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Le fantasme de la liberté (1)

par Bernard Giossi

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 18 (novembre 2004).
La deuxième partie peut être consultée ici.


Résumé : Pour le maintien de la structure de pouvoir, il faut que les citoyens croient en un droit légitime de choisir. Mais lorsqu’on est encore apte à sentir, la vie ne se définit pas en ces termes.


Le nouveau-né est un être sensible et conscient. Lorsque sa mère ne le reconnaît pas pleinement comme tel et le fait passer dans le canal de ses souffrances, de ses besoins de reconnaissance et de compensation, elle le détourne de sa pleine réalisation. L’enfant devient un objet au service de la névrose. Les interventions du père réduisent drastiquement ses facultés sensibles et sanctionnent, par un interdit, l’accès au vécu naturellement harmonieux qui aurait dû être le sien.

Dès lors, l’enfant épuisé est soumis à l’obligation de servir la souffrance de ses parents et des éducateurs auxquels ceux-ci l’abandonnent. Il devra absorber les explications mensongères traditionnelles, les contrevérités de circonstance, les règles de comportement rigides, absurdes, les croyances religieuses et scientifiques fondées sur la terreur, les humiliations, les rebuffades agressives et le déni constant de ses efforts pour retrouver l’expression de sa sensibilité. Dans un tel contexte, sans un espace d’écoute réelle, l’enfant, puis l’adolescent, n’aura d’autre possibilité que de s’identifier à ce qu’il a entendu affirmer de lui toute son enfance. Il n’aura plus aucune confiance en ce qu’il sent et finira par prendre à son compte les concepts, idées et théories rabâchées en lieu et place de nommer son senti.

 

La propagande du libre choix

Une affirmation perverse et répandue agresse la conscience spontanée de l’enfant : celle du droit de choisir. Selon ce prétendu droit, la mère aurait le choix d’accoucher naturellement ou assistée médicalement, sans drogue ou avec, d’allaiter ou non, comme s’il n’y avait pas de conséquences pour le bébé. L’école offrirait la liberté de découvrir le monde et celle de choisir une formation, alors que le but normatif de l’instruction exclut toute liberté et que l’histoire - non résolue - de chacun détermine son avenir. Les religions imposent un libre-arbitre dont nous serions seuls responsables, nous réservant le soin de nous juger et de nous condamner en fonction d’un bien ou d’un mal qu’elles prétendent discerner.

Les industriels répandent des marchandises d’usage, de formes et de couleurs diverses. Ils en vantent les avantages comparés et invitent le consommateur à exercer son choix. Celui-ci portera donc la culpabilité des conséquences destructrices de la production, puisqu’il aurait pu ne pas acheter. Mais dans ce cas, il serait jugé responsable du chômage. Les sciences nous proposent de rester ignorants ou de devenir savants, de vieillir ou de rester jeunes, d’être malades ou de prendre des remèdes. À nous de choisir et d’en supporter les conséquences destructrices. La démocratie permet aux citoyens d’élire leurs représentants. La population a donc le choix entre plusieurs programmes d’aménagement d’un même rejouement patriarcal, mais n’a aucun espace pour remettre réellement en cause la hiérarchie qui étaye cette mise en scène.

Lorsqu’on est encore apte à sentir ce qui est naturellement juste, la vie ne se définit pas en termes de choix. Pour reconnaître la nature de son rapport à l’autre, il faut avoir été réellement accueilli et respecté. Ces prétendus choix sont des manipulations collectives destinées à canaliser les êtres et à leur interdire tout questionnement sur les obligations imposées tout au long de leur vie. Les enfants doivent s’asseoir et apprendre au lieu de jouir de leur vitalité. Les jeunes gens doivent croire au lieu de se vivre conscients et d’agir en conséquence. Les adultes persistent à refouler en consommant des marchandises, des produits, des idées et des espoirs au lieu de sentir la nécessité vitale de redevenir sensibles, conscients et responsables.

