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Le lien meurtri de l’attachement

par Marc-André Cotton

Intervention au 27e colloque de la Fédération française de psychothérapie et psychanalyse
« Attachement, empathie et violence éducative » (20 octobre 2011)


Cliquer ici pour lire une version anglaise de cet article.


Résumé : L’enfant vit dans une continuité de conscience. C’est la perte de l’attachement maternel qui l’en sépare durablement et l’enferme peu à peu dans la névrose, comme le montrent les exemples de Sigmund Freud et de Donald Winnicott.


Nous sommes d’accord pour convenir de l’importance pour l’enfant et sa mère de cette période d’attachement que constituent les premiers mois de la vie. La biologie et l’éthologie montrent aussi qu’une carence de l’attachement a de graves répercussions sur le développement psychoaffectif des petits. L’obstétricien Michel Odent nous dit que nos bébés sont des mammifères. Son livre vient d’être réédité par les éditions l’Instant présent.

Un certain nombre de professionnels et de parents proposent déjà l’allaitement à la demande, le contact peau à peau, le co-sleeping, la joie d’être ensemble jusqu’à ce que les petits prennent peu à peu leur autonomie. Ces suggestions sont cependant peu entendues car elles se heurtent à une structure complexe : la névrose humaine.

On peut se demander pourquoi nous nous sommes éloignés du comportement des mammifères au point de compromettre notre survie et l’équilibre de nos enfants. Sans doute pour pouvoir un jour retrouver consciemment notre dimension biologique. Posons-nous alors ces questions :

  • À partir de quel moment un bébé peut-il être considéré comme conscient ?
  • Depuis quand la conscience réflexive qui caractérise l’être humain s’exprime-t-elle chez l’enfant ?

Assurément depuis toujours, car l’enfant vit dans une continuité ! Quand il cherche le sein de sa mère, il pose les bases de son rapport aux autres. Quand il prononce ses premiers mots, il a déjà en lui la structure du langage propre à l’homme. Ne pas satisfaire un bébé dans ses besoins les plus essentiels, c’est donc porter atteinte au développement harmonieux de sa conscience réflexive. Le petit qui n’est pas satisfait exprime son malaise par des pleurs, des hurlements : il sait que c’est vital pour lui. Cela aussi, c’est une expression de sa nature consciente.

S’il n’est pas entendu, il utilise son jeune cerveau pour gérer sa souffrance à travers le refoulement. Souvenons-nous que la nature a un Plan B ! Il adopte des stratégies de compensation et forme ses premiers schémas de pensée calqués sur ceux de ses parents. Cela veut dire qu’il reste attaché à manifester ce qui a pu faire obstacle à la réalisation de sa conscience, ce qui est encore une expression de sa nature consciente !

Devenu adulte, s’il ne trouve pas d’espace pour mettre des mots sur ses souffrances, le fameux témoin lucide d’Alice Miller, il s’enferme dans la névrose. Ne dit-on pas parfois des personnes névrosées qu’elles sont restées fixées à un stade infantile ? Le processus d’attachement du bébé à sa mère s’inscrit donc dans un processus naturel plus large qui est la réalisation de sa conscience. Tout comme Olivier Maurel le suggère pour les conséquences des violences éducatives ordinaires, les conséquences des ruptures de l’attachement constituent une sorte de “point aveugle” en sciences humaines qui est la marque même du traumatisme.

J’aimerais prendre deux exemples pour illustrer cette carence : celui de Freud d’abord, puis celui du psychanalyste anglais Donald Winnicott. Dans l’un de ses trois essais sur la théorie sexuelle, parus en 1905, Freud affirme que l’enfant porte en lui une prédisposition à la perversité. Chacun connaît cette expression freudienne, que je cite ici dans son contexte, page 69 :

« Il est instructif de constater que l’enfant, sous l’influence de la séduction, peut devenir pervers polymorphe, pouvant être dévoyé vers tous les outrepassements possibles. Cela montre que dans sa prédisposition, il en apporte avec lui l’aptitude… »

C’est un raisonnement complètement circulaire – on dirait aujourd’hui “projectif” – qui consiste à dire : si l’enfant peut devenir pervers, c’est donc qu’il y est prédisposé… Il n’y a aucun recul, aucune interrogation sur soi-même de la part du fondateur de la psychanalyse. Remarquons au passage la mention de la séduction, une théorie à laquelle Freud a renoncé huit ans auparavant, mais dont il reste encore quelques traces. En bon phallocrate, il généralise rapidement son propos à la femme et finalement à toute l’espèce humaine :

