Résumé : La politique américaine est le prolongement d’un système éducatif punitif dont les séquelles débordent largement le cadre national. Quelques pistes pour comprendre comment les violences infligées aux enfants génèrent les guerres.
La récente réélection de Barack Obama à la présidence des États-Unis a été accueillie avec soulagement dans le monde occidental. Une victoire de son rival républicain aurait sans doute ressuscité les heures sombres des « années Bush » au cours desquelles l’Amérique se discrédita en engageant deux campagnes militaires aux conséquences désastreuses.
L’actuel locataire de la Maison-Blanche se présente cependant lui aussi en chef de guerre. Honoré par un Prix Nobel de la Paix, il a dans le même temps ordonné un programme d’assassinats ciblés visant les ennemis de l’Amérique où qu’ils se trouvent. Des drones téléguidés survolent nuit et jour les vallées reculées du Pakistan ou du Yémen et exécutent des djihadistes présumés, mais aussi des douzaines de civils venant secourir les victimes ou assister à leurs funérailles.
Cela rappelle le « feu de l’enfer » que les prédicateurs de la Nouvelle-Angleterre promettaient aux mécréants dans une théologie de colère divine remontant aux sources du protestantisme.
La terreur pour discipliner les enfants
Mais pourquoi l’Amérique est-elle si obsédée par la revanche guerrière ? Quelle énergie dynamise de telles remises en scène ? Lorsque j’étais enfant et qu’on se chamaillait, nos parents nous disaient ne pas être étonnés qu’il y ait des guerres dans le monde. Ils refusaient de voir dans notre comportement les conséquences d’un mode relationnel qu’eux-mêmes nous imposaient, ni leur part de responsabilité dans la genèse des guerres. Ils déploraient aussi la permissivité supposée de l’éducation américaine dans le dessein inavoué de justifier leur propre intransigeance.
Je sais aujourd’hui que les enfants sont les miroirs de leurs parents et grands-parents qu’ils rejouent l’histoire de leurs lignées dans un rôle qui leur est très tôt assigné. Ce n’est donc pas leur énergie spontanée, ni l’absence de dressage qui dynamisent les rivalités familiales et bientôt sociétales, mais le refus de prendre en compte les multiples expressions de la sensibilité et de la conscience des enfants. J’ai aussi appris que contrairement aux idées reçues, les Américains sont dans l’ensemble très attachés à un modèle d’éducation fondé sur la soumission des jeunes à l’autoritarisme parental.
Dans une étude récente, le sociologue Murray Straus affirme qu’aux États-Unis, la proportion de parents infligeant des fessées à leurs enfants est encore supérieure à 90 %[1]. En cela, ils sont toujours fidèles aux préceptes de l’Ancien Testament où l’on peut lire : « La folie est ancrée au cœur du jeune homme, le fouet de l’instruction l’en délivre. » (Pr 22, 15) Convaincus que le Mal est en l’homme, ils considèrent avoir le droit de recourir à la terreur pour soumettre un enfant ou un adolescent qui n’obéit pas à leurs commandements.
De sordides passages à l’acte défraient régulièrement la chronique. Un récent article paru dans la Tribune de Genève dénonce ainsi « de nombreux cas dramatiques de violences sur des enfants » comme cette fillette d’Arizona, morte d’épuisement et de déshydratation après avoir été forcée à courir autour de sa maison pour la punir d’un mensonge[2].
Un système éducatif punitif
La violence éducative déborde le cadre familial. Dix-neuf États américains la cautionnent en autorisant le recours à la bastonnade dans les établissements scolaires. D’après les derniers chiffres publiés par le bureau des Droits civils du département de l’Éducation, au moins 223’190 élèves ont subi une ou plusieurs punitions corporelles dans les seules écoles publiques durant l’année scolaire 2006-2007 dont 49’197 dans l’État du Texas qui totalise le plus de victimes[3].
