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Le sort funeste de J6M par Marc-André Cotton Résumé : Certains décideurs économiques remplissent une fonction bien précise dans les dynamiques inconscientes des nations : ils ordonnent le sacrifice collectif de la richesse commune, souvent au prix de leur propre tête. La trajectoire fulgurante de Jean-Marie Messier, ex-PDG de Vivendi Universal, en fournit un exemple. Par dérision, les Guignols de l'Info l'avaient surnommé « Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde » - ou J6M - un superlatif qui renvoyait à J2M, ses initiales aux couleurs de la Nouvelle économie. Pour l'élite de la finance anglo-saxonne, c'était « le dirigeant le plus dynamique du monde dans le secteur des médias et de la communication » (Financial Times, 12.01). Jusqu'à sa démission forcée, au début de l'été 2002, de la tête d'un empire financier dont la dette fut alors estimée à 34 milliards d'euros. En deux ans et demi, l'action Vivendi Universal (VU) avait perdu 85 % de sa valeur boursière. Irrésistible ascension « L'aventure » du groupe VU illustre la nature des mises en actes inconscientes qui sont installées entre une collectivité et certains de ses dirigeants économiques ou politiques. D'abord glorifiés par le groupe à l'image de pères providentiels, ces derniers finissent par choir lamentablement sous les critiques, devant les conséquences pourtant prévisibles de leurs décisions. La collectivité procède alors à leur mise à mort symbolique, renforçant par ce rituel la structure névrotique dans laquelle elle s'enferme (1). En termes de réussite sociale, le parcours de Jean-Marie Messier peut être qualifié d'exemplaire : polytechnicien, énarque à 26 ans, conseiller d'Edouard Balladur pour les privatisations, puis associé gérant de la Banque Lazard Frères & Cie, avant d'être nommé à la direction de la Compagnie Générale des Eaux, devenue Vivendi, puis Vivendi Universal. Élève modèle des grandes écoles, formé et promu par l'appareil politico-administratif, il rejoint le cur de l'élite économique et chevauche avec succès la vague néo-libérale qui endurcit le capitalisme français. En 2000, lors du rachat de Canal+, le directeur de la chaîne déclare à un hebdomadaire : « Il n'y a pas d'aventure industrielle plus excitante que celle dans laquelle nous embarque Jean-Marie Messier. C'est le vent du large à plein, la course en haute mer. » (L'Express, 19.3.00) La presse européenne salue « l'irrésistible ascension » du capitaine d'industrie de la Nouvelle économie française, « seul maître à bord du deuxième groupe de communication mondial. » (Le Temps, 19.2.01) À ce stade, l'adhésion collective au leader est à son apogée. Légitimité surprenante Porté par l'euphorie de ses adorateurs, Messier lance son groupe dans une politique frénétique de rachats d'entreprises : en quatre ans, il y en a eu trente, pour un montant total de 100 milliards d'euros. C'est la « phase maniaque » de son leadership, caractérisée par une arrogance et un aveuglement qui accélère la fuite en avant (figure 1). Avec l'effondrement prévisible des bourses, VU n'a plus de marge de manoeuvre et son surendettement l'oblige à céder à bas prix des actifs chèrement acquis quelques mois auparavant. Pour son PDG, le groupe va « mieux que bien » : VU continue de tirer l'essentiel de ses profits de ses rentes de monopole - l'eau et le téléphone -, notamment sur le marché français.
