Ce que nous nommons quotidiennement le senti définit l’exercice des facultés qui permettent à l’homme d’être en lien avec son milieu. Ce senti n’est pas considéré comme conscient, alors qu’il est la sensibilité de la conscience.
Les adultes se croient conscients lorsqu’ils pensent, mais leur façon de penser est le résultat d’une adaptation élaborée au contact des comportements inadaptés de leurs parents et de la société. Leurs pensées manifestent leur histoire mais ne définissent pas la conscience. La pensée ne définit la conscience que lorsqu’elle la révèle, le concept d’intuition étant l’expression d’une reconnaissance infime de son existence.
En conséquence, personne ne semble réaliser que la conception d’un être humain est déterminée par une sensibilité à laquelle nous pourrions reconnaître la qualité de consciente. L’homme est l’expression la plus accomplie de cette conscience. Si son développement n’est pas entravé par des comportements inappropriés, il la manifeste naturellement et pleinement parce qu’elle est l’essence de sa nature
La conscience de l'enfant est noyée par les interprétations mensongères (© infographie B. Giossi)
Développement entravé
Quand le développement du bébé est entravé, ce dernier vit à ses dépens un décalage entre son comportement naturel et celui, inharmonieux de ses parents. La mère ou le père qui n’a pas réalisé son histoire ne peut être en symbiose avec son bébé parce qu’en sa présence, il est instantanément envahi par les conséquences du décalage qu’il a lui-même subi : la perte de l’instantanéité de sa joie, de sa présence, de son amour.
À ce moment-là, le parent, au lieu d’accueillir sa souffrance, se complaît dans des valeurs et des croyances qui endurcissent sa structure d’adaptation. Il exige alors de l’enfant une structuration similaire à la sienne pour renforcer la pression sur un refoulé toujours susceptible de ressurgir. Ce rapport inadéquat occasionne chez l’enfant des souffrances qu’il exprime. À chaque manifestation de celles-ci, le parent oppose à l’enfant une interprétation. Cette dernière, construite sur le déni des causes réelles, fait porter à l’enfant la responsabilité de son mal être et justifie les passages à l’acte du parent. L’écoute de son contenu révèle la cause du refus parental à répondre harmonieusement aux besoins naturels de son enfant. Un exemple : une mère reprend son travail après trois mois de vie commune avec son bébé. Le jour de la reprise, elle place l’enfant en crèche. Dès son retour, le bébé exprimera de diverses façons et à divers moments la souffrance d’avoir été abandonné aux mains d’étrangères, dans des lieux inhabituels. Comme la mère revendique la légitimité de travailler, elle évitera tous les liens qui lui permettraient de reconnaître la cause réelle de la souffrance de son bébé. Si celui-ci pleure quand elle le reprend dans ses bras, elle pourra dire alors : « Eh bien, tu n’as pas l’air d’être heureux de me voir ! » là où le bébé trouve l’espace de sécurité (souvent très relative) pour exprimer la détresse d’avoir été abandonné.
Les « caprices »
Un autre exemple : à deux ou trois ans, on parle de « caprices » lorsque l’enfant exprime un non à certaines sollicitations parentales, accentuant ainsi l’état de victime et d’innocence du parent. Ces interprétations déforment la réalité puisqu’elles ne reconnaissent pas tous les oui de l’enfant qui, eux, sont systématiquement considérés, en toute bonne foi, comme étant la manifestation d’un état normal. L’adulte assimile « normal » à « naturel » pour ne pas reconnaître que le temps qu’il consacre à l’éducation des jeunes enfants est en fait, le plus souvent, employé à remettre en scène des exigences semblables à celles qu’il a subies. Le parent qui « constate » des comportements qu’il qualifie de capricieux, refuse de prendre en compte l’histoire de l’enfant et notamment celle de ses réactions vis-à-vis de lui. Il provoque une rupture entre le présent et le passé sur laquelle il développe une interprétation des faits qui inscrit le rejouement de son vécu passé dans le présent de son enfant.
L’adulte refuse de reconnaître les caractéristiques de ses nombreux passages à l’acte et les particularités de leurs conséquences. Il a peur de se dévoiler d’abord à ses propres yeux (image de soi, de la famille) puis à ceux des autres (peur du jugement et d’un éventuel châtiment). Il écarte donc l’idée de sa propre responsabilité dans l’établissement, chez l’enfant, d’un refoulé qui, au fil des jours et des années, devient de plus en plus prégnant et laborieux à mettre à jour.
