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Médias : une vitrine de la souffrance bourgeoise

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue Regard conscient No 20 (avril 2005)


Résumé : Derrière la présentation luxueuse d’un magazine économique apparaissent les mécanismes de reproduction sociale de la souffrance des classes dirigeantes.


Le magazine économique suisse romand Bilan est une vitrine de la droite bourgeoise ultralibérale (1). Sa nouvelle formule bimensuelle, dont la ligne rédactionnelle se veut provocante, cultive les manipulations de sens qui suscitent les convoitises et hypnotisent les consciences. Consommation de luxe et célébration de la réussite personnelle y tiennent une place de choix : « Bernadette Brabeck, la femme du patron de Nestlé, enchaîne les investissements à un rythme incroyable. Le dernier en date ? La création d’un temple dédié aux motos Harley Davidson. » (No 175, 9.2.2005) L’élaboration de ces fantasmes de classe cache pourtant l’extrême abandon relationnel que subit l’enfant bourgeois, sacrifié au culte de richesses compensatoires et livré à une volonté éducative inflexible. Dans cette perspective, l’idéologie du libéralisme révèle une structure de pensée qui justifie à la fois le refoulement de ces souffrances et la reproduction sociale de leurs causes.

 

Souffrances de classe

Le caractère fantasmatique du traitement de l’actualité économique par Bilan apparaît en considérant le déplacement de la charge émotionnelle refoulée et la volonté de désigner des acteurs de substitution, qui puissent lui servir de support. Une première page présente l’image d’un boxeur minuscule, assommé sur le tapis d’un ring vu de haut, et annonce : « PME et syndicats luttent, l’économie suisse encaisse. » (No 175, 9.2.2005) Il s’agit d’une projection de la lutte incessante que les parents ont menée contre leurs enfants et des coups que ces derniers ont encaissés. Mais les rédacteurs de Bilan dénient leur propre vécu d’enfant et distribuent les rôles en fonction de préférences idéologiques, prêtant à une entité abstraite – l’économie suisse – la faculté d’éprouver les sentiments qu’ils refoulent (fig. 1).


Fig. 1 : Représentation fantasmatique de la lutte éducative menée par les parents contre l’enfant. (Bilan No 175, 9.2.2005)


Ce genre de métaphore révèle la manipulation de souffrances non reconnues dans l’élaboration de stratégies économiques et politiques qui justifient leur rejouement. À propos du combat mené par un jeune député libéral pour diminuer l’impôt sur les grandes fortunes, Bilan affirme : « Il ne s’agit plus de batailles isolées, mais d’une guerre de longue haleine. » (No 175, 9.2.2005) Interrogé sur son père, un ancien conseiller d’État et conseiller national aujourd’hui décédé, celui-ci passe avec une « pudeur toute calviniste » sur la guerre de longue haleine que ses parents ont menée contre lui à des fins éducatives et conclut simplement :  « On peut être fier de ce qu’on a accompli, pas [de ce qu’on a] reçu ! » Comme il n’accueille pas son vécu refoulé, il projette sur l’administration publique la figure de l’autoritarisme parental et veut, par substitution, « limiter l’emprise de l’État, quitte à se retrouver seul contre tous. »

 

Carences relationnelles

Le mépris que les parents bourgeois projettent sur la nature de l’enfant apparaît, par déplacement, dans l’arrogance avec laquelle Bilan distribue les bons et les mauvais points. « Le monde s’allie, la Suisse regarde son nombril », estime ainsi la revue dans un plaidoyer en faveur du libre-échange économique : « Les conséquences de l’isolement [de la Suisse] feront mal. » (No 177, 9.3.2005) Pour refouler la souffrance d’avoir soi-même été isolé par le biais de projections méprisantes, il faut constamment trouver un support auquel faire subir ces humiliations, tout en gardant le sentiment d’en être la victime. Ainsi, Bilan peut-il juger inéquitable la répartition fiscale du canton de Genève – où 1% des contribuables les plus riches paient logiquement 25% des impôts – et conclure : « Inégalité fiscale : la majorité profite, une minorité casque. » (No 175, 9.2.2005)