En tant que leader d'une mise en scène collective, sa légitimité d'action est totale et paraît, a posteriori, surprenante. L'ancien inspecteur des finances n'hésite pas à utiliser des artifices pour présenter aux actionnaires un résultat brut d'exploitation positif. Par exemple, en comptabilisant au profit du groupe la totalité des résultats de sa filiale des télécoms SFR, dont il ne contrôle pourtant que 44 % du capital. En 2001, VU décide néanmoins de se soumettre aux nouvelles normes comptables américaines qui imposent aux entreprises de faire figurer dans leurs comptes la valeur actuelle de leurs acquisitions, les obligeant à « éponger » la dégringolade des marchés. Un premier déficit record de 13,6 milliards d'euros réveille alors quelques observateurs de leur transe, tandis que le cours de l'action VU poursuit sa chute vertigineuse (2). Stratégie collective d'évitement En France, après une courte lune de miel avec le sérail du divertissement de masse, « l'arrogance » de Jean-Marie Messier concentre désormais l'essentiel de la critique publique. Dans les milieux culturels, personne ne lui pardonne son aventure américaine avec Universal et certaines de ses déclarations fracassantes, telle celle de décembre 2001 : « L'exception culturelle franco-française est morte, vive la diversité culturelle ! » dont les médias n'ont retenu que la première partie. Lors de la manifestation qui a suivi le licenciement de Pierre Lescure, ex-directeur général de Canal+, des pancartes le brocardent en Dracula. Résumant le sentiment général, un autre directeur de la chaîne l'interpelle alors en ces termes : « Tout ce que vous avez touché, vous l'avez dépouillé. » (3) La fonction inconsciente du leader - les raisons pour lesquelles il fut inconsciemment « choisi » par le groupe - s'exprime à travers les sentiments que partagent maintenant ses actionnaires, ses partenaires économiques et culturels, ainsi qu'une proportion importante de l'opinion publique : trahison, dépossession, abandon. Mais au cur de la tourmente, pressentant la débâcle dans laquelle ils se sont engouffrés, beaucoup font porter au leader l'entière responsabilité de ces sentiments, déjouant ainsi leurs souffrances. Lors de la cérémonie des Victoires de la Musique, en mars 2002, le chanteur de Noir Désir Bertrand Cantat lut, à l'adresse de Jean-Marie Messier, une lettre ouverte d'amers reproches, dénonçant notamment la duplicité de son « camarade PDG » : « Tu as dit sur France Inter début janvier qu'un disque sur quatre partait à l'exportation. Selon toi c'est le cas de Noir Désir et de Zebda, soit disant. Merveilleux mais entièrement faux, camarade patriote, chiffres à l'appui. J'en passe et des meilleures sur l'utilisation que tu fais de notre nom, entre autres. […] Nous n'avons pas demandé à faire partie de ce grand « Tout » que tu diriges, que tu manipules, que tu récupères : critiques, médias, missives comme la présente y compris. » (4) Attentes inconscientes Le ton familier choisi par Cantat, le genre de reproches qu'il adresse à Messier ou encore l'énergie avec laquelle il revendique la vérité, tout cela laisse penser que l'artiste, comme beaucoup d'autres personnes, transfère alors sur l'industriel la figure de son propre père - un militaire de carrière - et justifie ainsi sa colère. En bon soldat du capitalisme mondialisé, J2M remplit parfaitement ce rôle : il est arrogant, cynique et sans scrupules. Sous un air bonhomme et amical, il ne poursuit qu'un seul objectif : le dessein grandiose qu'il a pressenti pour VU. Percevoir la souffrance que Bertrand Cantat a vécue dans la relation à son père, à travers ses propos à Jean-Marie Messier, c'est aussi s'ouvrir à celle des centaines de milliers de fans qui se sont identifiés à la colère du chanteur de Noir Désir. C'est encore saisir l'intensité des attentes inconscientes posées sur le capitaine d'industrie, qui prétendait faire d'une entreprise française un des leaders mondiaux de la culture. Selon toute vraisemblance, Cantat s'est senti « utilisé, dirigé, manipulé, récupéré » par son père. Pour lui, comme pour d'autres artistes français, le succès de VU laissait présager d'intéressantes perspectives. D'une manière projective et dans un premier temps, il a donc dû se sentir nourri et reconnu par ce père idéal, là où son propre père l'avait vraisemblablement dénigré. D'où l'intensité des sentiments qui remontent alors de l'enfance. Sacrifice du leader Quelques mois auparavant, devant les réactions suscitées par la mise en cause de « l'exception culturelle franco-française », un hebdomadaire suisse avait observé : « La messe est dite : Messier, ce mauvais messie, sera crucifié sur l'autel des peurs de l'élite française. » (L'Hebdo, 10.1.02) Au lendemain de la démission forcée de Jean-Marie Messier - finalement lâché par les administrateurs de VU - et dans l'attente du probable démantèlement du groupe, Le Monde fit paraître en première page une caricature (figure 2) montrant l'ex-PDG sous les traits d'un garçonnet triste et joufflu, cherchant désespérément à joindre un interlocuteur au téléphone (« Allô, Mr Universal ? M. Chirac ? Oncle Sam ? Maman ? »). Mais, à l'image de sa société en déroute, tous les fils qui le relient aux « réseaux » sont coupés. Une seule présence humaine, sarcastique : celle d'un liquidateur judiciaire venant le rappeler à ses responsabilités d'adulte (« Besoin de communication ? »). Fig. 2 : Phase dépressive du leadership. Le leader est sacrifié par le groupe, qui se moque de sa souffrance.