 

Une illusion de liberté

Pour le maintien de la structure de pouvoir, il est impératif que tous les êtres humains croient sans frémir en un droit légitime de choisir. C’est en effet sur cette base erronée que réside l’innocence revendiquée des adultes et la culpabilité qu’ils font porter aux enfants. Le père dit au bébé: «Tu te tais ou tu vas voir ce qui va t’arriver, ne m’oblige pas à te faire taire ». Pris dans des sentiments émergeants de son passé, terrorisé et impuissant, le père imagine deux alternatives pour son enfant : se taire ou continuer à crier, mais l’enfant souffre, et il est juste qu’il pleure, crie et appelle ainsi sa mère qui devrait être auprès de lui. En fait, le père impose sa loi : si l’enfant crie, il frappe, et l’enfant terrorisé reste seul avec la souffrance du manque de mère à laquelle vient s’ajouter la folie du père.

Si l’enfant, activé dans la terreur, refoule ses cris, il se résigne et commence à gérer le manque de parents disponibles. Il n’y a là que la volonté brutale de ne prendre aucun compte de ce qui est juste et bon, et de faire régner le pouvoir paternel. Le père considère l’enfant comme devant être réduit et soumis à ses exigences de refoulement. La conscience de ce qui se passe et la puissante vitalité de l’enfant sont considérées comme des résistances à la légitimité masculine d’exercer le pouvoir. Les violences physiques et psychiques ne sont dès lors que des moyens dont ceux qui les subissent doivent porter les douloureuses conséquences et l’entière responsabilité. Celui qui les utilise se veut innocent de ses actes puisque qu’il avertit et donne le choix, alors qu’en vérité, il menace, terrifie et nie le vécu de l’enfant ainsi que sa responsabilité d’adulte dans les rejouements collectifs à venir.

 

Le virtuel et le vivant

Pour refouler et compenser, l’adulte pose sur des notions et des conceptions justifiant son pouvoir des qualificatifs attribuables à sa véritable nature. Ainsi, l’homme considère-t-il la famille, la société, l’entreprise ou la démocratie comme ayant une vie autonome. Par exemple, il exigera et trouvera normal que chacun, a fortiori l’enfant, soit mis au service de la démocratie, souffre et meure pour elle, comme si elle était un être vivant, comme si elle existait réellement. Il pensera que la soumission - éventuellement le sacrifice - de vies humaines à cette entité est la preuve de son existence. Une conception qui apparaît très proche des divinités antiques, alors qu’aucunes d’elles n’ont d’existence réelle. Seuls les êtres humains (le vivant) sont réels. Nous appelons démocratie ou entreprise des formes particulières d’interactions. Cette dépossession consistant à dénier la vitalité propre au vivant pour en affubler des représentations virtuelles déstabilise la conscience des êtres humains et leur capacité à retrouver le sens de la vie. Octroyer une vie à des concepts politiques, sociaux, familiaux ou autres est une façon perverse d’asservir les hommes au système de refoulement et de compensation des classes dominantes. La démocratie est un interdit collectif d’accéder à une réalité consciente qui, elle, nous invite invariablement à vivre dans la reconnaissance et l’harmonie.

Bernard Giossi

© B. Giossi – 11.2004 / www.regardconscient.net



Le peuple et le pouvoir

 

Le discours démocratique qui assimile le peuple à l’ensemble de la population est une manipulation du langage. Il permet aux classes dominantes de masquer les rejouements du pouvoir.

 

Qui est le « demos » cher à la démocratie ? À cette question, il est d’usage de répondre : le peuple... Les professeurs nous l’ont affirmé et nous l’avons cru ; aujourd’hui les politiques nous le resservent à toutes les sauces jusqu’à l’écœurement. Mettre tant d’insistance à empêcher toute mise à jour de l’imposture qu’est la démocratie cache la nécessité d’un telle manipulation. Les Grecs désignaient par demos le territoire, un lieu séparé de l’ensemble des terres sur lequel l’homme règne. Par métonymie, ils lui donnèrent le sens de celui qui possède ce territoire et donc qui l’a séparé de l’ensemble. Nous lui donnons aujourd’hui le sens de peuple.