Ce sentiment de victime découle de carences relationnelles non reconnues comme telles. Les mères bourgeoises estiment par exemple légitime d’abandonner leurs enfants à des employés domestiques méprisés et mal payés, souvent sans titres de séjour. Mais lorsque ces derniers réclament un statut légal et un salaire plus élevé, qui pourraient les priver d’emploi, Bilan s’insurge et dénonce : « Ces bonnes intentions qui font si mal aux clandestins. » (No 175, 9.2.2005) Au fond, ce qui a fait si mal aux enfants bourgeois, ce sont justement les bonnes intentions éducatives de leurs parents. Mais en déplaçant leur problématique non résolue sur la réalité sociale, ceux-ci endossent cette fois le rôle des parents normatifs. Le manque de présence et de sécurité affective subies et refoulées dans l’enfance va alors justifier une attitude intransigeante et dangereuse, qui est une composante du rejouement de leurs souffrances. Sur une dépense destinée à améliorer la sécurité d’un tronçon autoroutier, Bilan pose donc le verdict suivant : « Autoroutes : 8 millions jetés par la fenêtre. » (No 174, 26.1.2005)

 

Besoins fondamentaux

Les leitmotive politiques de la droite ultralibérale prennent un sens inattendu si l’on considère que les besoins fondamentaux de ses promoteurs furent gravement méprisés dans leur enfance. Dans la gestion des finances publiques, la souffrance d’avoir manqué de l’indispensable présence maternelle s’exprime par exemple dans l’idée de réunir la ville et le canton de Genève en une seule entité administrative  : « Genève, l’indispensable fusion. » (No 175, 9.2.2005) Les conséquences d’un sevrage brutal justifient des prises de position catégoriques : « Les subventions se tarissent » (No 176, 23.2.2005). Dans les entreprises, des investissements mondialisés reposent sur la compensation de carences relationnelles précoces, dont les conséquences pour l’enfant ont été ignorées. Le directeur général de Nestlé justifie ainsi l’engagement de son groupe pour une alimentation nouvelle et diversifiée : « Si vous arrêtez de croître, vous commencez à dépérir. » (No 176, 23.2.2005)

Pour les milieux économiques, le concept de croissance – garante de leurs profits compensatoires – représente à l’évidence une véritable fixation. Dans un éditorial, le rédacteur en chef de Bilan avance par exemple : « Un jour, il faudra bien regarder la dure réalité en face. La croissance ne risque guère de revenir tant que l’on continue à corseter autant l’économie. » (No 174, 26.1.2005) Cette référence incongrue aux corsets que les bourgeois imposaient aux dames pour amincir leur taille, déplace le vécu refoulé de l’enfant vers la sphère de l’économie. Parce qu’elle préfère son apparence – garante de sa capacité à compenser sa propre souffrance relationnelle – à l’accueil de son enfant, la mère bourgeoise menace la croissance de ce dernier, une dure réalité qu’il ne peut en l’occurrence pas regarder en face. Les conséquences d’un tel traitement doivent donc également être projetées sur divers supports de substitution, afin de garantir le refoulement de leurs causes : « La sclérose ronge Coca-Cola. » (No 176, 23.2.2005)


Fig. 2 : Déplacement des humiliations subies dans l’enfance, projetées sur la scène sociale. (Bilan No 176, 8.3.2005)


Élaboration du refoulement

La rage que l’enfant a dû intérioriser sous la terreur de l’interdit parental s’élabore dans le culte de la « résilience » et dans l’idéologie de la performance. C’est l’expression d’un profond sentiment d’impuissance, projeté compulsivement sur la scène sociale qui fait office d’exutoire. Le discours publicitaire vante une technologie de pointe qui offrirait à l’homme « la volonté de se dépasser » (BMW, No 176, 23.2.2005) ou la maîtrise des éléments naturels : « Io, comandante del tempo. » (montres Panerai, No 174, 26.1.2004). L’élaboration du refoulement de la souffrance passe par la conception fantasmatique de surcapacités biologiques, des chimères qui nourrissent les investissements pour la recherche. Ainsi, explique un article, le héros bionique de L’Homme qui valait trois milliards de dollars devrait-il bientôt s’imposer comme une évidence dans le sport ou les forces armées : « Le muscle artificiel, une réalité. » (No 174, 26.1.2005).

Le muscle – par opposition à la graisse est l’objet d’un fantasme de puissance déconnecté de sa source, donnant lieu à des jeux de sens méprisants : « Université. Moins de chaires, plus de muscle ! » (No 176, 23.2.2005) Celui-ci manifeste le regard de mépris dont le nourrisson fut l’objet parce que ses parents le percevaient comme indolent, flasque ou dépendant. Le refoulement de cette souffrance passe par la construction d’une image de soi qui corresponde aux attentes parentales. Dans un article consacré au poids de l’apparence dans le monde du travail, Bilan demande : « Avez-vous la tête de l’emploi ? » Partant du constat qu’il vaut mieux être grand et beau pour réussir, la revue insiste sur les « petits détails qui tuent » et conseille de ne jamais se présenter à un entretien d’embauche avec une montre en plastique. Un recruteur rappelle « l’importance de l’hygiène buccale » ou l’existence de techniques de blanchiment des dents « tout à fait abordables ». Un chirurgien esthétique affirme qu’une « simple opération sur les paupières permet de retrouver un regard vif, jeune et dynamique » (No 177, 9.3.2005).