Pour conforter l’illusion de leur innocence et pour correspondre à la représentation qu’ils se font d’un être dit « civilisé », les adultes se déresponsabilisent dans leur relation à l’enfant en se soumettant aux directives des spécialistes. C’est sur ce terrain entièrement miné par le mensonge relationnel que les enfants doivent développer une structure linguistique édifiée depuis des siècles pour servir et glorifier le pouvoir.
Le langage affecté
L’apprentissage de la langue est celui de la dévotion à l’ordre du plus fort. À chaque mot prononcé pour instruire l’enfant est associé le comportement à avoir vis-à-vis de ce que ce mot désigne. Les subtiles facultés de la conscience de l’être sont alors, au-delà de leur déni, manipulées et orientées à des fins d’exploitation. Par l’apprentissage de la langue, les parents et les éducateurs inoculent un rapport factice aux objets et aux autres. Lorsque je disais « table » à mon enfant, je lui transmettais un rapport contraignant à l’objet - ne pas s’asseoir sur la table, ne pas mettre ses pieds sur la table, ne pas salir la table, essuyer la table, mettre le couvert sur la table, etc - et donc celui que lui-même devrait avoir plus tard, tout en me faisant croire que celui-ci serait naturel, alors que le mien ne l’était pas. Il était le fruit d’une éducation structurée par-dessus la terreur.
L’enfant connaît la raison d’être de la parole, il réalise à ses dépens l’utilisation qu’en font les adultes. Il se rebiffe car il sait que l’adulte nomme ce que ce dernier veut qui soit et non pas ce qui est. L’enfant souffre d’être obligé de développer en lui des rapports mensongers au monde et, qui plus est, de devoir les intégrer comme étant naturels. Il se révolte contre cette humiliation faite à sa nature consciente.
Prononcer un mot, c’est émettre une vibration. Si les vibrations sont perturbées par des traumatismes, des déplacements de sens ou des interprétations de la réalité, les enfants le sentent immédiatement. J’ai souvent vu de très jeunes enfants changer de comportement à l’instant même où leur mère commençait à évoquer justement son état émotionnel. Généralement, l’enfant manifestait au préalable un agacement ou une colère. La mère le lui reprochait et le rejetait. En conséquence, l’enfant s’accrochait. C’étaient des situations très pénibles qui se résolvaient lorsque j’invitais les mamans à se centrer sur ce qu’elles avaient vécu juste avant que l’enfant soit dans cet état. Au moment où celles-ci reconnaissaient leur vécu et le nommaient précisément, l’enfant quittait cet état, visiblement libéré de la cause qui le justifiait. À chaque fois, l’enfant exprimait les sentiments que sa maman tentait de refouler.
L’adulte, par ses interprétations mensongères, perturbe le développement du langage harmonieux qui révèle la sensibilité et la conscience humaines. Il condamne les tentatives de l’enfant de nommer simplement ses découvertes et son senti afin de l’empêcher de révéler le déséquilibre psychique de l’adulte.
Sylvie Vermeulen
© S. Vermeulen 04.2004 / www.regardconscient.net
Les médias, service de propagande d’un gouvernement représentant l’état d’esprit du plus grand nombre, réaffirment les directives éducationnelles de nos grands-parents. Leur but : persuader leurs fonctionnaires et agents que les systèmes de frustrations, d’humiliations, d’interdictions, d’obligations et d’agressions apportent, en fait, une sorte d’épanouissement personnel, de liberté individuelle et de bonheur collectif.
Le magazine de la Caisse d’allocations familiales, Vies de Famille, distribué gratuitement dans tous les foyers de France, ne se lasse pas d’inonder les parents de conseils en matière d’éducation. La base est toujours la même : c’est la faute de l’enfant qui est par nature dévorant, rebelle, capricieux, tyrannique, agressif, impatient, sans retenue, coléreux, pleurnicheur, rejetant, rageur, transgresseur, vicieux, jaloux, calculateur, etc. Il attire donc les jugements, l’exclusion, la réprobation et les punitions, les fessées et les cris. Conclusion du spécialiste : « Leur besoin de se fabriquer une enveloppe de protection est impératif. » (1) Par les interprétations mensongères des réalités relationnelles, les médias cautionnent les passages à l’acte parentaux en les présentant comme des attitudes indispensables face à leurs enfants. Ces interprétations sont conçues pour bloquer la faculté de penser et d’agir justement.
S. V.
(1) Lire Isabelle Guardiola, Caprices, l’expérience des limites, Vies de famille, février 2004.