Dans la dynamique du groupe, la figure du leader manifeste désormais les souffrances collectives refoulées, celles-là même qui furent à l'origine de son élection, en particulier les humiliations infligées à l'expression de la souffrance de l'enfant. C'est un « bébé » esseulé dont on a sectionné les cordons ombilicaux qui le reliaient à ses multiples placentas artificiels : réseaux satellitaires, bouquets de chaînes télévisées et autres innovations de la révolution numérique. L'homme qui voulait « unir les contenants et les contenus de la société de l'information » (Le Temps, 2.7.02) - c'est-à-dire créer un vaste réseau mondial intégrant des entreprises qui distribuent l'information et d'autres qui la créent - symbolise maintenant l'une des anxiétés les plus caractéristiques de notre époque : la rupture des liens primordiaux qui unissent les hommes, particulièrement ceux que la mère vit naturellement avec son enfant, arraché trop tôt hors de son giron protecteur par un édifice patriarcal où l'artifice est roi. Caricature grossière Le sacrifice de la figure du leader prend alors la forme d'un appauvrissement collectif, au nom de la rationalité économique. C'est l'aboutissement de la « phase dépressive » de son leadership. Dans sa chute, J2M entraîne avec lui Vivendi Universal, dont les filiales sont bientôt liquidées à vil prix par son successeur pour tenter d'éviter une faillite. Ainsi, après avoir vu fondre la quasi-totalité de sa capitalisation boursière, et pour échapper aux géants américains qu'il avait jadis courtisé, VU cède par exemple ses activités d'édition au groupe Hachette - propriété du fabricant d'armement Jean-Luc Lagardère - pour la somme dérisoire de 1,25 milliards d'euros, sous la bienveillante attention de l'État français. Une société écran, Natexis Banques Populaires, est mandatée pour effectuer cette transaction qui contrevient aux lois européennes sur la concurrence (5). À son tour, le petit monde de l'édition française connaît alors son « avis de tempête » (Le Temps, 28.9.02) : Hachette contrôle maintenant 70 % de la distribution du livre et empoche 40 à 50 % du chiffre d'affaires du secteur. « Il s'agit d'un tournant décisif. Nous assistons à la deuxième grande concentration [du secteur], explique un spécialiste de l'histoire du livre. Je crains une mise en danger de la diversité [de la presse], des suppressions d'emploi. » (6) Par cette opération, le second fournisseur d'armement de l'État français prend aussi le contrôle de 80 % de l'édition scolaire. Au-delà des euphémismes de circonstance, nous avons là une grossière caricature du rôle de Père autoritaire, que la collectivité française attribue aujourd'hui à l'Éducation nationale, dont la fonction première est de renforcer la structure commune de refoulement de la souffrance. Marc-André Cotton
Notes : (1) Sur le rôle des leaders dans la dynamique des groupes, lire notamment Lloyd deMause, The Emotional Life of Nations, http://www.psychohistory.com. (2) Lire Marc Chevallier, Vivendi : à quand le requiem ?, Alternatives économiques No 2002, avril 2002. (3) Michel Thoulouze dans Le Monde, cité par Roland Rossier in Le cow-boy français qui se paie l'Amérique, L'Hebdo, 10.1.02. (4) Pour lire cette lettre : http://www.ultrasons.sudouest.com/article.ph3?id_article=346 (5) Lire Isabelle Rüf, En rachetant Vivendi Universal Publishing, Lagardère prend le contrôle de l'édition française, Le Temps, 24.10.02. (6) Jean-Yves Mollier, interviewé par Isabelle Rüf, La vente du secteur éditorial de Vivendi crée une tempête, Le Temps, 28.3.02. > Accueil > Aide
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