 

Responsabilité individuelle

Sous la pression parentale, l’enfant intériorise sa souffrance comme relevant de sa seule responsabilité. Il s’en suit une survalorisation de l’action individuelle et un narcissisme compensatoires : « Mon meilleur atout : moi ! » (No 175, 9.2.2005) Une jeune cadre de 38 ans, victime d’un burn out, explique ainsi : « Je me suis mis la pression toute seule. » (No 174, 26.1.2005) Ne pouvant mettre en cause les exigences de son éducation, elle cherche à se rassurer sur ses compétences professionnelles en faisant un bilan de carrière qui lui permette de s’exploiter davantage, avec pour objectif inconscient de continuer à refouler les humiliations subies. Ces dernières sont à la mesure de la prétention requise pour accéder aux postes les plus élevés. Le directeur du groupe pharmaceutique Novartis, Daniel Vasella, dont le salaire annuel dépasse vingt millions de francs suisses, aura donc immanquablement une position très arrogante sur l’explosion des coûts de la santé, dont dépend par ailleurs sa fortune personnelle : « Les patients devraient s’occuper de leurs petits bobos tout seuls. » (No 176, 23.2.2005)

Dans l’idéologie ultralibérale, le statut d’assisté représente l’humiliation suprême parce qu’il symbolise à lui seul la détresse dans laquelle les parents bourgeois précipitent leurs enfants, en leur faisant constamment sentir qu’ils sont dépendants d’eux. Par déplacement, les milieux économiques vont donc revendiquer la liberté de rejouer cette problématique familiale sur la scène sociale (fig. 2). « Ras le bol des artistes assistés », déclare Bilan en affirmant que la culture en Suisse devrait « respecter quelques lois du marché [pour son] plus grand bien. » (No 176, 23.2.2005) Dans un autre article visant les subventions à l’agriculture, Bilan dénonce « un système de profiteurs » et demande : « À quand un électrochoc pour casser le système ? » (No 174, 26.1.2005) C’est bien sous l’effet d’électrochocs relationnels et parce qu’il était regardé comme un profiteur que l’enfant bourgeois finit par renoncer à ses besoins essentiels et par accepter de se conformer à un rôle. L’adulte qui remet en scène une telle problématique le fait avec l’insensibilité et le mépris que ses propres parents ont manifesté envers lui. Pour décrire le succès d’un entrepreneur pugnace, qui s’est démené pour sauver l’épicerie en ligne LeShop.ch avec le concours d’un groupe de financiers providentiels, Bilan lui fait dire : « J’ai défié tout le monde. Et j’ai eu raison. » (No 175, 9.2.2005)

 

Mensonges du père

Le romantisme bourgeois implique donc la mise en avant de réussites exceptionnelles, généralement individuelles. Ce paravent cache une extrême complaisance, qui traduit une terreur profondément refoulée face au père falsificateur et à l’éventualité d’une mise à jour de sa violence. Ici, toutes les subtilités du langage sont mises au service du mensonge parental. Les chantres du libéralisme s’extasient sur les prouesses des « redresseurs d’entreprises » qui – comme les redresseurs de torts ne peuvent être que très moraux. Dans un article, de « rusés investisseurs » ont transformé une entreprise d’affinage d’or en véritable succès, en domiciliant notamment leur société dans un paradis fiscal (No 175, 9.2.2005). Dans un autre, l’entrepreneur milliardaire et futur conseiller fédéral Christoph Blocher s’apprête à « gober [l’entreprise chimique concurrente] Lonza » grâce à un « plan subtil » et à une « formule astucieuse » (No 174, 26.1.2005).