Sous la République romaine, populus était une des trois classes de la hiérarchie sociale, opposé à senatus (supérieure) et à plebs (inférieure), sans parler des esclaves. Pendant l’Empire romain les patricien utilisèrent le mot populus pour désigner toutes les classes inférieures à eux soumises et accentuèrent ainsi leur pression sur plus grand nombre. En français, la définition de ce qu’est le peuple resta vague et son contenu fortement marqué par le statut social de ceux qui l’utilisent. Le terme latin classique populatio dérivait du verbe populari dont le sens « dévaster » indiquait les conséquences de l’installation d’un groupe d’homme sur une terre. Ce premier sens abandonné, population désigna en français l’ensemble des habitants d’un lieu comme synonyme de peuple.

 

Dissimuler la hiérarchie

Mais assimiler le peuple à la population relève d’une manipulation. En effet, la population est par définition l’ensemble des gens vivants sur un territoire donné et ne prend pas en compte la réalité hiérarchique de l’organisation sociale. Quant au peuple, il représente la partie la plus importante de cette population et est soumis aux classes possédantes, celles-ci détenant le pouvoir. Peuple ne peut donc pas être utilisé pour la traduction de demos.

Dans la Grèce antique, le demos désignait précisément les mâles de plus de 20 ans, ayant servis dans l’armée pendant deux ans, de père lui-même athénien et que les hommes-citoyens reconnaissaient comme étant désormais des leurs. Cela excluait toutes les femmes, les enfants, les métèques (étrangers résidents) et les esclaves, soit la plus grande partie de la population. Le sens de population ne convient donc pas non plus pour la traduction de demos. Il ne s’agit plus dès lors de considérer ceux qui habitent le territoire mais ceux qui le possèdent et le régentent.

Lorsque les Révolutionnaires français prirent le pouvoir, ils s’appuyèrent sur l’élan du peuple. Mais en opposant une démocratie à l’aristocratie, ils dévoilaient la future confiscation du pouvoir politique populaire au profit de la nouvelle classe possédante ; ce demos-là était la bourgeoisie. Celle-ci avaient pu se considérer comme faisant partie du peuple tant que le roi et sa suite régnaient, mais dès lors qu’elle fut au pouvoir, elle en endossa aussi le rôle et attribua au peuple le pendant de sa propre mise en scène.

Le discours confondant peuple et population dans le demos a pour objectif d’empêcher de mettre en lumière la volonté de rupture sociale nécessaire aux arrivistes pour maintenir leur situation, et donc le mépris de ces derniers pour l’ensemble d’une population dont ils prétendent s’extraire.

 

Le mépris de la vie

Il n’est pas dans la nature humaine de vouloir s’élever socialement. Cette problématique, hypervalorisée au point de justifier la violence éducative, résulte de ruptures relationnelles imposées par les mères à leurs bébés et, en amont, de celles imposées par les hommes aux femmes et aux enfants. Ces ruptures brisent la continuité de la vie consciente de l’enfant. Obligé de renoncer à l’intégrité de sa sensibilité naturelle pour s’accrocher à un processus de survie, celui-ci devra refouler sa trop grande souffrance en empruntant le canal étroit imposé par ses parents. Il se réfugiera alors dans les mêmes compensations que ses parents et à l’instar de ces derniers il y perdra la jouissance de sa conscience.

À l’âge adulte, la fuite devant la terreur de ressentir son vécu réel prendra la forme la plus valorisée par le milieu : l’ascension sociale... et les compensations qui y correspondent, mais aussi l’arme indispensable à cette ascension, l’insensibilité engendrée par un mépris total de la vie.

B. G.