Selon des témoignages recueillis par Human Rights Watch, la bastonnade est fréquemment ordonnée d’une façon arbitraire pour de petites infractions entraînant chaque fois de un à trois coups : ne pas respecter les codes vestimentaires, être en retard, parler en classe ou ne pas rendre ses devoirs. Un jeune homme de dix-huit ans récemment diplômé explique : « Vous pouviez recevoir une bastonnade pour presque n’importe quoi. Je détestais cela. C’était un moyen utilisé pour humilier, pour faire honte aux élèves. »[4]
Certains collèges et lycées ont leurs propres forces de police qui patrouillent dans les couloirs et verbalisent les écoliers pour une insulte ou un comportement jugé inapproprié. En 2010, quelque 300’000 contraventions ont ainsi été dressées contre des écoliers texans parfois aussi jeunes que six ans pour des infractions mineures qu’un tribunal sanctionne ensuite par une amende, un travail d’intérêt général ou même une peine d’emprisonnement[5].
Sous le prétexte de lutter contre la délinquance juvénile, les États-Unis sont aussi devenus le seul pays industrialisé à imposer la réclusion à perpétuité à des jeunes de treize ans sans possibilité de libération conditionnelle.
La vengeance comme politique étrangère
Ces souffrances infligées aux enfants et le déni de leurs conséquences psychologiques ont un impact considérable sur l’ensemble de la société américaine. On sait aujourd’hui que les victimes de maltraitances infantiles, de sévices sexuels ou de brutalités banalisées par les adultes éprouvent une réactivité chronique face à toute situation leur rappelant le traumatisme initial. Si certaines sont plus tard portées à se blâmer elles-mêmes ou à s’attacher compulsivement à un nouvel agresseur, d’autres développent une hostilité incontrôlable qu’elles dirigent contre des cibles émissaires dans le secret espoir de punir leurs propres bourreaux.
La prise en compte de ces mécanismes inconscients devrait inciter le gouvernement à interdire toute violence à l’égard des enfants, suivant en cela l’exemple de plusieurs pays européens. S’il ne le fait pas, c’est peut-être que cette agressivité latente alimente le soutien qu’une majorité d’Américains lui accorde lorsqu’il rejoue la même violence sur la scène internationale.
L’annonce de la liquidation d’Oussama Ben Laden fut ainsi accueillie avec ivresse dans le pays. Devant la Maison-Blanche, plus de mille personnes se rassemblèrent en scandant « USA, USA ! ». Le taux d’approbation du président Obama grimpa soudainement de neuf points comme l’avait fait celui de Bush après la capture de Saddam Hussein et 72 % des personnes interrogées par un sondage se déclarèrent « soulagées » par ce dénouement[6].
À l’évidence, ce n’était pas la mort du chef d’Al-Qaida qu’on célébrait de la sorte, mais l’élimination d’une figure parentale terrifiante une sorte de « croque-mitaine » que les autorités avaient utilisée pour justifier la guerre en détournant les citoyens de leurs souffrances réelles.
Les terreurs subies dans l’enfance cherchent toujours un chemin pour parvenir à notre conscience si douloureux qu’il fut. Seul l’accueil et la patiente écoute de nos blessures intimes peuvent nous libérer de la nécessité de les remettre en scène. En particulier sur ceux qui nous sont les plus chers : nos propres enfants.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 04.2013 / regardconscient.net
Violences éducatives et champ social
La répétition de situations victimisantes est l’une des causes majeures des violences perpétrées sur autrui. Plus particulièrement, les traumatismes « éducatifs » sont reproduits compulsivement et rendent leurs victimes vulnérables aux manipulations du pouvoir.
(07/2014)
Notes :
[1] James H. Burnett III, « Ils donnent encore la fessée », The Boston Globe/Courrier international No 1134, 26.07.2012.
[2] Jean-Cosme Delaloye, « D’effrayantes punitions abusives aux États-Unis », Tribune de Genève, 06.08.2012.
[3] “A Violent Education, Corporal Punishment of Children in US Public Schools”, Human Rights Watch, août 2008, p. 3.
[4] Ibid, p. 37.
[5] Chris McGreal, « Au Texas, un bon élève est un élève fliqué », The Guardian/Courrier international No 1109, 02.02.2012.
[6] Sondage réalisé par le Pew Research Center et le Washington Post sur un échantillon de 654 adultes, le 2 mai 2011. Lire “Public ‘Relieved’ by Bin Laden’s Death, Obama’s Job Approval Rises”.