Égocentrés sur la nécessité de refouler leurs histoires familiales, les bourgeois présentent leurs intérêts comme étant ceux de tous et ferment les yeux sur les conséquences de leurs stratégies de prédation. Toute opportunité est bonne à prendre « pour l’investisseur malin » capable de saisir les bonnes affaires : « La pharma est en crise : jettez-vous sur l’occasion. » (No 175, 9.2.2005) Faute de pouvoir faire autrement, ils lâchent parfois un « mouton noir » comme preuve de la moralité de l’ensemble, mais la question de l’origine des perversions spécifiquement bourgeoises n’est jamais posée. Présentée comme l’auteur « d’une des plus astucieuses escroqueries qu’aient connu les États-Unis », Martin Frankel a détourné 200 millions de dollars de compagnies spécialisées dans la vente d’assurances obsèques à des personnes âgées de condition modeste et même tenté d’impliquer dans ses affaires la banque du Vatican. Qualifié de « petit génie de l’investissement », Frankel était atteint de crises de panique incapacitantes au moment de passer ses ordres en bourse et entretenait une dizaine de maîtresses à son domicile sur lesquelles il exerçait ses « goûts sexuels sadomasochistes ». Il avait même eu le projet – baptisé « fusion et acquisition » – d’acheter un enfant conçu exprès pour lui afin d’en faire son esclave sexuel et avait transféré $ 40’000 pour payer une mère porteuse. (No 174, 26.1.2005)

 

Agression idéologique

Le rejouement de la problématique bourgeoise implique de masquer constamment l’origine névrotique des comportements mis en scène. C’est le rôle dévolu à la construction d’une idéologie agressive, qui manipule le sens commun à des fins de dissimulation. Dans une publicité, une banque spécialisée dans la gestion de grosses fortunes peut ainsi prétendre : « L’argent n’a pas de conscience. Ceux qui s’occupent de votre argent doivent donc en avoir d’autant plus. » (Julius Baer Private Banking, No 175, 9.2.2005) Joignant le cynisme à l’arrogance, le président suisse de General Motors explique qu’un bon climat de travail « n’est pas nécessaire » dans les entreprises : « Il est dans le meilleur des cas un moyen auxiliaire d’atteindre un résultat. Et le résultat final, ce doit être la shareholder value [le profit de l’actionnaire]. En Occident, nous sommes toujours trop gentils entre nous. Trop compréhensifs. » (No 177, 9.3.2005)


Fig. 3 : Justification idéologique du rejouement de la souffrance sur les nouvelles générations. (Bilan No 178, 23.3.2005)


Le libéralisme montre ici sa face cachée – à savoir l’esclavage, justement – qui implique le pouvoir discrétionnaire du maître sur ses sujets et prend sa source dans la manipulation des besoins essentiels de l’enfant à des fins d’asservissement et d’exploitation. Sous le pseudonyme de Turgot, présenté comme « un économiste du XVIIIe », l’Institut Constant de Rebecque (www.institutconstant.ch) critique ainsi dans Bilan la notion de responsabilité sociale de l’entreprise : « Une solution supérieure [aux dépenses sociales] et plus respectueuse des droits de propriété serait de distribuer l’intégralité des dividendes aux actionnaires, laissant à ces derniers le choix de soutenir des projets caritatifs. » (No 174, 26.1.2005) La prétention bourgeoise à jouir de ses privilèges de classe en les présentant comme des droits humains universellement partagés évacue en fait toute notion de responsabilité et confirme la légitimité des milieux économiques à projeter leur problématique sur la scène sociale. Le mépris posé sur l’expression spontanée de la conscience de l’enfant trouve ainsi sa consécration idéologique (fig. 3). Dans un concert d’autosatisfaction, les milieux patronaux peuvent alors dénoncer « le manque de motivation et de savoir-vivre [et] la médiocrité des candidats à l’apprentissage » et asséner : « C’est à l’école de s’adapter aux exigences des métiers et pas l’inverse. » Les humiliations qui sortent alors de leurs bouches sont l’exact reflet du discours arrogant tenu, en leur temps, par leurs éducateurs : « Ils ont besoin d’un coup de pied au derrière pour se motiver » ; « Les jeunes sont paresseux et nuls, ils ne pensent qu’aux loisirs » ou encore « Les apprenties vendeuses me font penser aux vaches qui regardent passer les trains ! » (No 178, 23.3.2005)

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 04.2005 / www.regardconscient.net

Note :

(1) Première publication économique romande fondée en 1989, Bilan (www.bilan.ch) revendique 130’000 lecteurs (Mach Basic, 2004). Elle est éditée par Agedip SA, une société du groupe Edipresse actif dans 9 pays, dont le président Pierre Lamunière précise l’objectif dans son Rapport du Conseil d’administration (www.edipresse.com, 1999) : « Notre ambition est d’occuper l’une des premières places dans tous les marchés où nous sommes présents. » Selon une récente enquête de REMP (Recherches et études des médias publicitaires), Bilan touche pratiquement un dirigeant économique suisse romand sur deux. Il est lu par 49,7 % des dirigeants ayant un revenu annuel supérieur à 140’000 francs et par 44,8 % de ceux qui ont un revenu de plus de 100’000 francs (Le Temps, 5.4.2005) .