élevèrent pour prédire les conséquences des actes posés par les hommes puis pour dire la vérité sur leurs causes. Ils ont été persécutés de même que le père persécute l’enfant qui remet en cause les bases relationnelles dans lesquelles son père est enfermé.

Jésus s’est confronté aux résistances des Juifs. Il faisait remarquer que ces derniers voulaient accomplir les désirs de leur père et que, ce faisant, ils déviaient de sa parole (Jn 8 31-41). Plus ils s’écartaient de ce qui est bon et juste pour l’homme et plus ils s’accrochaient aux lettres de la Loi. Jésus ne pouvait parler à ces hommes des souffrances qu’occasionnent ce genre d’entêtement. En effet, pour eux, seul souffrait le rebus de la société. Il était donc impossible de leur démontrer la nécessité qu’il y avait, pour eux-mêmes mais aussi pour le groupe, de se libérer de leurs souffrances.

Jésus parlait avec une telle liberté, une telle sensibilité, une telle conscience qu’à chacune de ses paroles, les Juifs étaient engloutis dans leurs terreurs et leurs résistances. Ils s’y débattaient à la manière d’un animal blessé pris dans un piège. À chaque opposition, ils resserraient les liens qui les entravaient.

L’intervention du Fils de l’homme et la transmission de ses paroles à travers le Nouveau Testament ont donc été déterminantes pour que l’homme moderne prenne peu à peu conscience de sa servitude psychologique.

Sylvie Vermeulen

© S. Vermeulen – 08.2003 / www.regardconscient.net

Note :

*Les abréviation utilisées correspondent à celles de La Bible de Jérusalem, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1975.

 

Note :

*Les abréviation utilisées correspondent à celles de La Bible de Jérusalem, éd. Desclée de Brouwer, Paris, 1975.