« L’enfant ne se comporte pas en cela autrement que, par exemple, la femme moyenne n’ayant pas été touchée par la culture, chez qui subsiste la même prédisposition perverse polymorphe. […] La même prédisposition polymorphe, donc infantile, est exploitée aussi par la fille publique dans son activité professionnelle [de sorte qu’] il est en définitive impossible de ne pas reconnaître dans l’égale prédisposition à toutes les perversions ce qu’il y a d’universellement humain et originel. »

Qu’est-ce que ce “point aveugle” dans la pensée de Freud qui lui fait réduire l’homme à un être essentiellement pervers ? C’est l’absence d’attachement ! Il n’a pas connu l’accueil inconditionnel d’une mère pour son nouveau-né, ni le contact peau à peau ou l’allaitement à la demande. Pour la bourgeoisie viennoise dont il est issu, cet accueil était largement condamné. Inconsciemment, Freud est donc porteur de cette condamnation et il la manifeste en condamnant à son tour l’enfant qu’il qualifie de pervers. Sa conscience “sait” qu’une dimension essentielle de son être a été condamnée et le remet en scène. Freud va plus loin en affirmant que l’enfant est prêt à toutes les manipulations lui permettant d’obtenir d’autrui la jouissance qu’il est contraint de se procurer seul. Si Freud insiste sur cette solitude de l’enfant, n’est-ce pas qu’il l’a connue et qu’elle l’a fait souffrir ?

J’en viens à mon second exemple, celui de Winnicott, le père de la psychanalyse des enfants en Grande-Bretagne. C’est un grand pédiatre qui a œuvré pour que les bébés soient reconnus en tant que personnes dans leurs besoins les plus essentiels. Qu’écrit-il dans The Child, the Family and the Outside World, paru en 1957 ? Il affirme discerner chez le bébé allaité une pulsion agressive qui se manifeste – dit-il – sous la forme d’une offensive impitoyable contre le sein et contre la mère. Je traduis de l’anglais, page 53 :

« La pulsion d’amour primitive contient une agressivité très forte [de la part du bébé] qui s’exprime dans la pulsion à se nourrir. En termes de fantasme, la mère est attaquée sans pitié et bien que peu d’agressivité puisse être observée, on ne peut ignorer l’intention destructrice de l’enfant. »

Curieusement, ces réflexions ont été expurgées de l’édition française et remplacées par un texte plus consensuel datant de 1949. Là encore, Winnicott qui était issu d’une famille de la bourgeoisie victorienne parle de sa propre histoire. Sa mère, dépressive, ne lui a pas offert son accueil inconditionnel. Elle l’a confié à une nourrice, puis à une gouvernante. Dans son œuvre psychanalytique, Winnicott met en évidence l’importance de la relation avec la mère et invente des concepts comme “la mère suffisamment bonne” ou “la mère dévouée ordinaire” par lesquels il idéalise sa propre mère. Il trouve là son “point aveugle”, c’est-à-dire une souffrance refoulée résultant de la perte de l’attachement.

Winnicott se refuse à blâmer sa mère et c’est donc le bébé qu’il accuse d’être fondamentalement agressif. Comme Freud, il attribue à l’enfant une hostilité qui habite la mère ayant elle-même subi une perte de l’attachement. Dans les cercles thérapeutiques, nous connaissons bien ces mécanismes projectifs de défense, mais cela ne nous empêche pas d’y succomber ! Et ce d’autant plus que nous n’avons pas – ou pas suffisamment – visité notre propre histoire.

Pour terminer, j’en viens à la récente évolution de la loi française relative à l’exercice de la psychothérapie qui me paraît fournir une illustration plus actuelle. Comme vous le savez, le titre de psychothérapeute – sauf dérogation – est désormais réservé aux seuls médecins, et psychologues, et cela sans qu’ils n’aient besoin de suivre eux-mêmes une psychothérapie. Ces professionnels n’auront donc pas à revisiter leurs “points aveugles”, n’auront pas à éprouver la détresse que provoque la rupture du lien d’attachement, ni à remettre en cause leurs parents et leur éducation avant d’avoir eux-mêmes des clients.

Gageons que ces derniers finiront par s’apercevoir que ce qui fait un bon thérapeute, ce ne sont pas ses diplômes universitaires, mais bien sa capacité à reconnaître en eux ce lien meurtri de l’attachement.

Je vous remercie.

Marc-André Cotton

© M. A. Cotton, 10.2011 / www.regardconscient.net

Sources :

FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, PUF, 2010.

MAUREL Olivier, La violence éducative : un trou noir dans le sciences humaines, L’Instant Présent, 2012.

MILLER Alice, Libres de savoir : ouvrir les yeux sur notre propre histoire, Flammarion, 2001.

ODENT Michel, Le bébé est un mammifère, L’Instant Présent, 2011.

WINNICOTT Donald, The Child, the Family and the Outside World, Da Capo Press, 1993.